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Modernes et hypermodernes. Le politique redéfini à l’aune des médias

Un texte de Carl Bergeron
Dossier : Qu'est-ce qu'être conservateur?
Thèmes : Conservatisme, Modernité, Politique
Numéro : vol. 14 no. 1 Automne 2011 - Hiver 2012

Étudier le « conservatisme » dans ses rapports avec la modernité a le défaut de ne recouper que très imparfaitement la réalité politique de notre époque. Les lignes de fracture ont changé et, plutôt que de « progressisme » et de « conservatisme », il vaudrait peut-être mieux parler de « modernes » et d’«hypermodernes ». Du moins si l’on en juge par l’évolution de l’espace public. La politique et, plus encore, le politique, sont une puissance qui n’existe que par l’espace public, autrement dit par ce carrefour discursif et symbolique qui assure, à coup d'oppositions et de réconciliations, de négations et d’affirmations, la survivance d’une communauté de référence où se négocient en permanence les critères de la légitimité. Pour comprendre la configuration réelle du politique, on ne peut donc faire fi des conditions d’expression de la parole publique.

 

Depuis l’avènement de la télévision, elle s’est semble-t-il décentrée de l’espace politique stricto sensu au profit des médias de masse, qui lui ont conféré depuis un potentiel de pénétration incomparable dans la société ; à un tel point, d’ailleurs, que certains auteurs n’hésitent pas à leur attribuer le pouvoir de carrément modeler le réel. Il est dans la nature des médias de suivre et même de devancer et d’encourager l’évolution technologique, laquelle possède une aura de séduction qui ne peut que contribuer à asseoir leur légitimité auprès du public. Jusqu'à l’arrivée d’Internet, les médias les plus professionnels avaient atteint un point d’équilibre dans leurs relations avec les représentants politiques, en dépit du fait que, dès le milieu des années 1990, ils avaient déjà commencé à leur imposer le règne des chaînes d'information continue, ce qui allait marquer le début d’une nouvelle étape dans la médiatisation de la parole publique et sa dépolitisation subséquente. Appelés à commenter dans des délais brévissimes le moindre fait divers de l’actualité, la moindre boutade de leurs adversaires (relayée dans la minute sur toutes les chaînes), nos élus ont été amenés malgré eux à adopter une logique de « mise en boîte » médiatique dans leurs interventions publiques. Les racines dites « idéologiques » du politiquement correct sont réelles, mais la présence de la langue de bois que l’on déplore à juste titre chez nos élus ne peut-elle pas aussi être vue, plus simplement, comme le symptôme d’un alignement systémique sur la temporalité médiatique ?

 

Soumis à des critères moins publics que médiatiques, les politiques sont ainsi prisonniers d’une idéologie de la communication qui les force à adapter leur niveau de langue à un format publicitaire. « Le discours se limite désormais à un message, l’exposition à une conclusion et la rhétorique à une formule », écrivent Denis Pingaud et Bernard Poulet[1]. Bien qu’ils s’en défendent avec la dernière vigueur, les têtes d’affiche des grands médias, c’est-à-dire les éditorialistes et les chroniqueurs vedettes, jouent un rôle beaucoup plus important dans la régulation de la parole publique que les élus politiques. La confusion et la contamination des rôles et des fonctions ont déteint sur la notion d’espace public, que l’on ne peut plus guère définir, de nos jours, sans se référer à l’espace médiatique. Selon Élisabeth Lévy, « c’est pour arracher au pouvoir exécutif le monopole de la définition des normes morales, culturelles et sociales qui s’imposent à nous que les médias sont entrés en compétition avec lui. Sur ce terrain, leur triomphe est total. Non seulement ils sont en mesure d’édicter les règles qui régissent l’espace public mais c’est la scène médiatique elle-même qui est l’espace public[2].» Intervenir en public, au XXIe siècle, cela signifie intervenir dans les médias et, par le fait même, reconnaître qu’ils sont indispensables. C’est ce que reconnaissait volontiers l’ex-premier ministre Lucien Bouchard, l’an dernier, dans une entrevue à La Presse : « La relation avec les médias est devenue une dimension essentielle de la vie politique, plus que jamais auparavant. Gérer les médias, c’est LA chose la plus importante. Si quelqu’un n’est pas capable de parler aux médias, il est mort. Tu ne peux pas commencer à haïr les médias. Sinon ta carrière est terminée[3]. »

 

L’hégémonie médiatique telle que nous la connaissons aujourd’hui remonte aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. C’est donc dire qu’elle s’est développée parallèlement à la révolution contre-culturelle des années 1960 et 1970, qui allait se livrer à une critique aussi radicale que systématique du principe d’institution. Les médias ont fusionné avec l’esprit du temps non à la suite de je ne sais quel complot, mais parce qu’ils appuient leur action sur l’idéologie de la transparence. D’un côté, la déconstruction générale de la culture par l’élite intellectuelle, de l’autre, une machine médiatique dédiée à la démystification des « impostures » en tous genres : coalition d’intérêts qui s’est plus souvent qu’à son tour fondue en un ensemble indistinct, mais qui, en raison de l’offre médiatique beaucoup plus restreinte de l’époque, n’était pas parvenue à saper les fondements de l’espace public. Aujourd’hui, l’allongement ahurissant du temps médiatique a avalé le réel et empêche la parole publique – tenue en bride – de faire la nécessaire rencontre du sens et du conflit. Car la question se pose : les médias entretiennent-ils encore une relation dialectique féconde avec le phénomène politique ou s’en sont-ils détachés pour mieux s’y substituer ? Comment, le cas échéant, pourraient-ils produire du sens et créer des liens ? Les représentations qu’ils forgent et diffusent ont-elles un ancrage culturel et historique ou ne sont-elles que des abstractions trompeuses, des stimuli destinés à exciter le public pour mieux l’égarer dans de vagues fantasmes ?

 

Le pouvoir médiatique, dans sa quête d’un monde toujours plus transparent, est un « antipouvoir » (Marcel Gauchet) qui ne tolère que lui-même. Il ne propose pas des « normes culturelles et sociales », comme pouvait le faire l’espace public traditionnel, mais s’oppose à tous ceux qui prétendent pouvoir les définir. Là est sa « morale », sa « valeur », son « éthique », d’ailleurs on ne peut plus postmodernes en elles-mêmes. En ce sens, les médias sont une force au service de l’informe. Mais à force de se fermer à la « forme », au sens, à la négativité, pour privilégier « l’émotion » spectaculaire et la transparence, les médias jouent à un jeu risqué, qui pourrait affaiblir leur position respectée de régulateur de l’espace public. S’éloignant du débat véritable et du discours, ils tendent à se rapprocher, dans les faits, d’une tyrannie douce hostile à l’altérité et au questionnement philosophique.

 

MODERNES ET HYPERMODERNES : LA PRÉSERVATION DU PRINCIPE D’INSTITUTION

 

Il est bien sûr tentant, puisque nous sommes habitués à ces catégories, de penser la vie politique en termes de « progressisme » et de « conservatisme », de « gauche » et de « droite ». Mais, avec l’évolution des médias et la transformation des conditions dans lesquelles se manifeste la parole publique, est-il bien certain qu’elles soient toujours valides ? Elles gardent peut-être encore une valeur descriptive pour comprendre les différentes sensibilités politiques que, au-delà de l'arène médiatique, les individus continuent d’incarner dans une démocratie libérale. Mais elles sont devenues incapables d’éclairer correctement les nouveaux rapports de force induits par l’omniprésence médiatique. Dans les médias, il peut arriver que ceux que l’on dit de « gauche » et de « droite » soient en réalité des alliés, qui se définissent par une même désinvolture empêchant tout rapport trop historique et concret à la chose publique. Unis dans leur lutte à la « ringardise », également fatigués des « vieilles chicanes du passé », ils sont les représentants d'un hypermodernisme orthodoxe qui, faute de pouvoir reconnaître la réalité du principe d’institution, se satisfait, en toute chose, du principe comptable et du principe égalitaire. Leur verve critique se nourrit moins d’une réflexion personnelle et authentique sur la marche du monde que d’un désir de dénoncer tout ce qui s’oppose à l’esprit du temps. Disposition qui les différencie de leurs antagonistes « modernes », puisque la sagesse philosophique des modernes, au contraire, a toujours consisté à encourager, chez les esprits dits « critiques », non pas une fusion avec l’esprit du temps mais une prise de distance par rapport à celui-ci. L’esprit du temps n’était pas une identité dont on se réclamait et que l’on portait à la boutonnière, il était une simple variable dans le grand décryptage intellectuel de l’existence, qui ne méritait pas des égards particuliers et encore moins une totale adhésion.

 

L'antagonisme « progressisme » et « conservatisme » entretient l’illusion d'une persistance de courants antimodernes et réactionnaires sérieusement organisés dans la société québécoise, renforçant de fait, chez l’élite intellectuelle, une mythologie de l’émancipation qui ne convient plus à notre époque. Le vrai antagonisme structurant de l’espace public n’oppose pas « progressistes » et « conservateurs », mais modernes et hypermodernes. Les querelles fréquentes dans les médias concernant la réforme scolaire et la qualité de l’éducation postsecondaire en sont un excellent exemple. Les détracteurs de la réforme et de notre système d’éducation ont ceci de commun qu’ils défendent presque tous, explicitement ou non, le principe d'institution dans leurs propos – qu’ils soient de « gauche » ou de « droite ». Quand ils n’en appellent pas à la hiérarchie du savoir, ils insistent volontiers sur l'importance de la relation maître-élève, mettant en cause avec véhémence le rôle d’accompagnateur et de G. O. que la nouvelle pédagogie voudrait attribuer aux enseignants. Se considèrent-ils d’abord comme des « conservateurs » ? Quelques-uns, sans doute, mais pour la majorité : pas le moins du monde. Loin de chercher à réintroduire le latin et le grec, ils plaident seulement pour la liberté d’enseigner Flaubert sans iPhone et Twitter ; si c’est ça être réactionnaire, on n’a plus les réactionnaires qu’on avait. Plusieurs d’entre eux se sont toujours dits de gauche, de cette vieille gauche humaniste pour laquelle l’appartenance à un monde commun et à une culture historique et hiérarchisée n’a jamais constitué une tare ni un obstacle à l’épanouissement démocratique. Voulant rappeler ses convictions les plus profondes quant à la formation des esprits, la vieille gauche humaniste et ses plus jeunes héritiers, dans ce débat, se font enterrer sous les quolibets et accuser de ne plus être de leur temps. Ce n’est pas la « droite » qui les déclasse, non plus que la « gauche », mais des petits soldats au service de la désaffiliation hypermoderne, qui ont érigé l'esprit du temps en nouvelle orthodoxie sociale et en nouvelle instance de légitimation politique. On n’est déjà plus dans le monde du discours raisonné, mais en pleine tyrannie douce, alors que le principe d’institution est d’emblée ringardisé et tenu pour incompatible avec la poursuite du bien commun.

 

Il est révélateur qu’à la critique routinière contre les dérives du pédagogisme s’ajoute la critique des nouvelles technologies, qui, dit-on, accapareraient l’attention des jeunes en les détournant de leur travail en classe. Le pédagogisme est l’expression technocratique et institutionnalisée de la contre-culture, alors que les microtechnologies de type « smartphone » sont l'expression démocratisée de la société médiatique. Ces deux-là avancent ensemble et, bien qu’ils n’aient pas de stratégie commune (le premier est dû à une conjoncture issue de la culture, les secondes de la technique), ils ont pour eux de prospérer sur un fond commun d’inertie et de déliquescence sociale. Après avoir conquis l’espace politique, les médias feront-ils de même avec le savoir ? Parions que, si tel devait être le cas, l’opposition entre « modernes » et « hypermodernes », c’est-à-dire entre ceux qui reconnaissent et ceux qui refusent le principe d’institution, serait beaucoup plus féconde au moment de démystifier la nouvelle configuration que l’opposition entre « progressistes » et « conservateurs », laquelle résultait d’une interprétation différente du principe d’institution, mais ne se cristallisait pas autour de sa suppression pure et simple.



Carl BERGERON*



NOTES

* L’auteur est essayiste et membre du comité de rédaction de la revue Argument.


[1] Denis Pingaud et Bernard Poulet, « Du pouvoir des médias à l'éclatement de la scène publique », Le Débat, no 138,  janvier-février 2006, p. 7.

[2] Élisabeth Lévy, Le Premier Pouvoir. Inventaire après liquidation, Climats, 2007, p. 40.

[3] Katia Gagnon. « Lucien Bouchard et Mario Dumont : on n'a pas le droit d'être cynique ! », La Presse, 8 mai 2010.




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