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Limonov, ou l'éclat du roi voyou

Un texte de Carl Bergeron
Numéro : Argument 2011 - Exclusivité Web 2011

Édouard Limonov est un personnage ambigu qui, du point de vue occidental, ne peut paraître que suspect. À la tête, depuis la chute du communisme, d'un parti autoproclamé « national-bolchevik », il est le relais en Russie d'une propagande ultranationaliste aux sympathies « rouge-brun », terme qui se rapproche le plus d'une sensibilité radicale qu'il serait hasardeux de ranger à gauche ou à droite.  Poussé par la conjoncture à s'opposer au régime de Poutine, il apparaît là-bas, bizarrement, comme un défenseur des droits de l'homme et de la démocratie, et fut d'ailleurs encensé par la journaliste Anna Politkovskaïa, infatigable critique de Poutine assassinée en 2006 dans des conditions restées obscures. Dans ce pays anarchique, bousculé, anéanti par soixante-dix ans de chape de plomb soviétique, la carte idéologique est le théâtre de recoupements baroques qui rendent caduques les grilles de lecture habituelles.

Limonov est aujourd'hui marginalisé mais a pu prétendre un temps à une certaine crédibilité politique, apparaissant au côté du champion d'échecs Garry Kasparov dans L'Autre Russie, un regroupement d'opposants à Poutine. Ses références pour le moins éclectiques vont de Jim Morrisson à Mussolini, de Warhol à Staline... Né dans un coin reculé de l'Ukraine, il a été successivement fondeur, bandit de province, poète d'avant-garde à Moscou, punk homosexuel et majordome d'un milliardaire à New York, icone contre-culturelle à Paris, communiste révolutionnaire, facho guerrier, ami tantôt des Serbes, tantôt des musulmans, prisonnier des camps, agitateur réac adulé par la jeunesse, hétéro tombeur, pourfendeur d'oligarques et patriote blessé au coeur par l'effondrement de l'URSS (ah oui,  petit détail : il a aussi tenté un coup d'état au Kazakhstan). Un OVNI ? C'est peu dire. Un inclassable, un roi voyou, un héros « par-delà le bien et le mal » de première catégorie. Un personnage idéal pour un écrivain occidental un peu fou, qui se sentirait en pleine possession de ses moyens, et qui aurait envie de se poser des questions essentielles à la lumière de la vie d'un autre – d'un vrai autre, s'entend.

C'est ce qu'a fait, avec une virtuosité impressionnante, le Français Emmanuel Carrère dans Limonov, son dernier titre paru chez P. O. L. Pour ceux qui l'ignoraient, rappelons que Carrère est le fils d'Hélène Carrère d'Encausse, une historienne de renom, aujourd'hui à l'Académie française, qui a signé des travaux importants sur l'URSS. Ses grand-parents étant russes (ils ont dû émigrer à la révolution de 1917), il connaît la langue et le pays ne lui est donc pas étranger. Après avoir écrit, en 2008, un reportage sur Limonov pour la revue XXI, il a jugé que la matière justifiait l'écriture d'un « roman vrai », qui s'appuyerait à la fois sur des témoignages et les écrits autobiographiques de l'écrivain. Parmi ceux-ci, citons Journal d'un raté, apparemment l'un de ses plus réussis (!), ainsi qu'un autre livre au titre encore plus délicat : Le poète russe préfère les grands nègres, sur sa période homosexuelle new-yorkaise. On le comprend aisément, Limonov n'était pas Nabokov – qu'il exécrait – mais un écrivain du réel et de la rue, un curieux mélange de Knut Hamsun et Charles Bukowski à la sauce punk. La distinguée Hélène Carrère d'Encausse, qui avait qualifié les écrits de Limonov de « pornographiques et d'ennuyeux », détestait ; son fils Emmanuel, en revanche, adorait – sans doute en partie parce que sa mère n'aimait pas, comme nous le verrons.

 

L'ombre de Carrère

L'ombre d'Emmanuel Carrère plane discrètement sur le livre, car il n'intervient et ne se met en scène que de rares fois. Mais il est clair que, pour celui qui se décrit aujourd'hui comme un « bobo du Xe arrondissement », l'histoire de Limonov, qu'il a connu et fréquenté dans sa jeunesse, à Paris, avant de devenir un écrivain et un journaliste bien établi, sert à éclairer de manière inversée ce que fut sa vie bourgeoise, celle de ses amis et de l'Europe occidentale depuis la Deuxième guerre mondiale. Non pas pour se flageller sans raison, comme c'est la coutume en Occident, mais pour mieux comprendre.

Les pages 211 à 226 contiennent les passages les plus personnels du livre et laissent entrevoir les motivations intimes qui ont mené Carrère à s'intéresser à Limonov, un facho excentrique trop complexe, trop intéressant pour n'être que ça, justement : un facho – réductible en une seconde à une étiquette.

C'est aussi là où il est le plus dur sur sa jeunesse, pour lui comme pour ses amis de l'époque, se décrivant comme un bourgeois trop cultivé de Sciences-Po qui a passé « le plus clair des années soixante-dix à mépriser le rock, à ne pas danser, à se soûler pour se donner une contenance et à rêver de devenir un grand écrivain ». « Cela m'ennuie de parler avec aussi peu d'indulgence de l'adolescent et du très jeune homme que j'ai été, dit-il. Je voudrais l'aimer, me réconcilier avec lui, et je n'y arrive pas. Il me semble que j'étais terrorisé : par la vie, par les autres, par moi-même, et que la seule façon d'empêcher que la terreur me paralyse tout à fait, c'était d'adopter cette position de repli ironique et blasé, de considérer toute espèce d'enthousiasme ou d'engagement avec le ricanement du type pas dupe, revenu de tout sans être jamais allé nulle part.[1] »

Carrère décrit ensuite le contexte qui a entouré l'écriture de son premier roman, un « énième roman de coopérant français à l'étranger » (d'ailleurs refusé par les éditeurs), et le choc qu'il a alors ressenti en découvrant Limonov, un auteur « vivant » et « énergique » à peine plus âgé, et qui semblait, lui, avoir tant vécu... Bien sûr, on pourrait s'arrêter là : un jeune bourgeois français mal dans sa peau, dépassé par l'insignifiance de son confort, aimerait du jour au lendemain devenir un Henry Miller plutôt qu'un Marcel Proust, parce qu'il a la banale impression de ne pas vivre. Mais le drame se complexifie bientôt avec une nouvelle anecdote, qui ajoute, il faut bien le dire, une épaisseur plus que bienvenue aux motivations de l'auteur.

Durant sa vingtaine, Carrère a commencé à écrire des critiques de cinéma pour Télérama. Sur la suggestion d'un éditeur, il a même écrit une monographie sur Werner Herzog, dont il admirait le cinéma pour les mêmes raisons que l'oeuvre littéraire de Limonov : vitalité, présence physique, contraste total avec les « conversations de café filmées par les anciens élèves de l'IDHEC ». Dépêché par le magazine pour l'interviewer à Cannes, il subit une humiliation tout à fait gratuite de la part du maître. Carrère, qui se doutait qu'Herzog ne lisait pas le français, avait eu l'idée, la veille, de lui faire parvenir tout de même un exemplaire, ne serait-ce que pour lui faire comprendre son sérieux, sous-entendant par là qu'il n'était pas à mettre sur le même pied que n'importe quel journaliste mondain. Et que dit le maître, après que le jeune homme, le jour venu, eut fait allusion au petit livre ? « I prefer we don't talk about that. I know it's bullshit. Let's work. »

Qu'est-ce que cette réplique cinglante signifiait ? Ceci : tu es un petit Parisien bourgeois à lunettes, qui ne connaît rien à rien, je n'ai pas lu ton livre et n'ai pas besoin de le faire, je n'ai qu'à te voir pour comprendre, mais comme tu es là en tant que journaliste, il faut bien faire le boulot : mets ton magnéto sur la table, pose-moi tes questions et finissons-en. Brutalité extraordinaire, qui hante encore aujourd'hui Carrère : pourquoi au juste cette poussée de violence gratuite et d'où venait-elle ? Il écrit : « Herzog, capable d'une vibrante compassion pour un aborigène sourd-muet ou un vagabond schizophrène, considérait un jeune cinéphile à lunettes comme une punaise méritant d'être moralement écrabouillée, et j'étais quant à moi le client idéal pour me faire traiter de la sorte. » Avant de conclure, mystérieusement : « Il me semble qu'on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme. »

Laissons les philosophes ironiser sur ces littéraires qui n'y connaissent rien et abusent des concepts qu'ils ne comprennent pas. Carrère ne traite pas Herzog de fasciste, mais voit dans cet épisode précis un exemple où une violence absolument irrationnelle, expéditive se déploie contre un individu sur la seule base d'un préjugé, contre toute forme d'expérience concrète. L'expérience concrète, ici, consiste en le livre qu'Herzog n'a pas lu, mais aussi en Carrère lui-même, sa présence physique et intellectuelle à laquelle s'était d'emblée fermée Herzog. Ce n'est ni une question de gauche ou de droite, mais une folie négatrice qui naît de l'étiquetage idéologique, de la réduction du monde et des hommes à des cases réparties sur l'échelle du bien et du mal. La violence est d'autant plus exponentielle qu'elle n'est pas ressentie comme telle par celui qui l'exerce, le bourreau inconscient ne voyant dans son comportement inacceptable que l'application même du bon sens, voire d'une justice immanente dont il serait l'intermédiaire. Il est inutile de tenter de s'expliquer, de dire à l'autre que « ce n'est pas ce qu'il pense », tant le langage semble impuissant, dans ces cas-là, à lézarder la certitude démesurée et mégalomane d'où tombe le jugement exterminateur. Rien de plus sournois que quelqu'un qui vous toise en levant le sourcil et qui se met à croire que vous incarnez le mal, et dont le délire est programmé pour ne s'arrêter qu'avec l'exclusion de votre personne du champ sensible.

Tu n'as rien d'intéressant à dire, c'est ce qu'on a décidé avant même que tu n'ouvres la bouche, et le jugement tient pour l'éternité. Tu es ce que tu parais, n'essaie pas de dire le contraire. Alors que la condition même des rapports civilisés implique que nous acceptions que les autres ne soient pas tout à fait ce qu'ils paraissent, qu'ils demeurent fluctuants, indéfinissables. Une part d'ambiguïté, sans laquelle la liberté ne serait pas pensable, doit survivre, car les apparences sont toujours en retard sur la réalité des hommes, qui n'ont de cesse de changer. À quoi servent, en définitive, les étiquettes que s'attribuent les uns et les autres ? À sacrifier les personnes concrètes sur l'autel du jugement moral, affirme en substance Carrère, ainsi qu'à nous fermer à la connaissance de la réalité.

 

Limonov, le caméléon amoral

Limonov est ce qu'on appelle un caractère, c'est-à-dire un être souverain, ce qui n'est pas si courant, et qui très tôt dans sa vie a été animé par un intense désir de ne paraître aux yeux du monde que dans l'étoffe spéciale que l'on réserve d'ordinaire aux chefs de guerre et aux princes. L'auteur mégalo et fantasque de Journal d'un raté se prenait pour la meilleure nouvelle depuis Jésus Christ. Il voulait l'argent et la gloire, mais surtout la gloire : s'élever dans le monde à un niveau que son estime de soi stratosphérique aurait trouvé enfin respectable. Tiens, pourquoi ne pas devenir un nouveau Trotski ? Après tout, son histoire avait de la gueule : conférencier paumé devant des salles vides à New York, Trotski était retourné en Russie où il avait pris les commandes de la plus grande armée du monde. L'ascension bénie et soudaine d'un prince désargenté au sommet, afin d'y accomplir une destinée supérieure, tel est le rôle dans lequel n'avait aucune peine à s'imaginer Limonov.

Très jeune, il fut confronté à la dure nécessité de voir ses proches et son milieu pour ce qu'ils étaient : des provinciaux sans envergure, qui menaient une vie dépourvue d'intérêt dans l'un des pires trous de l'univers. Dégoûté par la fonction prolétaire où le système aurait voulu le réduire, il devint autant par principe que par inclination un dandy extravagant, qui taillait ses propres vêtements – dont des pantalons à patte d'éléphant – et vendait ses services clandestinement plutôt que de travailler en usine, comme ses amis. Sa mère était froide, distante et se plaisait à ne pas lui donner de l'affection pour « l'endurcir » et l'obliger à devenir un « homme ». Le père était un officier qui avait passé la guerre au pays, à surveiller une usine d'armement ; il n'était pas allé au front et Édouard, qui avait la fibre héroïque développée, en retirait une grande honte. Modeste et honnête, il avait même eu de la difficulté à maintenir son rang après la guerre, tandis que des collègues plus rusés, portés à la magouille, avaient monté sans problème dans la hiérarchie et installé leurs familles dans des appartements confortables. Un jour où il vagabondait dans la ville, Édouard le vit à la gare en compagnie d'autres officiers, désespérément ordinaires et passifs, embarquer dans un train des prisonniers destinés à des camps de travail. Il entendit plus tard, à la maison, son père dire à sa mère tout son étonnement et son admiration pour le flegme royal de l'un d'entre eux, qui, dépouillé de tout, dégageait néanmoins une telle force que l'uniforme et l'arme des officiers paraissaient en comparaison d'une trivialité gênante. Pour Édouard, l'affaire était entendue : il ne deviendrait pas comme son père, un officier sans éclat et besogneux ; il serait princier et lumineux comme ce prisonnier. Oui, il deviendrait un bandit de grand chemin, un hors la loi, un futé qui ne s'en laisse pas conter, et à ce personnage de Machiavel interlope il ferait porter l'auréole glorieuse d'un prisonnier des camps. Il serait à la fois la vertu et le vice, la grâce et la déchéance. Un héros et un salaud. Il embrasserait la totalité de l'expérience humaine, non à la manière mystique des prophètes, mais avec l'inconscience kamikaze des hommes d'action.

Limonov était un chef de bande né, d'une dureté sans appel, certes, mais aussi d'une loyauté certaine, l'un de ces voyous « avec du coeur » que l'on ne dédaignerait pas avoir pour ami. Il était capable, dit Carrère, d'être impitoyable dans la poursuite de ses intérêts, tout en sachant également se mettre en retrait et s'intéresser aux autres. En lui cohabitaient common decency prolétaire et disposition à la délinquance, langue de velours et langue de pute. « Même d'après ceux qui ne l'aimaient pas, c'était quelqu'un sur qui on pouvait compter, quelqu'un qui ne laissait pas tomber les gens, qui tout en en disant pis que pendre s'occupait d'eux s'ils étaient malades ou malheureux, et je pense, ajoute Carrère en ayant sans doute en tête son propre milieu parisien, que beaucoup d'amis autoproclamés du genre humain, n'ayant à la bouche que les mots de bienveillance et de compassion, sont en réalité plus égoïstes et plus indifférents que ce garçon qui a passé sa vie à se peindre sous les traits d'un méchant.[2] » L'éthique d'un Limonov demeure inintelligible pour un Occidental d'aujourd'hui, et c'est ce qui, semble-t-il, a tout d'abord captivé le romancier Carrère. Qu'est-ce qu'une « vie d'homme » ? Qu'est-ce qu'une vie « significative » ? À qui sont impartis la connaissance et l'apprentissage de la vérité : au bourgeois intellectuel français, dont l'ironie prudente ne peut que le préserver commodément de toute aventure dangereuse, de tout engagement salissant, ou bien à l'homme d'action, qui reste étranger aux concepts et à la neutralité intellectuelle pour leur préférer l'expérience concrète, sur laquelle il ne plaque a priori aucune préconception morale ?

La délinquance en banlieue n'a pas servi à Limonov qu'à se détourner du destin que le système soviétique lui réservait, elle lui a ouvert une voie pour approfondir la réalité. Les autres expériences de son parcours, de son immersion calculée dans la bohème de Moscou (où il déployait par ailleurs de réels talents de poète) à son émigration à New York, en compagnie d'Elena, une « fille de catégorie A » qu'il a volée à un apparatchik communiste, semblent obéir à un même modèle : s'y rencontrent nécessité et curiosité, principe de réalité et principe de plaisir, dans une suite stridente de coups fourrés, de mystifications et autres aménités étrangères aux bourgeois qui ont les moyens matériels de leur bonne conscience. Dans le livre de Carrère, Limonov n'est pourtant pas dépeint comme un arriviste classique. Est-il sur le point de s'élever dans le monde, qu'il sabote en effet sa position et s'oblige à changer de pays, de milieu et de déguisement. À Paris, il avait réussi à devenir l'amant de saison d'une célèbre beauté, comtesse de surcroît, et qui aurait pu l'aider à monter, mais il l'a laissée tomber avec désinvolture pour une chanteuse russe de vingt-cinq ans, rencontrée dans un bar quelconque. Beau, inquiétant, mâle alpha aux traits mongols, Limonov était la « séduction barbare personnifiée » et plaisait aux femmes comme aux homosexuels branchés. Mais une force en lui, d'aucuns diraient une rage, le conduisait à saper toutes ses chances de « normalisation », fussent-elles inespérées, pour le ramener à la réalité rugueuse de la rue et de la guerre.

 

L'anti-Soljenitsyne

« Je ne suis pas un dissident, je suis un délinquant », répliquait volontiers Limonov à ceux qui, soulignant son manque d'ardeur à dénoncer les goulags, le confrontaient à ses obligations morales d'émigré de l'URSS. S'il n'aimait pas Nabokov, pour des raisons esthétiques et par ressentiment de classe, il n'aimait pas non plus Soljenitsyne, dont l'aura pieux avait le don d'exciter son désir de transgression. À New York, s'étant fait offrir par un richissime couple ami de la bohème un poste de télévision, destiné à l'aider à apprendre l'anglais, il vit un soir Soljenitsyne passer à un talk-show de grande écoute. Logement miteux, cafards dans la cuisine et les recoins, ambiance délabrée : Limonov vivait la désillusion du poète d'avant-garde qui, une fois sur place dans la grande métropole new-yorkaise, est condamné à l'anonymat moelleux du marché. Soljenitsyne, lui, irradié par les tubes cathodiques de la démocratie américaine, pourfendait la faiblesse morale de l'Occident du haut de son statut intouchable de rescapé du goulag. Sa Sainteté ne sortait de son enclave du Vermont que pour délivrer des messages impressionnants et grandiloquents sur le destin de la civilisation. Limonov, qui vivait avec Elena, ce mannequin à la peau douce qu'il avait ramenée de Moscou, commença à s'énerver et eut l'idée légitime de tirer le meilleur parti de la situation. Carrère raconte la scène savoureuse à la fin d'un chapitre, par la bande, avec l'air de ne pas s'y attarder  : « C'est l'un des meilleurs souvenirs de la vie d'Édouard, dit-il, que d'avoir enculé Elena à la barbe du prophète qui haranguait l'Occident et stigmatisait sa décadence. » Goujaterie, vitalisme voyou, iconoclasme : tout Limonov est dans ces quelques lignes.

Soljenitsyne ne fut pas le seul dissident moqué par Limonov, et les émigrés new-yorkais ne manquèrent pas de le soupçonner d'être payé par le KGB. Il ne connut pas de succès au départ à New York, mais son ironie ravageuse le mit dans les faveurs du milieu littéraire à Paris, où il s'installa dans les années quatre-vingt (sa notoriété lui permit par ricochet d'être publié à rebours aux États-Unis). Son côté punk, ses railleries, son rejet de l'iconographie vertueuse de la dissidence en pleine période brejnevienne avaient tout pour plaire à une élite que la gravité de la guerre idéologique entre l'URSS et l'Occident fatiguait. Il n'eut toutefois pas de succès commercial et, attiré un temps par l'aventure de L'Idiot international, il quitta la France à la chute de Mur et regagna la Russie pour deux petites années, avant d'être appelé une fois de plus sur le terrain de l'action, en 1991-1992, par la guerre dans les Balkans, où il prit le parti des Serbes. La neutralité étant à ses yeux le parti des lâches, la position d'observateur lui semblait inconcevable. Aussi choisit-il le camp honni, plus ou moins assimilé à des nazis par les Occidentaux. C'est là qu'il devint un « infréquentable » et perdit la cote mondaine dont il pouvait s'engorgueillir à l'Ouest. Ce fut en outre le point de départ officiel de sa « conversion » en un militant fascisant, qui allait le conduire, à son retour à Moscou, à créer un parti « national-bolchevik » où se précipiteraient de douteux jeunes hommes au crâne rasé.

Limonov était déjà, jusque là, un récit passionnant avec ses nombreuses anecdotes sur la vie de bohème en URSS, à New York et Paris. Mais c'est à partir du moment où le héros bascule dans l'infréquentabilité officielle du point de vue occidental que l'histoire prend vraiment tout son relief et gagne une profondeur décisive. À partir du moment, en somme, où la « rébellion » de celui-ci n'est plus décryptable dans les registres admis de l'ironie, du contrepied, du retrait punk, et qu'elle devient contre toute attente le catalyseur d'un extrémisme politique d'autant plus repoussant qu'il prend les traits de l'antimodernité.

S'affirme alors la liberté littéraire dans ce qu'elle peut avoir de mieux : la suspension de tout jugement moral et la description, par-delà des étiquettes, de la réalité telle qu'elle est, et qui, dans la Russie post-communiste, n'a tout simplement rien à voir avec ce que peut connaître le bourgeois d'Europe occidentale. Comment juger le désir de restaurer le communisme de l'URSS, quand on pense que, du jour au lendemain, la transition vers l'économie de marché s'est accompagnée d'une inflation surréaliste qui a propulsé au sommet de la société des jeunes mafieux arrogants, pendant qu'agonisaient au niveau de la rue des Russes réduits à vendre la moindre de leur possession pour survivre ? Dans une citation célèbre, Poutine disait « que ceux qui veulent restaurer le communisme n'ont pas de tête, mais que ceux qui n'en ont pas la nostalgie n'ont pas de coeur ». Le sentiment d'humiliation et de fierté blessée est bien sûr très fort chez les mouvements ultranationalistes, quels qu'ils soient, mais dans le cas de la Russie des années quatre-vingt-dix, cela paraît particulièrement compréhensible. Avec une rigueur et une attention toute journalistique, Carrère étudie le profil des « nasbol » au crâne rasé qui entourent Limonov pour en proposer au final un portrait nuancé. Sans doute, il se trouve parmi eux des excités peu recommandables, mais pour une bonne part, dit-il, ce sont des jeunes perdus des banlieues, des bravaches timides dévorés par l'ennui et l'acné, cherchant par le biais de leur chef à faire l'expérience de la fraternité et d'un semblant d'héroïsme. Sont-ils plus blâmables que ces artistes au teint gris que Limonov, dégoûté, rencontre après quinze ans d'exil, et qui semblent tous si dépourvus de force intérieure ? Des « artistes de la bohème » pas si intéressants que ça, souvent médiocres, et à qui le système clos de l'URSS aura permis de vivre dans l'illusion d'une dissidence d'exception par la culture, alors qu'une société ouverte aurait risqué de jeter une lumière crue sur leur valeur réelle. Dans la Russie d'après la chute du Mur, tout bouge et s'entrechoque, d'anciennes impostures se défont, de nouvelles se forment, et les critères d'après lesquels un Occidental se croirait autorisé à juger le monde se brouillent.

Sur la vie de Limonov, Carrère ne tranche pas et brosse le spectre le plus large possible d'un tracé  énigmatique, amoral, qui tout en comportant sa part d'épisodes choquants est porté par une absence d'indignité de fond. Si le voyou Limonov a un mauvais pli, suggère Carrère, il ne se situe pas dans les strates profondes de l'âme – car ce voyou est sans bassesse. Quelque chose de lumineux résiste en lui et jette sur sa vie un clair-obscur troublant, qui décourage toute mise en boîte définitive.

« [J'ai eu] une vie de merde », jugera tout de même le principal intéressé, après que Carrère, qui s'était dit fasciné par l'amplitude et la richesse de son existence, lui eut confié qu'il lui consacrerait un livre. Du bourgeois et du voyou, qui se sont croisés naguère dans leurs jeunes années, lequel a le plus approfondi la réalité et à qui est impartie la connaissance ? La réponse n'est pas claire, mais elle engage probablement les deux, dans ce livre admirable où, grâce au talent littéraire de l'un, tout un monde se révèle dans la « vie vraie » de l'autre.

 

Emmanuel Carrère. Limonov, P. O. L, 2011, 488 p.

CARL BERGERON


[1]    Limonov, p. 212.

[2]    Ibid., p. 120.


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