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Quand une théorie est bâtie comme un château de cartes...

Un texte de Claude Poirier
Dossier : Autour d'un livre: Main basse sur la langue. Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec, de Lionel Meney
Thèmes : Histoire, Identité, Langue, Mouvements sociaux, Québec
Numéro : vol. 13 no. 2 Printemps - été 2011

Le gros livre que Lionel Meney vient de faire paraître[1] représente l’aboutissement d’une réflexion qu’il poursuit depuis longtemps. La publication de son Dictionnaire québécois-français[2] marquait la fin d’une première étape importante dans son cheminement, la plus ardue certainement puisque la production de cet ouvrage de près de 2000 pages a dû exiger un investissement personnel considérable. Son dictionnaire a suscité des éloges dans divers milieux mais, malheureusement, il a été critiqué sévèrement par des linguistes formés au Trésor de la langue française au Québec (tlfq). Il faut croire que Meney a été amèrement déçu de n’avoir pas convaincu ces linguistes qu’il tenait manifestement en haute estime puisqu’il a pris la peine d’écrire tout un livre pour leur répondre[3]. Commence alors une deuxième période marquée par la controverse au cours de laquelle j’ai eu l’occasion de croiser le fer à plusieurs reprises dans les journaux avec Lionel Meney.

Mais, surprise, il change de ton complètement dans son dernier ouvrage qui s’ouvre sur un hommage aux Québécois. « Grâce à leur combat, ancien et tenace, pour la défense de leur langue, écrit-il, les francophones du Québec ont acquis le respect et l’admiration de toutes les personnes et de tous les peuples épris de liberté et d’authenticité » (p. 9). Il vante les réussites du Québec et se félicite de « [l’]évolution économique, sociale et culturelle profonde au cours des dernières décennies, ce qui a provoqué, entre autres, des changements importants dans la variante québécoise du français ainsi qu’un rapprochement de plus en plus grand avec la variante européenne ». Il n’est plus question de « l’inquiétante hostilité québécoise au français », ni du « sentiment antifrançais et anti-langue française de France [qui] est ancré dans une partie de la population », ni du « ghetto linguistique et culturel ni anglais ni français » dans lequel ils tendraient à s’enfermer[4]. Nous en sommes donc à la troisième étape du parcours, après un virage à 180° dans l’approche.

En fait, « make no mistake », dirait Georges Bush, c’est le même homme, avec la même idéologie, sauf que cette fois, plutôt que de s’en prendre aux Québécois en général, il prend bien soin d’isoler un groupe de linguistes, qu’il appelle « les aménagistes », qui deviennent ses têtes de Turc. Il leur reproche de vouloir faire « main basse sur la langue » en travaillant, presque en secret, à élaborer un modèle de français québécois standard destiné à remplacer au Québec ce qu’il appelle le français ‘international’. S’il ne s’agissait que de cette question, je n’aurais pas pris la plume. D’abord parce que je n’appartiens pas au groupe des aménagistes, formé d’universitaires dont la carrière, ou une partie de celle-ci, s’est déroulée au sein des organismes linguistiques du gouvernement du Québec. En second lieu, je ne crois pas à leur démarche visant à circonscrire un français québécois standard, notion qu’ils ont, à mon avis, discréditée à jamais. Toujours est-il que Meney les accuse d’avoir détourné à leur avantage les conclusions du Rapport Larose. Ayant moi-même été très critique à l’égard de ce rapport, je laisse à d’autres le soin de démêler cette affaire.[5]

Ce qui m’importe ici, c’est de démonter son raisonnement qui jette le discrédit sur la langue maternelle d’une communauté de six millions de locuteurs et qui pourrait abuser un lecteur peu familier avec les concepts des linguistes et les méthodes qu’ils pratiquent. La démonstration de Meney s’articule comme suit : 1) négation de l’identité québécoise; 2) refus de la notion de québécisme (il y aurait très peu de québécismes, si l’on fait abstraction d’un ensemble de fautes attribuables à l’anglais) ; 3) explication de la différence linguistique entre le français québécois et le français ‘international’ par la théorie de la diglossie (coexistence au Québec d’une variété dialectale et d’une variété codifiée d’une même langue, bien distinctes) ; 4) exhortation adressée aux Québécois pour qu’ils abandonnent leurs particularités au profit du français ‘international’, en somme pour qu’ils s’en remettent à d’autres pour la gestion de leur langue.

Le terme français international véhicule une notion confuse et entraîne des erreurs d’appréciation, par exemple quand Meney l’emploie comme s’il s’agissait d’une variété circonscrite et uniforme. Pour clarifier les choses, j’emploie plutôt le terme français de référence pour parler de la variété décrite dans les dictionnaires parisiens, comme Le Petit Robert, et qui sert de norme dans l’enseignement de la langue française. C’est le terme qu’emploient maintenant la plupart des linguistes des pays francophones, aussi bien en Europe qu’en Amérique, en Afrique, en Océanie et aux Antilles, dans les travaux visant à décrire les traits lexicaux originaux de la variété de français dont ils s’occupent. Ainsi, une vingtaine d’équipes pratiquant ce concept travaillent en collaboration dans le cadre du projet international « Base de données lexicographiques panfrancophone » (bdlp), animé par l’équipe du tlfq.[6]

Commençons par l’identité québécoise, qui est niée par l’auteur. Il n’est pas besoin de gaspiller beaucoup d’encre pour réfuter sa thèse quand on se rend compte qu’il ne voit pas bien en quoi l’Amérique se distinguerait de l’Europe (p 454). Examinons tout de même une de ses affirmations : les Québécois ont tort de penser qu’ils habitent un pays nordique et de croire qu’ils ont un vocabulaire spécifique pour en parler. Ce serait une fausseté puisque le Québec habité se situe à la latitude de la France. Des Français, notamment d’éminents géographes comme Raoul Blanchard et Pierre Deffontaines, ont vu les choses bien autrement. Le premier, qui a séjourné une trentaine d’années au Québec, écrit ceci : « Sous la latitude de la France (Montréal est sur celle de Grenoble et Dunkerque est plus septentrional que la côte Nord du golfe du Saint-Laurent), les froids de l’hiver sont très vifs, comme dans tout le Nord-Est du continent américain. [...] Des extrêmes de froid, qu’on peut qualifier de terrifiants, mordent sur toutes les parties de la Province ». Quant à Pierre Deffontaines, il a consacré une monographie à l’examen des diverses conséquences de l’hiver sur la culture matérielle des Canadiens français (habitation, chauffage, vêtement, alimentation, occupation du territoire, déplacements, etc.). Il évoque également son incidence sur leur imaginaire depuis l’époque de Jacques Cartier. Inutile de citer des extraits de ce livre : l’analyse de Meney y est contredite à toutes les pages. Le fichier lexical du tlfq contient des centaines de citations illustrant des québécismes tirées de cet ouvrage.[7]

Pour appuyer sa prétention selon laquelle il n’y aurait pas d’identité québécoise, Meney croit utile de minimiser les différences entre Québécois et Français et d’occulter les conflits qui les ont opposés en réduisant à des broutilles leurs divergences de points de vue sur divers sujets. Encore ici, un Français lui donne la réplique : Philippe Séguin, qui a traité des rapports entre les deux communautés francophones « sans faux-semblants », invitant Québécois et Français à « se traiter en nations adultes, acceptant les ombres et les lumières »[8]. Séguin reconnaît d’emblée « l’insignifiance de l’effort de colonisation » de la France au Canada (p. 19), effort que Meney glorifie, et met en lumière la distance « qui s’est créée progressivement, insensiblement, mais sûrement » entre la Nouvelle-France et la métropole, « avant même que la défaite ne vienne consommer la rupture » entre elles (p. 26). Ce point de vue est partagé par l’historien montréalais Yvan Lamonde qui aborde la question dans un entretien qu’il donnait à Stéphane Kelly ici même (Argument, vol. 1, no 2, 1999). Il trouvait « assez surprenant qu’on n’ait pas d’études qui détermineraient le degré de canadianité des colons en 1760 ». Et si, ajoutait-il ailleurs[9], « [d]ans l’imaginaire québécois, l’Angleterre se fait difficilement pardonner sa conquête militaire », « les Québécois essaient de ne pas penser à la cession de la France. Parti pris révélateur et formateur d’une possible confusion des sentiments à l’égard de la France ». Séguin et Lamonde sont d’accord également pour reconnaître le fossé que la Révolution a créé entre les deux sociétés au point où, selon le politicien français, grand ami du Québec, elles étaient « désormais aux antipodes l’une de l’autre... ». (p. 64). Incidemment, l’appellation « Maudit Français » est beaucoup plus ancienne que se l’imagine Meney : le fichier du tlfq (en ligne) la recense dès 1837, chez Philippe Aubert de Gaspé (fils), dans un texte qui est considéré comme le premier roman de notre littérature, L’Influence d’un livre. Étant donné que l’écrivain l’emploie sans précaution particulière, il y a fort à parier qu’elle circulait depuis un moment déjà, peut-être même depuis les dernières décennies du Régime français.

Comme s’il avait voulu saper d’avance la démonstration de Meney, Philippe Séguin prend la peine de faire un commentaire sur les particularités linguistiques qui distinguent Français et Québécois (p. 148) : « S’agissant de la langue, inutile de s’attarder sur les différences entre les parlers des uns et des autres. On a déjà assez glosé à leur sujet. Elles sont légitimes, inévitables et probablement souhaitables. Et nul n’est le propriétaire exclusif de la ‘pureté’ de la langue française, concept au demeurant fort discutable. » Mais Lionel Meney ne veut pas qu’on parle de ces différences : il veut qu’on les élimine et qu’on ne cherche surtout pas à les évaluer dans des dictionnaires conçus au Québec. Dans ce but, il s’emploie à prouver que les québécismes véritables se limitent à quelques unités. La preuve ? On peut toujours réussir à trouver les soi-disant québécismes dans des textes européens ou, quelque part, sur le territoire de la France (achaler, par exemple, ne serait pas un québécisme puisqu’on peut l’entendre dans quelques localités, en Normandie : pourquoi alors l’a-t-il mis dans son Dictionnaire québécois-français ?). En outre, son corpus témoin paraît se limiter à la presse francophone qu’on peut maintenant consulter de façon extrêmement efficace grâce à l’existence de bases de données comme Euréka. Mais il faut savoir interpréter ces données et ne pas croire que la présence d’un mot dans la presse de France signifie automatiquement qu’il y est en usage de la même façon qu’au Québec. Et surtout, il faut valider l’information par des éclairages complémentaires, ce que n’a pas fait Lionel Meney.

Ainsi, il attribue à l’anglais l’emploi transitif des mots marier au sens d’« épouser » et échapper au sens de « laisser tomber involontairement » (p. 76). Or, le premier de ces emplois est attesté non seulement au Québec, mais aussi dans certaines régions de la France, en Belgique, en Suisse, au Maghreb et en Afrique selon le Dictionnaire universel francophone[10], ce qui permet d’écarter la thèse de l’anglicisme. Quant à l’emploi transitif d’échapper, il a été usuel en français de France jusqu’au xxe siècle et survit dans des régions comme la Lorraine, le Limousin et l’Allier, comme on peut le constater dans les textes d’écrivains issus de ces régions (Barrès, Giraudoux, Fallet); l’anglais ne peut donc pas être invoqué dans ce cas non plus. Meney n’a manifestement pas cherché à vérifier ces faits qui sont clairement exposés dans le Trésor de la langue française, ou encore dans la bdlp-Québec (les deux étant en accès libre sur Internet). Les classements de Meney, qui prend plaisir à multiplier les exemples pour prouver ses assertions, devraient être revus entièrement.

Son exposé sur la diglossie, qui caractériserait la situation linguistique au Québec, fait appel à divers concepts au moyen desquels Meney cherche à étourdir son lecteur et l’amener ainsi à partager son point de vue. Cette notion de diglossie est fondamentale dans son argumentation. Elle permet à l’auteur d’affirmer que les locuteurs québécois pratiquent deux usages nettement distincts : le français ‘international’, commun à tous les francophones du monde, et un vernaculaire qu’il appelle le ‘franbécois’, largement répandu au sein de la société québécoise. Il s’agirait de deux systèmes linguistiques parallèles. Il est vrai que l’usage familier occupe beaucoup de place dans les échanges quotidiens au Québec. Il est exact également que les québécismes sont plus nombreux dans la langue usuelle que dans le parler soigné. Dans ce dernier registre, on ne voit cependant pas comment on pourrait tracer la limite entre deux usages qui relèveraient de systèmes différents. Le Québécois le moindrement cultivé est en mesure de parler un français de bonne qualité, mais sauf exceptions rares, son français n’est jamais tout à fait conforme à ce que j’ai appelé plus haut le français de référence. Ainsi, il ne dira pas que sa montre qui ne fonctionne plus est cassée, mais plutôt qu’elle est brisée. Des adjectifs aussi courants que beau, bon, gros, grand, etc. au Québec ne s’utilisent pas tout à fait comme en France, non plus que les mots chemin et route. La prononciation d’un Québécois, à elle seule, suffit pour qu’on le repère dans les rencontres internationales. Ces traits langagiers ne sont cependant pas difficiles à décoder par un Belge, un Suisse ou un Français. On peut donc affirmer qu’il existe au Québec un usage soigné du français qui ne coïncide pas tout à fait avec le modèle du français de référence, mieux connu en Europe.

C’est sur une tout autre base que celle de Meney qu’on peut construire une explication cohérente du phénomène du français québécois. Avant d’invoquer l’influence anglaise, qui a été très forte aussi bien en France qu’au Québec à partir des années 1760, il faut bien mesurer le rôle prédominant qu’ont joué les divers groupes de colons venus des provinces de France. Le français qu’ils ont implanté au Québec a commencé à évoluer dès le xviie siècle, en conformité avec les tendances internes de la langue et animé par la spontanéité et la créativité langagières qui s’exprimaient sans contrainte à cette époque.

Terminons par le témoignage d’un autre Français, ne serait-ce que pour bien montrer, une fois de plus, que l’approche réductrice de Meney ne représente pas le point de vue de tous les observateurs de la scène québécoise dont la langue maternelle est le français de France. Rappelant que le français a été la langue commune au Québec avant de le devenir en France, au xxe siècle, Claude Duneton écrit : « [...] le Québec n’a pas, en ce qui concerne sa langue, le poids d’interdit que trimballe sans même le savoir la population française. L’avantage que ces gens ont sur les Français, c’est qu’ils parlent français à la base depuis plus de trois cents ans [...]. Une langue qui n’est pas d’emprunt parmi le peuple, instruit ou non, mais une langue qui sort du peuple ! C’est complètement à l’inverse de chez nous.[11] »

Claude Poirier*

 

NOTES

*        Claude Poirier est directeur de l’équipe du Trésor de la langue française au Québec, il est aussi professeur à l’Université Laval.

[1]       Lionel Meney, Main basse sur la langue. Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.

[2]       Lionel Meney, Dictionnaire québécois-français, Montréal, Guérin, 1999.

[3]       Lionel Meney, Polémique à propos du Dictionnaire québécois-français, Montréal, Guérin, 2002, 80 p. On y trouvera les références des comptes rendus critiques qui ont indisposé l’auteur. Le mien, qui a paru dans Québec français (no 118, été 2000, p. 101-103), est disponible en format PDF sur le site du TLFQ : <http://www.tlfq.ulaval.ca/pub/pdf/J-38.pdf>.

[4]       Lionel Meney, « L’inquiétante hostilité québécoise au français », Le Monde, 19 mars 2005.

[5]       Pour situer le débat, voir Diane Lamonde, Anatomie d’un joual de parade, Québec, Varia, 2004, 296 p. (compte rendu à l’adresse suivante : <http://www.tlfq.ulaval.ca/pub/pdf/J-50.pdf.>) ; Charles Castonguay, Pierre Dubuc et Jean-Jean-Claude Germain, Larose n’est pas Larousse, Éd. Trois-Pistoles, 2002; Claude Poirier, « Le  rapport Larose : Vers un standard linguistique in vitro », dans Québec français, no 124, 2002, p. 28.

[6]          Voir <http://www.bdlp.org>.

[7]       Raoul Blanchard, Le Canada français, Librairie Arthème Fayard, 1960, p. 31-32; Pierre Deffontaines, L’homme et l’hiver au Canada, Paris, Gallimard, 1957. Adresse du fichier lexical du TLFQ :<http://www.tlfq.ulaval.ca/fichier>.

[8]              Philippe Séguin, Plus français que moi, tu meurs! France, Québec : des idées fausses à l’espérance partagée, Albin Michel/VLB, 2000, p. 11-12.

[9]       Lamonde, Yvan, Allégeances et dépendances. L’histoire d’une ambivalence identitaire, Québec, Éditions Nota bene, 2001, p. 138.

[10]      Dictionnaire universel francophone, Hachette, 1997.

[11]     Claude Duneton, La mort du français, Paris, Éd. Plon, 2000, p. 104.



 


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