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Présentation du dossier La biographie raconte-t-elle vraiment une vie?

Un texte de Marie-Andrée Lamontagne
Dossier : La biographie raconte-t-elle vraiment une vie?
Thèmes : Livres, Revue d'idées
Numéro : vol. 13 no. 2 Printemps - été 2011

De tous les projets insensés conçus par l’homme – établir des colonies dans l’espace, trouver le passage du Nord-Ouest, atteindre le pays des Hyperboréens, être heureux –, le plus raisonnablement optimiste quant à ses chances de réussite est sans doute le projet biographique. Tant du côté de l’écriture que de la lecture, l’entreprise paraît de prime abord réalisable. Moyennant efforts et méthode, le biographe peut croire, en effet, qu’il parviendra à reconstituer la vie de son sujet, vie que le lecteur sera confiant de connaître en détail et en vérité une fois l’ouvrage refermé. Mais n’est-ce pas là surtout faire preuve de naïveté ?

« Mon Dieu, comment écrit-on une biographie ? » soupire Virginia Woolf en 1938, lorsqu’elle s’apprête à écrire la biographie du peintre, critique et ami Roger Fry. Ce soupir, l’universitaire anglaise Hermione Lee le reprend à son compte en 1996, en guise d’ouverture à sa magistrale biographie de Virginia Woolf, bouclant ainsi la boucle du doute fécond, moteur de bon nombre de livres. S’agissant du genre littéraire de la biographie, le présent dossier n’a pas cherché à s’interroger sur le « comment ? », et pas davantage sur le « pourquoi ? » ou le « à qui s’adresse ? », toutes questions finalement optimistes et qui traversent, de toute façon, la réflexion des collaborateurs. Plutôt, il a voulu s’interroger sur le « qu’en est-il ? », question ontologique à laquelle, tôt ou tard, se heurte le biographe même le plus confiant et qui marque sans doute, par la perte de l’innocence qu’elle entraîne, le début du vrai travail.

Qu’en est-il, en effet, d’une existence, une fois coulée dans le récit étayé qu’on appelle biographie ? Le tri, l’inévitable tri qu’opère le biographe dans les matériaux recueillis ne revient-il pas à reformuler cette existence au motif de la reconstituer ? À lui donner un sens, une cohérence, une direction, en même temps que la forme d’un récit ? Alliage délicat d’intuition et d’intellect, le point de vue du biographe n’est pas que légitime : il est indispensable pour proposer au lecteur une manière de vérité. À quel prix, celle-ci est-elle entrevue ?

Biographes, historiens, philosophes, lecteurs de biographies, les collaborateurs de ce numéro se sont donc interrogés sur les limites d’un genre pour mieux en montrer la richesse et en dégager les lignes de force. La biographie raconte-t-elle vraiment une vie ? Jean Lacouture, dont les biographies du général de Gaulle, de Montaigne ou de l’ordre des jésuites font autorité, voit dans le soupçon qui entache trop souvent l’entreprise biographique un « étrange procès » fait au singulier, à l’individu, contre lequel il s’élève en passant en revue plusieurs exemples de réussite à porter au crédit du genre. C’est que raconter une vie, c’est d’abord raconter – verbe ici intransitif, qui rappelle à quel point l’esprit humain est d’abord narratif. Les récits qui se ramassent à la pelle dans l’actualité (sauvetage de mineurs, grandeur et déchéance d’hommes politiques, escroquerie à grande échelle, chevalier blanc de la liberté d’expression, etc.), les mécanismes de la célébrité soudaine qui donnent aux foules le récit d’une vie en même temps qu’une œuvre à admirer et toutes les anecdotes qui jalonnent la vie quotidienne ne disent pas autre chose : tout chez l’homme semble se faire récit pour être intelligible. Lisse, clos jusque dans ses détours soigneusement ménagés, né de l’artifice heureux, le récit, en un mot, séduit. Appliqué à la biographie, le procédé ne pouvait qu’en faire autant. Mais il a aussi suscité de la méfiance, celle-ci formulée par Sartre, comme le rappelle Robert Dion en examinant le genre dans une perspective historique et en éclairant les voies empruntées par divers biographes contemporains, dont plusieurs se doublent de romanciers, pour sortir de l’« illusion rétrospective ».

Romancier, l’écrivain canadien-anglais Nino Ricci l’est précisément, et il l’est demeuré, même en se pliant aux lois de la biographie au moment d’écrire son Trudeau, paru dans une collection dédiée au genre. Car la question demeure : toute vie, la plus « minuscule » comme la plus célèbre, ne tendrait-elle pas à s’organiser dans une forme, celle du récit ? Dans un essai libre et passionnant qui épouse le mouvement même de la pensée, Nino Ricci réfléchit aux rapports tourmentés entre fiction et biographie et montre à quels échanges subtils ils donnent lieu parfois.

La cause est entendue : il n’est plus possible d’écrire des vies telles que les auteurs anciens, réalisme, mythe et morale mêlés, pouvaient candidement ambitionner de les écrire avant que le soupçon moderne ne vienne discréditer l’entreprise. Mais alors pourquoi lire encore de ces biographies rédigées à l’ancienne ? Bernard Boulet, qui a pratiqué avec ferveur son Plutarque, montre que la richesse des Vies parallèles est loin d’être épuisée par une lecture philologique ou historienne. Enfin, Hélène Pelletier-Baillargeon rappelle, d’expérience, le redéploiement incessant des perspectives qu’exige la recherche biographique et passe en revue les écueils du genre entre lesquels tout biographe manœuvre son frêle esquif. Frêle, aussi bien dire indestructible.



Marie-André Lamontagne



 


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