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Le Québec a-t-il mal à son architecture?…Relevé de la situation

Un texte de Philippe Lupien
Dossier : Le Québec a-t-il mal à son architecture?
Thèmes : Architecture, Histoire, Québec, Société
Numéro : vol. 13 no. 2 Printemps - été 2011

Avant de tenter de faire un diagnostic de la condition de notre environnement bâti, il est, je le crois, important de comprendre qui est l’acteur principal dont le travail sera ainsi mis sous la loupe. Bien sûr, il serait possible de dépersonnaliser le débat de l’architecture au Québec en prétendant comme il se doit que l’architecture peut être vernaculaire ou le fait de métiers connexes de la construction. Après tout, la conception de la grande majorité des constructions sur notre territoire échappe au professionnel qu’est l’architecte et relève plutôt de l’entrepreneur, du promoteur, de l’ingénieur ou du technologue. Chacun y allant des préoccupations propres à sa discipline. On pourrait aussi mentionner le travail des disciplines autrefois incluses dans la démarche de l’architecte, l’architecture du paysage, le design urbain, le design d’intérieur et même l’urbanisme, chacune ayant maintenant sa chasse gardée plus ou moins protégée. La présente réflexion prétendra toutefois et ce, malgré la réelle importance quantitative de son exercice, que l’architecture demeure soumise au contrôle des architectes de façon qualitative et plus, que cette profession agit toujours comme moteur et point de repère pour toutes les autres disciplines de la construction.

 

L’EFFET D’ENTONNOIR…

 

Pour commencer, soumettons à l'examen la genèse d'une pratique architecturale. Au Québec, l’architecture en tant que champ d’exercice professionnel est réservée à l’architecte et celui-ci ne peut prendre ce titre que s’il s’engage dans un long processus jalonné par un certain nombre d’étapes auxquelles il ne peut se soustraire. Ce processus est d’abord universitaire, mais pour y accéder, le futur architecte devra avoir complété des études en sciences pures au niveau collégial et y avoir affiché une performance notable. Après avoir démontré sa bonne compréhension des disciplines scientifiques que sont la physique, la chimie, la biologie et les mathématiques, le futur architecte devra compléter des études universitaires d’un peu plus de cinq ans au cours desquelles il devra démontrer une sensibilité « artistique » et une capacité à défendre en public et devant un jury parfois hostile chacun de ses projets dans la tradition maintenant plus que centenaire qu’on appelle la critique. On ne doit pas sous-estimer l’effet psychologique sur les étudiants qu’auront les mesures individuelles prises par chacun d’eux pour se fortifier devant cette épreuve. Ce rite du passage entre la relative certitude des sciences dites pures et la subjectivité érigée en système de la critique architecturale est la source d’une angoisse devenue presque mythique dans la profession et la surmonter devient une affaire que chacun règle à sa façon avec les effets que l’on peut constater. Bien sûr, d'autres profils d'accession à la profession existent mais celui que nous avons décrit demeure de loin le principal et résume à lui seul la traumatisante odyssée qui hantera les conversations des condisciples jusqu'à leur retraite.

D’où l’importance de ce qui suivra cette éducation et qu’on appelle les années de cléricature. Dans la vénérable tradition des métiers, l’apprenti doit se trouver un maître qui lui enseigne les rudiments du métier mais aussi les règles de conduite et même une certaine sérénité dans la conciliation des contradictions de cette profession. Au terme de cette cléricature, le stagiaire en architecture doit parfaire ses connaissances entre autres en droit, en construction, en codes et en principes de design afin de réussir des examens qui lui permettront de recevoir son permis d’exercice. Prétendre qu’une certaine uniformisation de préoccupations ne peut inévitablement germer de ce long parcours obligé serait pour le moins téméraire. Mais surtout, il faut retenir de cette formation qu'elle induit plus que son lot d'angoisse et que la tradition de la cléricature y joue un rôle d'apaisement et j'oserai même le terme « calcifiant » dans la mesure où l'individu angoissé y trouvera parfois un modèle de stabilité salutaire auquel il s'accrochera comme à une bouée permanente.

 

L’EFFET DE PÉRIPHÉRIE…

 

Il y a quelques années, dans le cadre d’une rencontre informelle de collègues architectes montréalais, la question trop évidente a été posée : qu’est-ce que l’architecture ? La question en soi n’avait rien d’étonnant, l’architecte a toujours cherché à se définir sinon à lui-même au moins face aux autres, la question refait donc surface avec une alarmante régularité. Mais le consensus autour de la réponse qui a suivi m’a surpris, bien qu’il n’ait en soi rien d’étonnant. C’est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière… Comment cette déclaration, vieille de plus de trois quart de siècle, lancée comme tant d’autres pavés dans la mare des conventions par ce maître de la provocation Le Corbusier dans son célèbre traité Vers une architecture, a-t-elle pu ainsi remplacer tant d’autres descriptions de tant d’autres auteurs disons-les, plus officiels, dans la pensée collective des architectes québécois contemporains? Surtout que c’est un relativement jeune Le Corbusier qui parle ainsi, ses collages et ses explorations picturales et plastiques à peine secs, pour se consacrer à la mère de tous les arts avec le succès qu’on lui reconnaîtra plus tard. À tout prendre, je me permettrai de préférer cette autre définition, même auteur, même ouvrage: « On met en œuvre de la pierre, du bois, du ciment; on en fait des maisons, des palais; c’est de la construction. L’ingéniosité travaille. Mais, tout à coup, vous me prenez au cœur, vous me faites du bien, je suis heureux, je dis : c’est beau. Voilà l’architecture. L’art est ici. »

Voilà qui est, à mon avis, beaucoup plus clair. Rien de tel qu’une opposition franche où l’on reconnaît les adversaires. Il y aurait donc « de la construction », puis, il y a « l’architecture » et on aura bien compris où se retrouvent les palais ? On est ici en 1923, bien avant que Hitler et son alter ego l’architecte Albert Speer ne planifient ensemble une campagne de construction qui tente d’affirmer le contraire. Vers la fin des années trente, la grande architecture allemande sera réduite à une série d’exploits constructifs empruntant grossièrement les traits classiques. Pire, le 20 juillet 1933 le Führer a provoqué la fermeture de cet autre repaire d’amateurs de volumes dans la lumière, le Bauhaus. Voilà, en quelques lignes simplistes, la trame de fond de tout un siècle, la platitude démesurée et imposante de la droite totalitaire contre l’exploration formelle savante, correcte et magnifique d’une gauche transfrontalière et socialiste.

En Europe, pendant ces années troubles, lutter contre la droite c’est lutter contre le classicisme architectural, avec une petite exception pour cet encombrant Staline et ses monstruosités néoclassiques. En France, ce seront les Beaux-arts qui en perdront des plumes. Avec un enseignement dont la sensibilité remonte à la Renaissance, basé sur l’interprétation des ordres classiques grecs et romains et un ensemble de méthodes appropriées qui lui accordent une beauté transcendantale, ce long et difficile apprentissage deviendra rapidement suspect.

Culture de périphérie avec le retard que ce statut lui confère, le Québec verra l’ouverture de sa propre école des beaux-arts être célébrée presque simultanément  de celle de ce laboratoire de la modernité que fut le Bauhaus en Allemagne. C’est dire.

Il faut dire qu'en Amérique, le débat est d'un autre ordre. Ceux qui, aux États-Unis, s'opposent à l'architecture bourgeoise néo-classique, le font pour s'affranchir de l'importation de modèles européens. C'est que le tea party, le vrai, ne s'est pas encore infusé dans les valeurs architecturales et Londres et Paris en sont encore les paradigmes. Il faudra attendre le majestueux Frank Lloyd Wright pour inventer le terme d'architecture usonienne (pour usa).

Pour l’architecte québécois du xxe siècle, le modèle professionnel dont on peut presque dire qu’il opère encore aujourd’hui, oscillera entre ces deux figures emblématiques que sont Le Corbusier et Frank Lloyd Wright. Le premier, un plasticien provocateur insaisissable typiquement français bien qu’il soit d’origine suisse et le second un véritable pilier nord-américain qui inspirera Ayn Rand pour son personnage principal dans The Fountainhead, son célèbre plaidoyer de droite pour la liberté individuelle. Les deux modèles luttent contre le néo-classicisme bourgeois, l'un au nom d'un rationalisme dépouillé d'ornementation et fasciné par l'esthétique de la machine et l'autre en quête d'un nouveau système ornemental indigène et fasciné par les méthodes industrielles.

 

100 ANS DE SOLITUDE…

 

Pour comprendre l’architecture d’aujourd’hui au Québec, il faut comprendre quels chemins l‘architecture québécoise a empruntés pendant ces années turbulentes. Personnalisons ce cheminement et accompagnons le temps d’une carrière un architecte fictif né au tournant du siècle passé. Appelons-le Y. Y entre à l’école des Beaux-Arts tout de suite après son ouverture, supposons un instant qu’il en sorte en 1928 soit, juste avant la grande crise, il ne pourra pas compléter sa cléricature puisqu’il n’y a presque plus de travail. Les périodiques de l‘époque peinent à rassembler suffisamment de projets réalisés pour remplir l’entre-couvertures et ce, pendant toutes les années qui ont suivi la crise et précédé la guerre. C’est pourquoi on parle tant à Montréal des quelques campagnes de construction qui visent à soulager les travailleurs du chômage, des campagnes qui nous ont laissé entre autres les marchés publics, les « camiliennes » et le jardin botanique. Tous ces chantiers occupent des ressources manuelles mais bien peu de concepteurs. En 1939, Y ira peut-être en Europe comme conscrit, ses carnets remplis de dessins de cathédrales éventrées et du désir irrépressible de construire. Mais au retour, il y a pénurie de ressources. Dans les faits, Y commencera sa véritable carrière d’architecte vingt cinq ans après être entré à l’école. Il y a appris à dessiner au lavis des monuments néo-classiques et des thermes en pierre de taille et le voilà déjà à l’aube des années cinquante, sans expérience, à devoir construire rapidement plus d’écoles, d’hôpitaux et d’églises que le Québec en comptait jusque-là.

Pire, il devra construire le Québec pré-révolution tranquille dans un langage qui lui était jusque là complètement étranger, celui d'une architecture moderne, puisque dans tout l’occident, les régimes totalitaires et leur architecture monumentale ont perdu la guerre de la pertinence. Il semble bien que le bébé néo-classique soit parti avec l'eau du bain totalitaire. Il semble également qu'il existe un lien exclusif de causalité qui unit l'impérialisme et la platitude architecturale. Mussolini, qui avait pourtant encouragé des jeunes architectes rationalistes au début de son règne, les a par la suite tous abandonnés et l’expression architecturale fasciste qui devait à l'origine décrire une architecture faite de transparence et de lumière est devenue synonyme de colonnades opaques et infinies et de symétries stériles et démesurément prétentieuses.

Baby-boom exige, Y aura donc rapidement passé de l’oisiveté forcée à la production effrénée où le dépouillement du style moderne devient l’allié de celui qui n’a plus le temps de s’attarder à un détail en finesse et encore moins de trouver un ouvrier qui prendra lui le temps de l’exécuter. De toute façon, Y n'aurait pas osé dérouler le calque sur les catalogues d'ornements de ses prédécesseurs, Y n'ayant pas pu profiter de leur mentorat empreint de certitudes. Y devra s'alimenter aux périodiques qui entrent au Québec, et on y parle de Le Corbusier et de Frank Lloyd Wright.

Il se produit alors un phénomène étonnant. De la pratique presque aérobique d’Y et de ses confrères canadiens-français nait une architecture qu’on pourrait qualifier de proto-moderne. Dénuées d’ornementation classique, les constructions de cette époque sont des jeux de volumétries libres qui trahissent un sens de la composition picturale et un plaisir de la tessiture. Faite de matériaux sobres et souvent monochromes, cette architecture en attente d’être redécouverte exprime la grande tradition beaux-arts sous le couvert d’un formalisme rationaliste. Mieux reconnue, l’invention programmatique et plastique des bâtiments cultuels et des églises modernes du Québec précède de plusieurs années le concile du Vatican ii.

Quinze ans de pratique et une trentaine de projets plus tard, on annoncera à notre architecte très soudainement son obsolescence. Montréal sera l’hôte de l’exposition universelle de 1967. Ce n’est déjà plus son monde, d’ailleurs, ne l’aura t-il été que trop brièvement. Cette génération en quelque sorte perdue n’aura presque rien pu transmettre à la génération subséquente. Parce que si l’éducation d’un architecte passe par l’école d‘architecture, sa formation, elle, passe par la cléricature. Cette tradition, qui voit au passage des connaissances d’un maître à son disciple, vient de connaître une seconde rupture. Or, obligé d’apprendre lui-même sur le tard, et en toute vitesse, Y n’aura pas pu hisser son successeur sur ses épaules.

Avec la crise économique de 1929 et pendant la Seconde Guerre mondiale, le Québec a vécu des événements qui l’ont rapproché du monde. En 1967, le monde fait irruption au Québec cette fois avec des idées universelles et utopistes. Une immense sphère géodésique qui détient encore le record du monde, une vaste structure en toile tendue, une pyramide inversée, des cubes, des triangles, des couleurs, un monorail qui serpente et franchit les murs des pavillons, vivons-nous vraiment dans le même demi-siècle que ceux qui ont patiemment coloré des chapiteaux ioniques à l’aquarelle? En tout cas, ce ne sont pas eux qui seront invités à la grande fête. Pour l'Expo 67, on carburera à la jeunesse. Moshe Safdie dirige son chantier d'Habitat 67 du haut de ses 28 ans. Les 20 prochaines années appartiennent à ces prodiges sans histoires et en apparence sans maître.

Heureusement pour la postérité de cet effort international, l’éphémère célébration de l’apothéose moderniste que le monde a précieusement déposée sur nos îles aura tout de même laissé des traces au centre-ville et Montréal pourra conserver son lot de biens significatifs. I.M. Pei nous laisse la Place Ville-Marie, Pier Luigi Nervi, la Tour de la bourse, Mies Van der Rohe, le Westmount Square, et Place Bonaventure nous permet de constituer un bureau d’ici capable de rivaliser avec les grands. Ce dernier exemple est assez significatif, nos vedettes internationales nous ont laissé des témoins d’un style qui l’est tout autant mais les architectes Affleck, Desbarats, Dimakopoulos, Lebensold, Sise en créant la place Bonaventure innovent dans un style méconnu et encore aujourd’hui mal aimé, le style brutaliste. C’est pourtant le style que le Québec de la révolution tranquille adoptera pour ses nouvelles institutions, les complexes G et H, le peps de l'université Laval, le complexe des sciences de Québec, le complexe Desjardins, l’uqam, Habitat 67… C’est une architecture qui ne craint pas la matière et ne craint pas d’innover dans son traitement plastique des formes et des ouvertures. C’est aussi une architecture qui prend de façon flamboyante ses distances de ceux qui décrètent les règles de l’architecture de style international qui préfèrent le verre et l’acier et déclarent à tout venant que cette prétendue transparence est garante de démocratie. Le style brutaliste aura connu partout dans le monde occidental une courte vie mais ces quelques années auront été celles de la construction de certaines des plus importantes institutions de la Révolution tranquille au Québec.

Après l’Expo, cette nouvelle génération d’architectes prend la relève. Ceux-ci n’ont pas connu la transmission traditionnelle que cette discipline prône depuis si longtemps, de toute façon, ils n’en auraient pas voulu. Dans le bureau de notre architecte Y, le jeune P n’aura fait que passer et son intérêt pour cette pratique démodée dont les murs sont jonchés de grandes élévations jaunies dessinées au lavis est pour le moins ténu.

P partagera avec des milliers d’architectes dans le monde sinon un certain mépris au moins une certaine méfiance envers ce modernisme flamboyant qui a connu ici, au milieu du fleuve Saint-Laurent son apogée. Déjà, en 1970 à l’exposition universelle d’Osaka, seulement trois ans plus tard, tout a changé. Le grand modernisme victorieux laisse sa place à des expérimentations subversives. Déjà l’universel laisse sa place au régionalisme. Déjà, on sent que l’humain « post-68 » proteste à l’idée d’appartenir à tout prix à une grande utopie architecturale. Surtout une utopie créée par les architectes du pouvoir. Parce que la grande reconstruction mondiale qui a suivi la guerre a rapproché les architectes du pouvoir. Position qu’ils ont souvent occupée dans le passé mais qui ne leur est pas toujours très confortable. On raconte que des architectes qui avaient dessiné deux types de fenêtrage sur les plans d’une seule façade de gratte-ciel afin d’en offrir le choix à Staline ont été contraints de réaliser la façade telle quelle parce que Staline a approuvé les dessins sans comprendre qu’il devait choisir. N’osant pas avertir le dictateur de son erreur, les architectes ont réalisé l’étrange projet à Moscou, démoli en 2004, témoignage éloquent des avantages et périls de côtoyer d’aussi près les Princes.

La génération d’architectes dont P fait partie prendra un certain temps à nommer cette nouvelle sensibilité internationale qui les unit. En fait, tous ne s’entendent pas pour lui trouver un seul et unique nom mais, en général, ils la nommeront postmodernité. Soit, une réaction au modernisme qui prétend à sa succession mais qui prend tout de même le temps de mentionner au passage le mouvement dont il est issu par déférence, ou par dépendance.

Cette crise de confiance dans le grand rêve moderne sera rapidement suivie d’une crise du pétrole en 1973. Si celle-ci est ressentie à l’échelle internationale, la situation québécoise est un composite complexe de crise énergétique, de crise identitaire nationale et de crise du chantier olympique. Difficile de concilier le climat de l’Expo 67 avec celui des olympiques et de réaliser que moins de dix années les séparent. Le fiasco olympique est une plaie dans la psyché québécoise qui dépasse la notion de bilan budgétaire déficitaire. Si nos athlètes, notre sens de la fête et notre organisation étaient au rendez-vous, on ne peut en dire autant de notre architecture. Avec son mât en berne que l’on peut voir sur tous les écrans cathodiques du monde entier, c’est notre fierté en tant que peuple bâtisseur qui devra longuement panser ses plaies. Bien que de nombreux architectes aient présidé aux réalisations olympiques dont certains Québécois comme Roger D’astous (disciple de nul autre que Frank Lloyd Wright), la culture populaire ne retiendra que le nom du Français Roger Taillibert. Pendant vingt ans c’est le seul architecte que le Québécois de la rue pourra nommer.

Et puis, la même année avec l’élection du Parti québécois c’est l’exode des anglophones du Québec qui achèvera pour un certain temps le tableau de la grande architecture du Québec. La ferveur du sentiment nationaliste est alors inversement proportionnelle à la ferveur dans le domaine de la construction. On note pendant les années qui suivent que les entreprises québécoises rempliront le vide laissé par le départ des anglophones mais tarderont à créer leur propre architecture. Une phase Bernard l’ermite en quelque sorte. La petite architecture, elle, se tourne vers la reconnaissance et la conservation du patrimoine domestique. C’est la phase décapante. On enlève ce vernis social vieux de deux siècles, c’est un retour aux souches.

Les années 1980 voient également apparaître une véritable industrie du dessin architectural qui cherche à interpréter dans une pure poésie plasticienne le sens de l’histoire derrière le matériau âgé. Cette obsession nombriliste pour le coup de crayon à l'aube de sa substitution numérique, rendra les jeunes cohortes nouvellement sorties des universités inaptes à agir avec la matière réelle que ces dessins doivent représenter. Difficile de savoir si c'est la crise de la construction qui les a encouragés ainsi à chercher refuge dans le dessin pour le dessin ou si c'est plutôt cette intérêt exclusif pour l'outil premier de l'architecte qui les a éloignés de toute prétention aux grands chantiers. Résultat pour résultat, on assiste à une génération complète de designers qui semble se passionner pour le plus infime des détails.

P vivra vingt années de crises économiques made in america, made in Canada et made in Québec. La sclérose se traduit par une troisième rupture dans la tradition de cléricature. P verra passer un nombre incalculable de stagiaires dans son bureau mais il ne pourra pas transmettre son savoir pour cause de manque de travail stable sur lequel se faire les dents. C'est une autre génération d’architectes autodidactes qui fait son apparition. Ils n’ont pas trouvé de travail alors ils se sont spécialisés dans les micro-projets. Une cuisine, une salle de bain, une installation éphémère, parfois une petite maison. Les revues spécialisées claironnent chacune de ces réalisations comme s’il s’agissait à chaque fois d’un tournant de civilisation. Pour les architectes qui les créent, elles le sont. C’est la période de l’orfèvrerie et de la création d’un intérêt intime pour la conception savante de détails d’assemblage de matières brutes et accessibles et pour l'inlassable dessin du plus banal des détails.

À la fin des années 1990, le monde fait encore une fois irruption dans notre petite société hermétique. Les bulles technologiques et immobilières trouvent un substrat fertile ici et on se remet à la construction, avec l’énergie du rattrapage. Nous y sommes toujours aujourd’hui. Si bien que les architectes qui ont maintenant plus de dix ans d'expérience et qui n'ont jamais connu la précarité qu'ont connue leurs prédécesseurs peinent à comprendre l'angoisse que ceux-ci affichent à la lecture des pages économie.

Sur un siècle d’une profession qui mise tant sur la transmission de maître à disciple, on aura constaté pour toutes ces raisons d’origine locale ou internationale plusieurs ruptures qui auront chacune eu pour effet pervers de provoquer des champs exploratoires prometteurs et intenses mais de courte durée chez les cohortes orphelines. C'est là une des grandes ironies de ce siècle. Devant l'impossibilité de se prémunir contre l'angoisse de l'amorce d'une pratique en trouvant refuge auprès des traditions incarnées par leurs prédécesseurs, les architectes du Québec auront fait naître des ensembles de réponses architecturales, serons-nous assez candides pour dire styles, totalement uniques et originaux qui tardent encore à être reconnues à leur juste valeur.

 

POUR EN FINIR AVEC LES STARCHITECTES

 

Partout ailleurs, on commente depuis vingt ans l’avènement d’un phénomène nouveau, la starchitecte. Les starchitectes sont des architectes vedettes, ils se déplacent comme des rock stars d’une conférence à une autre, sont retenus comme finalistes dans des concours improbables, à Rio, Paris ou Dubaï. Chacun de leurs projets devient le lendemain de sa publication le fond d’écran des jeunes architectes du monde entier. Leurs projets sont toujours reconnaissables mais ne reconnaissent aucune distinction de lieu ou de culture. Ainsi mis en œuvre, un musée prévu pour le nord de l’Espagne ressemblera à une salle de concert au Moyen-Orient, une maison de millionnaire saoudien à un pont sur le Guadalquivir.

On attribue souvent à un architecte canadien le rôle d’initiateur de cette tendance. Quand Frank Gehry construit le musée Guggenheim à Bilbao, il ne se doute pas des conséquences mondiales de son geste pourtant on ne peut plus personnel. Alors que toutes les villes du monde connu rêvent maintenant à leur Bilbao, le Québec demeure totalement imperméable au phénomène. La traditionnelle comparaison de Montréal et Toronto éveille les soupçons. Toronto la belle courtise les starchitectes et le succès d’estime s’ensuit. On en vient à croire qu’il s’agit là du passeport qui permet d’aspirer au titre de ville cosmopolite. C’est l’absence de Montréal et de Québec aux tableaux de chasse de ces starchitectes qui sert le plus souvent d’exemples à ceux qui déclarent que le Québec manque le bateau de l’architecture contemporaine. Certes, dire que la ville de Bilbao n’a commencé à exister dans la conscience planétaire qu’une fois son musée-monument construit ne constitue pas une affirmation risquée. C’est là l’histoire d’un succès qui alimente sa propre légende, mais que dire de tous ceux qui ont suivi? Institué en système, le régime des starchitectes est d’une redoutable efficacité en lui-même. Il contribue ne serait-ce qu’un moment à la glamourisation de la ville hôte et de l’architecte victorieux. Mais il a ceci de pervers qu’il institue l’uniformisation des projets. Pour être une starchitecte invitée dans des concours internationaux, il faut avoir une signature esthétique forte et celle-ci doit être reconnaissable pour avoir une certaine valeur. Les villes qui recherchent cette signature le font au prix d’une réponse qui ne pourra pas se permettre de reconnaître un tant soit peu son identité et sa différence. Inversement, un architecte qui tenterait d’abandonner sa signature pour une réponse spécifique au lieu et à sa culture mettrait toute sa carrière et sa longue gestation en jeu. C’est un système où tout le monde est pris dans un piège où on ne distingue plus une ville de l’autre et où le succès ne dure que le temps qui mène à la prochaine annonce inaugurale parfois aux antipodes de la planète.

Pour tout le désir qu’inspirent ces manifestations souvent fort élégantes de nos vedettes internationales, lui résister a ses avantages. Au Québec, les grandes ruptures dans la transmission de la profession ont chacune permis le développement d’une architecture distinctive, et ce, même dans l’exceptionnelle période de l’Expo 67 alors que nombre de vedettes de l’architecture internationale (ancêtres des starchitectes) sont venus ici étayer leur portfolio.

Alors, que sont ces signes distinctifs qui caractérisent notre architecture et comment pourrions- nous en assurer la saine promotion et soutenir son développement en tant que créateurs et en tant que clients ?

J’aimerais candidement proposer ce qui suit en retenant les manifestations identitaires les plus prometteuses du dernier siècle parce qu’elles font appel à notre mémoire collective à court terme et parce qu’elles émanent chacune d’une réaction aux ruptures de tradition en tentant de compenser ces hiatus par une conscience solitaire mais accrue de la responsabilité de transmission dans la matière plutôt que dans la profession.

Ma courte liste inclurait donc les préoccupations suivantes :

Un certain plaisir de la composition et par conséquent, la reconnaissance que l’outil de l’architecte est le dessin et la maquette et une réelle attestation que l’architecture reste une discipline artistique libre qui n’a pas à s’en excuser.

Une attention exceptionnelle à l’intelligence du détail de fabrication et d’assemblage et sa prédominance sur l’usage de matériaux à caractère ostentatoire.

Une reconnaissance de l’histoire des modes particuliers d’ancrage au lieu et aux savoir-faire et qui préfère saisir le sens de l’histoire au seul mimétisme patrimonial.

Et finalement une saine résistance à l’univers de l’imagerie promotionnelle des starchitectes et de ce qu'il conviendrait d'appeler l’égotecture.

Ces quatre souhaits ne sont pas des vœux pieux qui s'expriment simultanément dans le concert des jérémiades habituelles mais sont, à mon avis, de réels corpus d'exploration sur l'œuvre de ceux qui nous ont précédés et dans les réalisations desquels nous évoluons chaque jour sans nous en rendre compte. Le Québec n'a pas mal à son architecture, il tarde à l'identifier.

Philippe Lupien*

 

NOTES

*      Philippe Lupien est architecte et architecte paysagiste. En plus de sa pratique, il partage son temps entre l'enseignement de l'architecture à l'université McGill et l'animation d'un magazine culturel dédié à l'architecture résidentielle sur les ondes d'Artv et de télé-Québec.

 



 


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