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Nos pluralistes

Un texte de Gilles Labelle
Thèmes : Mouvements sociaux, Québec, Multiculturalisme, Société, Pluralisme
Numéro : vol. 13 no. 2 Printemps - été 2011

Émile Zola souffrait-il d’un « manque d’ouverture à l’autre » ? Dans un cours à l’université consacré à la pensée politique française, j’ai demandé à mes étudiants de lire le fameux « J’accuse », écrit et publié par l’auteur de Germinal au beau milieu de l’Affaire Dreyfus. Comment lire ce texte et ne pas être profondément ému par sa « chute », quand l’auteur, qui sait qu’il sera poursuivi devant les tribunaux et qu’il risque la prison, égrène une série de « J’accuse… » qui, comme un supplice, paraissent ne jamais devoir se terminer ? « J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire… », « J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice… », « J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion… », « J'accuse le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit… », etc. J’avais hâte de savoir ce que mes étudiants, qui m’avaient semblé éveillés et intéressés mais m’avaient candidement avoué ne connaître ni ce texte ni Zola lui-même (eh oui, c’est ainsi), en penseraient. J’ai donc commencé le cours suivant en évitant, contrairement à mon habitude, de faire une introduction et en demandant dès le départ aux étudiants quelle était leur opinion de l’article de Zola.

J’ai entendu pas mal de choses au fil de mes années d’enseignement après avoir demandé aux étudiants ce qu’ils pensaient de tel ou tel texte de l’histoire de la pensée politique ; avec de l’entraînement, on développe un sens de la réplique et je suis devenu assez habile, ceci dit en toute modestie, à relancer la discussion même après avoir entendu de la part d’un débutant intrépide que Platon était un crétin qui n’avait rien compris, qu’Aristote « se contredisait » ou que Machiavel était un fasciste. Dans le cas de Zola, toutefois, j’ai été tellement estomaqué par ce que j’ai entendu que, littéralement, j’en suis resté bouchée bée. « On dirait que cet homme-là », m’a dit le premier à prendre la parole, « se croit le seul détenteur de la vérité » ; « il parle comme s’il croyait être le seul à avoir raison », a ajouté un autre. « Il parle comme s’il savait tout… il n’y a pas beaucoup de place pour la discussion dans son affaire », a finalement conclu un troisième. Visiblement, mes étudiants avaient été profondément émus par le texte; mais pas du tout de la même façon que moi. Ils étaient, en fait, littéralement indignés par ce qu’ils avaient lu, à peine capables de se contenir: ne reculant devant aucun anachronisme, il leur apparaissait évident que la rhétorique de Zola suintait l’intolérance, le refus du pluralisme, le « manque d’ouverture à l’autre »… Un peu plus et, contre tout bon sens, ils faisaient de Zola, pourtant le pourfendeur de l’antisémitisme (cette « maladie » qui minait la France et qui la déshonorait selon lui), un ancêtre du Front national ou pire encore.

Je vous épargne les détails de la conversation qui a suivi, pendant laquelle j’ai évité autant que possible de m’énerver (il y avait quand même de quoi). Ne sachant plus quels arguments leur faire valoir pour qu’ils consentent à au moins examiner le texte de Zola pour lui-même, en évitant de plaquer sur lui des catégories qui non seulement n’ont rien à voir mais qui empêchent purement et simplement de le lire, je suis tombé, en désespoir de cause, sur cet argument qui les a, à leur tour, laissés sans voix (ouf !) : « En lisant comme vous le faites ce texte, c’est vous qui manquez d’ouverture à autrui, c’est vous qui manifestez de l’intolérance… » Je n’ai donc pu faire sortir mes étudiants de leur sommeil dogmatique – car c’en est bien un –, qu’en retournant contre eux leur accusation ; si le procédé a été efficace, il m’a aussi semblé, dois-je admettre, un brin démagogique (rien d’autre pour faire reculer cette rhétorique pourtant mièvre et simpliste de l’ « ouverture à l’autre », que de la retourner contre elle-même : c’est dire l’emprise qu’elle exerce sur les esprits).

Tout cela ne donne qu’une idée des paradoxes de cette doxa envahissante dont, dans le cas du Québec, la Commission Bouchard-Taylor a indiqué peut-être au mieux qu’on devait la tenir pour la seule légitime dans l’espace public et intellectuel si l’on veut éviter d’être traité d’arriéré mental (comme les citoyens d’Hérouxville), de « nostalgique » réactionnaire-conservateur ou de nazi (les deux dernières catégories revenant d’ailleurs à peu près au même aux yeux des accusateurs). N’en ayant que pour la tolérance, cette doxa est cependant parfaitement intolérante, elle ne supporte pas, je ne dis pas la contradiction, non : elle ne supporte pas même le questionnement ; « ouverte à l’autre », elle est totalement fermée à tout ce qui n’est pas elle, bouchée dure; pluraliste, en somme, elle se rêve pourtant unanimement partagée et ne voit même pas la contradiction.

Qu’elle soit aussi pesante dans la société québécoise malgré ses paradoxes tient aux deux mamelles qui l’y nourrissent inlassablement : une certaine conception du pluralisme libéral et une forme de gauchisme en voie de décomposition.[1] N’ayons pas peur des mots : nous assistons présentement à la constitution d’une nouvelle Sainte-Alliance contre tout ce qui s’exerce à la pensée libre, c’est-à-dire contre tout ce qui résiste à cette doxa. Les nouveaux chiens de garde sont arrivés et ils veillent.

***

Drôle d’alliance, dira-t-on. Que pourrait-il donc y avoir de commun entre un pluralisme libéral dont la frange extrême verse dans une sorte de quasi-jovialisme, selon lequel tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes dans un pays qui rompt avec une représentation de soi misérabiliste pour se faire « accueillant pour l’autre », et une posture de gauche qui reste manifestement indissociable d’une inquiétude profonde quant à l’avenir de nos sociétés ? Il ne s’agit pas de nier cette différence; mais plutôt de saisir, au-delà d’elle, ce que partagent pluralistes ayant le vent dans les voiles et gauchistes en perte de vitesse. Ce trait commun, on peut le désigner, pour reprendre une expression et une idée de Charles Péguy, comme une même « dimension parasitaire » : pluralisme libéral et gauchisme ont non seulement besoin d’un ennemi pour croître ou se maintenir mais ils en dépendent à ce point qu’ils doivent s’assurer de le maintenir en place (« Ne tue pas l’ennemi dont tu as besoin pour vivre », disait Nietzsche). En outre, libéraux et gauchistes partagent cette idée que le combat contre cet ennemi est émancipateur, si ce n’est qu’il se confond avec l’émancipation même.

Le pluralisme libéral au Québec est une sorte d’apothéose du rêve modernisateur de la Révolution tranquille. Or celui-ci, peut-être du fait qu’il a tiré une partie de ses origines du personnalisme, donc de l’intérieur même de l’appareil le plus associé à l’ « Ancien Monde », l’Église catholique, n’a eu de cesse de reprendre et de tenter de pousser jusqu’au bout la logique de rupture avec le passé que le Refus global avait, le premier, posé comme le principe structurant du nouveau monde à venir. Entreprise contradictoire par définition : car rompre avec le passé, jusqu’à en faire éventuellement table-rase, c’est se condamner à inlassablement le mettre en scène, non seulement en tant qu’il est censé persister parmi nous et donc reste à combattre et à éradiquer mais, plus encore, en tant qu’il est censé menacer à chaque instant de monter à l’assaut du monde pour y opérer un formidable retour en arrière. En d’autres mots, pour rompre et pour ne pas cesser de rompre avec l’ancien régime honni, il faut bien que quelque chose reste de lui. Le monde nouveau qu’appellent de leurs vœux les modernisateurs se présente ainsi avant tout comme un combat contre un monde ancien qui n’en finit pas de finir, qui n’en finit pas d’agoniser. Et qui doit rester dans cet état, suspendu entre la vie et la mort – assez mort pour que l’on accorde crédit au nouveau monde dressé contre lui, mais aussi assez vivant pour qu’il puisse continuer de faire peur et qu’on puisse donc continuer de le combattre et d’exister parasitairement par lui. Pour paraphraser Péguy, qui parlait ainsi des politiciens retors de son temps : nos modernisateurs ont fait de la modernité moins une construction positive, trouvant son sens et sa valeur en elle-même, qu’un combat perpétuel (et démagogique) contre l’ancien monde.

Le premier adversaire des modernisateurs a bien sûr été l’Église. Mais comme elle a eu assez vite du plomb dans l’aile et que le Cardinal Léger a préféré soigner les lépreux en Afrique plutôt que de mener le combat contre-révolutionnaire au Québec, la palette du vieux monde à abattre a bien dû être diversifiée. Nos pluralistes libéraux actuels sont la frange des modernisateurs pour qui le vieux monde, qui nous hante censément encore, est désigné particulièrement par le premier des qualificatifs par quoi l’essayiste Gilles Leclerc caractérisait le régime duplessiste : « régime ethno-théologico-politique ». Le vieux monde à éradiquer, c’est, pour eux, le fond ethnique canadien-français, fermé, quasiment cloîtré, paysan (bovin pour ainsi dire), peureux, xénophobe ou pire encore, dont le Québécois soi-disant moderne ne s’est jamais vraiment débarrassé. C’est, en un mot, Hérouxville, qui, on s’en souviendra, a fait hurler nos libéraux avec une unanimité dont ils n’ont jamais songé une seconde qu’elle contredisait peut-être leur pluralisme tonitruant. Pour nos pluralistes maximalistes, nous sommes tous des disciples de l’infréquentable par excellence qu’est Lionel Groulx (qu’ils n’ont d’ailleurs jamais lu : à quoi bon ?), même si nous l’ignorons ou si nous ne voulons pas l’admettre. À preuve : partout la résistance à l’ « ouverture à l’autre », partout l’inquiétude à propos de l’enseignement de l’histoire nationale ou du cours d’ « Éthique et culture religieuse » à l’école ; il y a même encore des « cous bleus » qui s’inquiètent de la situation du français à Montréal… Qui ne voit que le « nationalisme conservateur » monte et monte et n’arrête pas de monter (c’est une erreur gravissime de croire qu’il est porté par un prolixe étudiant au doctorat en sociologie, puisque celui-ci n’est que la marionnette de puissances masquées, quasi-invisibles, tramant un inavouable et incroyable complot néo-conservateur et néo-duplessiste que les plus avisés des membres de notre communauté scientifique ont cependant fini par démasquer après de longues recherches). Au moins depuis l’Expo de 1967, on « s’ouvre au monde » au Québec ; quarante plus tard, on continue de s’ouvrir car on n’est pas encore assez ouverts, et on devra continuer de s’ouvrir parce qu’on ne le sera jamais assez aux yeux de nos pluralistes. Si on l’était, en effet, comment ferions-nous donc pour être modernes ? Il faudrait alors fonder une autre société, qui aurait sa consistance propre, ses finalités propres, qui serait autre chose que la mise en scène d’un combat éternel contre un vieux monde agonisant – par exemple il faudrait fonder un État indépendant, une République. Mais, pour citer ici encore Péguy qui faisait parler de cette façon les démagogues de son temps : tout ça, « ça fatiguerait » pas mal.

On entrevoit dès lors ce que nos pluralistes ont de commun avec un certain gauchisme en décomposition. Jusque vers le milieu des années 1980, la gauche et l’extrême-gauche au Québec visaient explicitement l’instauration et la réalisation du socialisme. De cela, il n’est à peu près plus question, le mot même semble être devenu quasiment indicible.[2] Certes, il serait malvenu et plutôt simpliste de reprocher à la gauche québécoise d’ « avoir abandonné ses idéaux » – ne serait-ce que dans la mesure où la crise du socialisme et même, bien plus généralement, du politique, est partout. Que la gauche et l’extrême-gauche s’en tiennent à la critique de la société libérale plutôt qu’à l’édification d’un projet socialiste n’a en soi rien de scandaleux ou de répréhensible. Au contraire même : du fait même de la force du démocratisme libéral dans notre société, de la place qu’il prend, on conçoit fort bien une gauche et une extrême-gauche qui se donneraient comme tâche, au moins dans l’immédiat et étant donné l’ère dans laquelle nous nous trouvons, de formuler une critique forte de l’univers libéral, du « type humain » qu’il suppose, etc. Or dans une très grande partie de la gauche et de l’extrême-gauche non seulement ce n’est pas de cela dont il est question, c’est même exactement du contraire : on se donne des airs très transgressifs et très subversifs à bon marché en surenchérissant sur le projet libéral. Les pluralistes s’en prennent au vieux « nous » canadien-français; les gauchistes, eux, en remettent : le vieux monde, ce n’est pas seulement l’ethnie, il faut ratisser bien plus large, il est partout où se révèlent l’ombre de la tradition, de l’institution ou de la norme, qui riment avec l’autorité, avec l’asymétrie – donc, concluent ces Tartuffes de la pensée, avec la domination. Au final, on aboutit ainsi à cette monumentale sottise naturaliste : moins il y a d’institution, de normativité, de Loi, d’ancrage culturel-symbolique, et plus les sujets sont libres, émancipés. C’est exactement le raisonnement du libéralisme le plus dogmatique qui se puisse concevoir: l’homme véritable, ce n’est pas celui qui est inscrit dans une culture, dans un dispositif significatif-normatif qui l’institue comme ce type humain et pas cet autre, c’est l’homme à l’état de nature. L’anti-traditionalisme, l’anti-institutionnalisme et l’anti-normativisme radicaux et de principe de nos gauchistes sans repère n’est pas une critique de ce libéralisme : il en représente bien plutôt l’aile la plus radicale et la plus agressive. Baignant béatement et niaiseusement dans l’héritage de la contre-culture, qui a constitué au Québec l’antichambre de ce naturalisme irréfléchi en train de tuer, entre autres, notre système d’éducation (où ne doit idéalement se mouvoir que le « s’éduquant », seul avec son « vécu »), cette gauche se croit ainsi très cool et très émancipatrice. C’est son côté éternel « ado » : l’émancipation, c’est d’envoyer promener le vieux monde, papa et maman, et d’en rire avec ses petits copains (qu’est-ce qu’on s’amuse entre nous – et qu’est-ce qu’on est audacieux, c’est pas croyable). Cette gauche mollassonne, déstructurée, se proclame même encore très révolutionnaire parfois; et elle l’est, en effet : autant en fait que l’est le capitalisme, qui (comme l’avait très bien compris Marx) n’a de cesse de détruire les ancrages culturels-symboliques de l’humanité pour ne laisser subsister que l’individu soi-disant au naturel, délié, auto-fondé, adepte du contrat et du « paiement au comptant ».

Le problème de ces gauchistes à la fois archi-cools et désemparés est dès lors exactement le même que celui de leurs petits amis pluralistes : il faut bien que l’ennemi persiste et signe pour qu’on puisse en faire la critique. S’il n’existait pas, bon dieu, qu’est-ce qu’on ferait? Aussi va-t-on se forger un adversaire à sa mesure, même s’il est purement imaginaire (pas grave¸ ça fera l’affaire). D’où cette ânerie pour quiconque a lu le Manifeste de Marx : le conservatisme (et non le libéralisme) serait l’idéologie spontanée de notre société. Véritable épouvantail à moineaux, le conservatisme moral serait partout au Québec. C’est à peine si on ne suppose pas que Mgr Ouellet, avant de partir pour Rome, fomentait un coup d’État anti-avortement (avec l’appui des zouaves ressuscités du Vatican sans doute). Et puis, ajoute-t-on, (parce que ce n’est quand même pas très fort cette guéguerre à une Église en ruines, aussi bien tirer sur un corbillard), « il faut bien voir » (comme on aime dire) que les conservateurs avancent sans cesse leurs pions même s’ils se cachent (ce serait d’ailleurs une particularité propre au Québec : aux États-Unis, les conservateurs se montrent, s’exhibent outrageusement même; pareil au Canada anglais; pareil partout ailleurs dans le monde; mais ici, non, inexplicablement, ils se terrent, il n’y a de conservateurs que « crypto », et il faut sans cesse les démasquer). S’ouvre alors la chasse aux suspects, aux nostalgiques de toutes sortes, aux réactionnaires masqués-démasqués : tous ces articles dans Argument, qui sont critiques du multiculturalisme ou de l’interculturalisme, du délire de nos pédagogos ou qui s’interrogent sur le principe d’institution – c’est pas un peu louche tout ça? C’est pas des crypto-conservateurs tout ce monde-là ? Vite, vite : faut faire le « mapping » de l’affaire ; il faut montrer les liens qu’on ne soupçonnerait pas entre toute cette faune (le fait que les conspirateurs conservateurs de l’ombre prétendent souvent ne pas se connaître ou ne pas s’apprécier – quels hypocrites ! –, fait, évidemment, partie du complot à démasquer) : et là, ça y va rondement, la liste est longue, Mathieu Bock-Côté, Égards, Jacques Beauchemin, Marc Chevrier, Michel Freitag, L’inconvénient, Denise Bombardier, la « nouvelle sensibilité historique » (whatever that means), Joseph Facal, les lucides, Lucien, ce qui reste de l’ADQ, l’Institut économique de Montréal (why not ?), enweille donc, les (vrais) conservateurs (il y en a quelques-uns), les républicains, les freitagiens, les néo-libéraux, les libertariens, les critiques du multiculturalisme, les lecteurs de Pasolini ou de Jean-Claude Michéa, ou simplement les inquiets ou les tourmentés, tous dans le même gros sac du néo « néo-conservatisme » à la sauce québécoise (on n’a oublié personne? Bernard Émond peut-être ? Sa nostalgie des curés, ne me dites pas que ça ne fait pas partie du « vent de droite » qui souffle sur le Québec… ? Sans parler du néo-trad de « Dégénération »… – on vous l’a dit, ils sont partout). Bref : je dénonce les néo-conservateurs masqués; donc je suis un penseur de gauche – même si je n’ai rien à dire. En arriver là cinquante ans ou presque après la naissance de Parti pris, c’est plus qu’insignifiant ou simplement minable intellectuellement et politiquement : c’est pathétique.

***

Une société n’est pas un assemblage d’individus naturellement libres et lâchement associés par un contrat ou par l’échange marchand ; une société, cela existe et cela a une consistance propre (c’est un ensemble d’institutions, un certain « mode de reproduction » pour parler comme Michel Freitag). Se sentir obligé de rappeler une vérité aussi élémentaire, le b-a-ba de la sociologie et passer quand on le fait pour un vilain crypto-conservateur fascisant donne une idée de l’état de désolation profonde de notre vie intellectuelle. Dans un article fameux de 1955, l’un de nos premiers philosophes, Jacques Lavigne, diagnostiquait la faillite de la pensée chrétienne chez nous. Notre christianisme, écrivait-il, est tout entier en surface, il est affiché partout mais il n’est vécu ou pensé véritablement nulle part. Cinquante ans plus tard, tout est changé et rien n’est changé, ce que Lavigne disait de la pensée chrétienne pourrait être exactement répété de notre pensée « modernisante » et de la critique que nous avons menée de la société et de la pensée cléricales : du riche héritage qu’aurait pu constituer pour nous les propositions et la critique subtile de l’ancien régime menée par les Vadeboncoeur, Dumont, Leclerc, Lavigne, Maheu, Aquin, etc., les sages de notre temps ne veulent rien savoir et lui préfèrent, on n’ose pas même dire des idéologies, non : plutôt, des slogans à la mode, garants d’un naturalisme qui confine à la plus radicale impuissance devant le monde tel qu’il est.

Pour ne pas mourir idiots, pour ne pas réagir devant tout ce qui nous arrive comme ces étudiants si sympathiques mais si démunis devant Zola et dont l’ « opinion » tient en une série de lieux communs éculés et insignifiants, par ailleurs unanimement répétés par les politiciens, les journalistes et les universitaires apeurés de ne pas être considérés suffisamment cools et politiquement corrects, il importe, plus que jamais, de mener une critique radicale et sans concession aucune de la nouvelle Sainte-Alliance contre la pensée, dont les éléments les plus excités rêvent carrément de censure et de délation.

Si Argument conserve un sens, un peu plus de dix ans après sa création, c’est celui-là.



Gilles Labelle

 


[1]       Je n’ai pas dit: tout le libéralisme et tout le gauchisme. Je vise la conception en quelque sorte « maximaliste » du pluralisme de pacotille qu’on nous sert ad nauseam de part et d’autre.

[2]       Il y a tout de même quelques exceptions, à preuve les Nouveaux cahiers du socialisme.



 


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