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Solitude et boule d’amour. Minuit le soir

Un texte de Éric Bédard
Dossier : Le Québec au miroir de ses téléséries
Thèmes : Culture, Québec, Revue d'idées, Télévision
Numéro : vol. 13 no. 1 Automne 2010 - Hiver 2011

La musique assourdissante des boîtes de nuit a beau rendre les mots futiles, l’alcool ramollir les raisonnements, le jeu des lumières diluer notre perception des réalités, ces lieux m’ont souvent envoûté. Pendant quelques heures, j’avais l’impression de sortir de moi-même et d’échapper à certaines lourdeurs de la vie. Aux aurores, j’emportais avec moi des rythmes, des regards, des promesses. Je revenais chez moi porté par le mouvement de la nuit, énergisé, vivant.

Aussi, si je ne les ai pas toujours fréquentées assidument, les boîtes de nuit m’ont toujours fasciné. Je ne suis pas de ceux qui croient que ces lieux sont superficiels. Il se joue là, probablement chaque soir, des choses très vraies. Pour comprendre certains rituels fondamentaux des sociétés contemporaines, pour entrevoir comment un homme et une femme en viennent à communier à quelque chose qui les dépasse, ne serait-ce que le temps d’une danse, d’une caresse ou d’un baiser, nul besoin de compiler des milliers de questionnaires et de fabriquer de savants protocoles de recherche. Il suffit de se planter dans l’une de ces boîtes et d’observer. Voilà un formidable « terrain » pour l’anthropologue de la culture occidentale.

Lorsque, un peu par hasard, je suis tombé sur Minuit le soir, j’étais donc bien disposé et surtout curieux de voir comment on présenterait cet univers tout à fait singulier. Réalisée par Daniel Grou (Podz) et scénarisée par Pierre-Yves Bernard – diplômé en sociologie –, cette télésérie diffusée de 2005 à 2007 a remporté plusieurs prix et connu un immense succès populaire au Québec. Dithyrambique et un brin complaisante, la critique s’est surtout intéressée à l’esthétique urbaine de Podz mais s’est très peu penchée sur ce que révèle cette télésérie du Québec d’aujourd’hui. Tout au plus s’est-on contenté d’applaudir le retour de l’homme québécois au petit écran.

Il est vrai que les trois principaux personnages sont des mâles sans complexes, en apparence du moins. Les trois hommes sont portiers au SAS, une boîte de nuit branchée du centre-ville dirigée par Fanny, jeune femme entreprenante et ambitieuse, diplômée de l’École des Hautes études commerciales. Marc alias « le p’tit », 36 ans, a fait partie de la marine pendant sept ans. Incarné par l’excellent Claude Legault, ce personnage à la fois viril et vulnérable dispose d’un sens inné de la justice et ne supporte pas qu’on humilie les plus faibles. Louis alias « le gros », 34 ans, joué par Louis Champagne n’a certainement pas le charisme de Marc, ni d’ailleurs le même succès auprès des femmes, mais il ne se laisse jamais marcher sur les pieds. Quant à Gaétan dit « le vieux », jeune quinquagénaire interprété avec beaucoup d’aplomb par Julien Poulin, il ne recule devant rien pour assurer la sécurité des clients. Les trois hommes prennent le métier de doorman très au sérieux ; ils ne l’exercent pas par dépit, en attendant mieux, comme leurs plus jeunes collègues, tous étudiants universitaires. C’est un métier qu’ils ont choisi et dont ils sont fiers, l’un des derniers peut-être où le courage et la force physique sont indispensables, où l’instinct protecteur de l’homme peut être assumé sans complexe et où l’on peut assez facilement distinguer le bien du mal.

Si ces trois personnages sont des durs, une fois revenus chez eux tard la nuit, ils n’ont plus de quoi faire les paons. Ce sont de grands solitaires. Aucun ne vit avec une femme ou avec des enfants. On ne les voit jamais visiter leurs parents ou leurs frères et sœurs. Nulle trace non plus d’une quelconque sociabilité de quartier. En dehors des copains du SAS, ils n’ont personne. Bien sûr, dans cette belle amitié qu’ils partagent, nos trois portiers trouvent un certain réconfort. Leurs « boules d’amour » occasionnelles, ces viriles accolades proposées par Louis, favorisent une communion fraternelle et fortifient les liens. Mais chez aucun on ne sent de projets de vie ni de buts quelconque. Sans les rushes des nuits passées au SAS, les jours de ces vies un peu mornes et sans relief couleraient les uns après les autres. Des personnages sans histoire qui traînent leur passé comme un boulet, incapables de se projeter dans l’avenir. Captifs du présent, chacun est enfermé en lui-même et vit avec son secret.

Enfant battu et humilié, Marc est habité par une colère sourde et un grand sentiment de culpabilité car il se sent personnellement responsable de ceux qui l’entourent. Son agressivité lui a d’ailleurs valu un casier judiciaire après qu’il eut blessé gravement un camarade de la marine en train de malmener un petit Asiatique. S’il accumule les conquêtes, il a beaucoup de mal à nouer des relations sincères et profondes avec des femmes. Il compense ce vide affectif en adoptant des animaux domestiques qui, chaque fois, meurent accidentellement. Ces animaux ont tous droit à des obsèques ; les croix plantées dans sa cour à la mémoire de ces chats et de ces chiens lui rappellent la précarité de la vie. Complexé par son analphabétisme, Gaétan retrouve un fils homosexuel qui gagne sa vie en faisant la rue. « Le vieux » ne sait comment exprimer son attachement autrement qu’en distribuant des cadeaux ou en accumulant bien péniblement de rondelettes sommes. Louis, de son côté, a de gros problèmes d’érection, sauf lorsqu’il revêt les déguisements des héros de son enfance. Fatiguée de ses fantasmes un peu excentriques, sa copine se lasse et le largue. Cet abandon le trouble au point qu’il en vient à douter de son orientation sexuelle.

Pour sortir de cet enfermement et être mieux dans sa peau, trois voies sont expérimentées par les personnages ou suggérées par les scénaristes. La première est celle de la quête spirituelle, explorée par Louis durant la troisième saison. Attiré par une secte religieuse (on devine qu’il s’agit des Témoins de Jéhovah), heureux de faire partie d’une communauté tissée serrée, Louis accepte de prendre part à des manifestations contre l’avortement et en vient à scander des slogans hostiles aux gais. Sa quête spirituelle se solde donc par un embrigadement sectaire. Elle est présentée par les auteurs de Minuit le soir comme une voie sans issue. La religion et ses bondieuseries n’offrent aucune voie de salut. La seconde piste est thérapeutique : c’est celle que choisit Marc qui, tout au long des trois saisons de la série, consulte périodiquement un psychologue. Ces rencontres, qui se déroulent dans des toilettes publiques, ne manquent pas de piquant. À la manière du clerc d’autrefois tendant l’oreille dans l’obscurité de son confessionnal, le thérapeute écoute patiemment les aveux intimes de son patient et lui suggère des pistes. Cette façon de sortir de soi-même et de se réconcilier avec ses vieux démons est présentée comme normale, sinon saine. La troisième voie suggérée par les auteurs de Minuit le soir, celle qui permettrait d’envisager un bonheur vrai, authentique, est celle de l’amour. Si tous ces personnages tournent en rond, s’ils se cherchent, sentent le besoin de consulter des thérapeutes, c’est parce qu’ils ne se seraient pas encore abandonnés à un véritable amour. C’est lorsqu’il tombe amoureux de Marion, une cliente du SAS, que Louis réussit finalement à résoudre son problème érectile. C’est lorsqu’il rencontre Brigitte, une prostituée, ou commence à fréquenter son enseignante que Gaétan reprend confiance en lui et se sent « vivant ». À Marc et Fanny, les personnages les plus charismatiques de la série, il ne manque qu’un dénouement amoureux pour que le bonheur soit à portée de main.

Cette quête amoureuse est le nœud dramatique de Minuit le soir. Elle anime tous les personnages de la série, fait rêver les clients du SAS qui, soir après soir, espèrent rencontrer l’âme sœur. Cette quête est cependant difficile, exigeante, car la concurrence est forte et le marché amoureux ne fait pas de quartier. Cette série conforte certaines intuitions de Michel Houellebecq présentées dans L’extension du domaine de la lutte. Dans la plupart des sociétés traditionnelles, la quête amoureuse prenait fin avec le rite du mariage, engagement sacré fait devant les hommes et devant Dieu. Pour assurer la sécurité de la famille et la succession des générations, l’homme et la femme mariés devaient renoncer au flirt, à la drague et à tout rituel pouvant mener à une séduction ou à une liaison amoureuse. Si on se soumettait à ces règles strictes, ce n’était pas seulement pour faire plaisir aux clercs mais bien davantage parce que la sociabilité rurale et villageoise rendait ces tentations plus difficiles à vivre au grand jour. En effet, dans les sociétés traditionnelles, les hommes et les femmes vivaient dans des cages de verre et craignaient d’être ostracisés par leur communauté. L’hédonisme de nos sociétés modernes et l’anonymat de nos grandes villes ont fait voler en éclats ces balises morales. Vivre dans la plénitude d’un amour authentique est devenu l’aspiration par excellence, y compris pour celles et ceux qui se sont mariés et ont fait des enfants. Je laisse aux moralistes le soin de juger si nous avons gagné ou perdu au change. Ce dont je suis certain en revanche, c’est que cette mutation a eu pour effet d’étendre le principe libéral de concurrence à la sphère intime.

Dans un système économique où le licenciement est prohibé, écrit Houellebecq, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel [ou amoureux] où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit [ou son âme sœur]. […] Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel [ou amoureux], c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société […] Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes femmes ; le trouble et l’agitation sont considérables[1].

 

Les rituels de la drague ont beau être sophistiqués, des boîtes de nuit comme le SAS sont aussi les microcosmes de l’état de nature où l’homme est un loup pour l’homme, où chacun lutte pour être reconnu et aimé pour ce qu’il est. À ce jeu de la concurrence, certaines gagnent, d’autres perdent. Certains réussissent à séduire quantité de femmes, d’autres n’arrivent jamais à rencontrer l’âme sœur.

La quête amoureuse des personnages de Minuit le soir est une quête individuelle, solitaire. Quiconque aspire au bonheur amoureux ne peut compter que sur lui-même pour arriver à quelque chose. Dans Minuit le soir, la vie réussie n’est aucunement rattachée à quelque dimension sociale ou politique. L’espoir de voir advenir un monde meilleur, plus généreux et grand, est complètement absent de cette télésérie. Il ne viendrait jamais à l’esprit de Marc, de Louis ou de Gaétan de militer bénévolement pour une cause quelconque. Jamais les personnages ne font état d’une opinion qui aurait une portée sociale. Ils pensent, agissent comme s’il fallait se passer de la société pour réaliser quelque chose d’un peu significatif. Et pour cause : toutes les références à l’environnement social sont négatives ; rien ne semble fonctionner dans cette société.

Attaqué par un client du SAS, Louis est obligé d’attendre au moins 37 heures dans le couloir achalandé d’une salle d’urgence éclairée par des néons. Enfants d’un Québec qui a voulu démocratiser l’enseignement, Marc et Louis n’ont pas terminé leurs études secondaires. Pour se moquer des nouveaux portiers bardés de diplôme, Marc se dit fier d’avoir complété un « bacc. en hockey cusom »… Les systèmes de santé et d’éducation, deux piliers du « modèle social » québécois, seraient donc en panne. Le Québec de Minuit le soir est également rongé de l’intérieur par la rigidité du corporatisme syndical et professionnel. Col bleu le jour à la ville de Montréal, Louis se repose de ses nuits au SAS couché dans les feuilles mortes de son camion. Dans les catacombes de la Cité, il passe de longues heures à jouer aux cartes et à boire de la bière avec ses copains syndiqués. Les « acquis » syndicaux constamment invoqués par Louis pour ne pas travailler – « on a droit à trois burn-out par année », explique-t-il railleur – n’ont plus rien à voir avec une forme quelconque de justice sociale : ils servent les intérêts d’un petit groupe de mafieux au sein duquel règne la loi du silence. Lorsque Louis, durant la deuxième saison, brise par mégarde cette omertà, il est aussitôt exclu de la tribu, et de manière sauvage. Dans ce Québec du chacun-pour-soi sont aussi exclus des corporations professionnelles tous ces immigrés à qui on a fait croire que le Québec manquait cruellement de main-d’œuvre qualifiée. Le psychologue de Marc, diplômé de l’Université de Budapest, homme plein de sagesse et qui dispose d’une excellente maîtrise du français, est en fait concierge et affiche ses services de psychologue dans les toilettes publiques. Un collègue à lui, Chilien spécialiste des désordres sexuels, fait des consultations dans un restaurant MacDonald. Même le système de justice est un mensonge. Pour obtenir son pardon et voir disparaître pour de bon son casier judiciaire, Marc s’en remet à la petite mafia locale.

Dans le Québec de Minuit le soir, on ne se questionne jamais sur ces dysfonctionnements graves. On ne critique pas les politiciens ou les fonctionnaires pour leur mauvaise gestion, ni la génération précédente pour ses choix. On ne déplore jamais l’écart entre les beaux récits de la Révolution tranquille et la triste réalité du Québec d’aujourd’hui. Aucun apitoiement, aucune jérémiade, aucune déception : on prend acte de la dureté de la vie et on tente de tirer le meilleur parti des circonstances. Les personnages ne vivent tout simplement pas dans le Québec historique, ni ne participent à aucune aventure collective.

Comme c’est souvent le cas dans la dramaturgie québécoise, le dénouement est malheureux, à tout le moins pour les deux personnages clefs.  Dans le dernier épisode de la troisième saison, un Marc serein se rend chez Fanny avec un bouquet de fleurs dans le but de lui déclarer son amour. Le happy end est gâché par un assassinat complètement inattendu. Cette mort n’a aucun sens, comme la vie de tous ces personnages.



Éric Bédard*

 

NOTES

*       Éric Bédard est historien et professeur à la Télé-université (téluq) de l’Université du Québec à Montréal.

[1]       Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994, p. 100-101. Les ajouts entre crochets  sont de moi.



 


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