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C. A. : Le chantier de l’amour

Un texte de Carl Bergeron
Dossier : Le Québec au miroir de ses téléséries
Thèmes : Culture, Québec, Société, Télévision
Numéro : vol. 13 no. 1 Automne 2010 - Hiver 2011

C. A. est une télésérie dont le synopsis n’étonne pas de prime abord. Une bande d’amis au tournant de la trentaine. Des histoires sentimentales croisées. Une amitié sado-maso entre un player (Jean-Michel) et un loser (Yannick), une urbaine émancipée (Maude) et une banlieusarde inhibée (Sarah). Une ambiance légèrement montréalaise, qui garde le contenant du 514 pour un contenu 450. Des rencontres dans des bars branchés. Un langage cru pour « parler de cul ». Et, bien sûr, en arrière-plan, un ressentiment anti-boomer à peine voilé, qui resurgit ponctuellement pour donner un sens au drame des personnages.

Jean-Michel (Louis Morissette), Yannick (Antoine Bertrand), Maude (Sophie Bourgeois) et Sarah (Isabelle Blais) se sont rencontrés à l’université, aux Hautes études commerciales (hec). Ils ont étudié l’administration des affaires et occupent désormais des postes divers à la hauteur de leur formation. À 31-33 ans, avec un salaire que l’on peut estimer de 40 000 $ à 60 000 $ par an, ils sont les représentants typiques de la jeune classe moyenne. Tous célibataires, hormis Sarah, le mouton noir du groupe dont les autres membres du clan se moquent affectueusement, ils aiment se rencontrer sous la forme d’un « C. A. » informel, dans un bar-bistro où ils ont leurs habitudes, pour se raconter les péripéties de leur vie affective et sexuelle. Leur carrière ? Il n’en est pas question, ou si peu. Tout au plus sert-elle de décor à leurs drames sentimentaux.

C’est d’ailleurs ce qui frappe dans C. A. : la prééminence de la vie personnelle sur la vie professionnelle ; le peu d’intérêt, chez ces jeunes loups des hec (que l’on aurait pu croire plus affamés), pour le monde extérieur de la réussite et de la compétition sociale. Dans leur cas, l’omniprésent thème du sexe est l’arbre qui cache la forêt, ou la forêt qui cache les étoiles. Quoi qu’ils disent et quoi qu’ils fassent, leur existence reste circonscrite dans les limites d’une intimité exacerbée.

La baise, rebaptisée par eux « tricot », suppose la pénétration d’un « chantier » par un « Jean-Guy ». C’est ainsi que l’on parle de l’acte sexuel dans C. A. Étonnant jargon au carrefour du kitsch et de la dérision, de la proximité et de la pudeur, qui a suscité la surprise de tous à la sortie de la série, et que d’aucuns ont qualifié de vulgaire. « Chantier » ? « Jean-Guy » ? « Tricot » ? Des termes vulgaires, vraiment ? Absurdes et décalés, plutôt. Mais surtout, clins d’oeil inconscients au Québec traditionnel, à mi-chemin de la moquerie et de l’invocation. Le « chantier » aurait pu tout aussi bien être une shop, le « Jean-Guy » un « Roger », le « tricot » un « feu de camp ». Le détour par le Québec traditionnel pour nommer le vide post-moderne, n’est-ce pas ce qu’avait aussi fait, en un sens, le groupe Mes Aïeux (Dégénération), de façon beaucoup plus consciente toutefois ?

Les critiques accusaient les dialogues sexuels de vulgarité à défaut de pouvoir exprimer autrement leur déception de ne pas s’être trouvés devant un humour authentiquement lubrique. Car il y a eu fausse représentation : C. A. n’est pas la série olé olé qu’elle prétendait être, à tout le moins au départ. Contre toute attente, la source de la « subversion sexuelle » s’est tarie au fil des épisodes, les mœurs des personnages se déplaçant des marges vers le centre.

On y parle de cul apparemment sans complexes, mais avec au fond du cœur une secrète espérance : la vie normale et l’amour stable. Les faux cyniques de C. A. ne sont pas les carriéristes sans cœur qu’ils semblent être au premier coup d’oeil. Rien à voir avec les golden boys de Wall Street aux cheveux gominés, qui chopent des torticolis à force de contempler les gratte-ciel de la fortune et de la luxure. Rien à voir, non plus, avec les apatrides trilingues qui arpentent les mégapoles post-modernes un BlackBerry à la main, de Kuala Lumpur à Tokyo, en passant par Londres et New York. Le monde sédentaire de C. A. est celui du placement emploi et du salaire moyen, de la dignité ordinaire et du combat quotidien. S’il est traversé par le désenchantement occidental, il n’est pas pour autant avalé par lui. Une lumière persiste malgré l’atmosphère de fin du monde. C. A. eut-elle été une œuvre littéraire, on aurait parlé de la rencontre de Michel Houellebecq et de Daniel Pennac. C’est le monde de la « révolution sexuelle » post-boomer, tel qu’hérité par une génération x qui, pas totalement vaincue par le nihilisme, cherche à actualiser des réflexes culturels traditionnels tels que l’aspiration à la famille et au mariage. Le sexe n’y est pas mis au service du pouvoir, mais au service de la quête amoureuse. Vous vous attendiez à des orgies dans des tours du centre-ville, des conversations d’une cruauté sophistiquée, des maîtresses cosmopolites à l’accent cassé ? Vous vous retrouvez avec des orgies ratées dans des spas de banlieue et des discussions autour d’un barbecue, à côté d’une piscine hors terre, sur l’opportunité pour une femme de rester à la maison pour élever ses enfants. Surprenant...

La plus délurée des quatre, Maude, s’envoie en l’air comme une actrice porno, mais vit sa solitude comme une actrice mélodramatique. Jean-Michel, le player assumé, finira par consulter une psychologue pour « régler » son problème, tout en se risquant à des relations plus mûres avec des femmes moins superficielles. Sarah, la jeune femme casée et installée, s’investit entièrement dans la maternité et se détourne du sexe, chose qui ne l’a jamais vraiment intéressée. Enfin, Yannick, le gros qui ne pogne pas, se lasse de son rôle de faire-valoir de Jean-Michel, délaisse les bars branchés et se met en couple avec une girl next door, un anticliché de magazine qu’il a rencontré dans un café où il avait ses habitudes.

Ce n’est pas que la série C. A. n’a pas essayé d’être sexuelle à outrance. Toute la première saison peut être vue comme une prise de position en ce sens. Louis Morissette, qui est aussi l’auteur de la série, s’y donne le beau rôle. Jean-Michel est un « dandy de banlieue » bellâtre et cruel, disposé à conquérir les amazones névrosées du Plateau au vu et au su d’amis admiratifs. C’est le mâle alpha de Blainville qui débarque dans une Babylone dopée aux antidépresseurs. Lorsque l’hémisphère droit de son cerveau n’est pas occupé à séduire une rouquine, l’hémisphère gauche donne des conseils à son ami Yannick pour séduire les brunettes et les noiraudes, tout en sachant fort bien la chose improbable (à cause de Yannick, pas de ses conseils). Il baigne dans l’art de la séduction permanente, alternant entre la réussite et la pédagogie – mais une pédagogie perverse qui n’est toujours qu’un moyen de revenir à lui-même. Commentateur clinique du désastre amoureux, il multiplie les remarques assassines à l’attention d’auditeurs gagnés d’avance.

Je dis le « beau rôle », parce que C. A., au départ, cherchait à apparaître comme une série urbaine postmoderne, en phase avec une époque qui a fait de la performance sexuelle un indicateur déterminant de la valeur des individus. Rappelons-nous le « libéralisme sexuel » des romans de Houellebecq, où la hiérarchie sociale n’est plus tant fixée par le salaire et la profession que par le capital sexuel. Dans ce monde du clin d’oeil qui paye et de la chute de reins qui tue, Jean-Michel est un vainqueur, si ce n’est un millionnaire. La morosité sexuelle des personnages secondaires qui l’entourent ne le dépare pas, elle l’enrichit. C’est en ce sens qu’on peut parler de « beau rôle ». Jean-Michel le « dandy baiseur » incarne la prémisse « sexocentrée » de la série, qui entendait à l’origine mettre en scène des trentenaires urbains déterminés à profiter de l’hédonisme sexuel de leur époque. C. A. se voulait une sorte de Sex and the City, mais sans le magasinage et les chicanes de filles. Or, coup de théâtre, la série se transforme lors des saisons suivantes en une étude de caractères plus nuancée, le sexe un peu poseur des débuts, style « porno et martini », faisant place aux désirs conflictuels d’adultes à la recherche d’un sens à leur vie.

Le dernier épisode de la saison 1 annonçait déjà cette mutation avec la scène de ménage entre Maude et son « conjoint » du moment, un boomer à la langue déliée, homme d’affaires à la fortune faite, qui s’autorisera quelques remarques acidulées sur les amitiés de sa nouvelle conquête. En colère de la voir rentrer à la maison avec quatre heures de retard, sans même l’avoir averti, alors qu’ils avaient prévu manger ensemble, il balaie du revers de la main ses excuses (Maude affirme avoir passé la soirée aux côtés de Jean-Michel pour le « soutenir dans un moment difficile »).

Il y a toujours de quoi, s’insurge-t-il. Quand ce n’est pas la bad luck de Jean-Michel, c’est la peine d’amour du gros mou [Yannick] ou les problèmes de filtreur de la beauté désespérée [Sarah]. Je commence à en avoir ma crisse de claque de vos enfantillages de C. A. Réunion de losers !

 

L’éclairage est brutal mais il est juste. Les yeux de Maude ne tardent pas à devenir vitreux, mais, cette fois, c’est plus en raison de larmes que d’un abus d’alcool. « Ces losers-là, comme tu dis, c’est ma seule famille. Ils ont toujours été là pour moi et c’est ma seule famille. »

Voilà la première fissure. L’armature du C. A. version 1.0 craquelle ensuite doucement et Morrissette lui-même ne semble plus vraiment y croire comme scénariste. Les conditions sont réunies pour un déplacement du regard, qui ne se portera plus tant sur Jean-Michel tout-puissant que sur le groupe d’amis scellés par un drame commun. De satirique, l’axe narratif devient dramatique.

La deuxième fissure viendra avec l’apparition d’un personnage sous-estimé, Raphaël. Antithèse marquée de la banlieue à laquelle tentaient brièvement d’échapper Jean-Michel et ses amis, Raphaël le « dandy urbain » agit comme révélateur. Journaliste culturel, gauchiste pédant, gastronome zélé et écologiste, il incarne une certaine idée du « Plateau » autochtone, quartier où le port de la barbe de trois jours va de pair avec un sentiment de supériorité culturelle. Ce menteur invétéré n’a aucune difficulté à tromper Maude et à l’exploiter, affectivement et financièrement, occasion pour le « clan » de se resserrer autour de la défense de leur amie. Leur détestation unanime de Raphaël se nourrira d’un très fort sentiment de classe, les « banlieusards » – ou les 450 « montréalisés » – s’assumant ici comme tels contre le gauchiste artiste du Plateau.

Jusque-là, le snobisme du C. A. première mouture se révélait par un mépris affiché pour les « filles de Laval ». Blainville se moquait de Laval par souci de se rapprocher du Plateau et du Mile-End. Avec le personnage-miroir de Raphaël, la série abandonne ses dernières prétentions et achève de se réconcilier avec son terreau culturel d’origine. Elle se restructure subrepticement, et prend du même coup son envol. Elle trouve sa personnalité. Du produit quelque peu insupportable qu’elle était à la première saison, elle devient une authentique œuvre populaire. Parfois maladroite, certes, mais souvent touchante et juste (surtout dans la troisième saison), C. A. a le mérite de brosser le portrait d’une réalité qui transcende la métropole et la banlieue : la quête de jeunes gens ordinaires et sincères, comme on en voit tant, à la recherche d’un peu de sens et de certitudes dans un monde qui n’en a plus.



Carl Bergeron*

 

NOTES

*       L’auteur est essayiste. Il a collaboré à de nombreuses publications, dont L’Inconvénient, L’Action nationale et L’Atelier du roman. On peut le lire chaque samedi sur le journal en ligne L’Intelligence conséquente.



 


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