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De la défaite du 13 septembre 1759 au désastre du 13 septembre 2009

Un texte de Martin Nadeau
Dossier : Autour d'un livre: Plaines d'Abraham de Yves Tremblay
Thèmes : Histoire
Numéro : vol. 12 no. 2 Printemps-été 2010

Cet essai de l’historien Yves Tremblay constitue une réaction à la controverse entourant la reconstitution de la bataille des plaines d’Abraham qui devait avoir lieu le 13 septembre dernier à Québec à l’occasion de son 250e anniversaire. Le sous-titre, avec l’expression d’égo-mémoire des Québécois, évoque d’emblée la position de l’auteur par rapport à cette controverse : l’annonce de l’annulation de cette reconstitution le 17 février 2009 ne serait rien de moins qu’une « tragédie1 » ou encore un « désastre » (p. 19 et p. 231). Cette annulation témoignerait d’une caractéristique du peuple québécois, soit le fait que ce dernier concevrait son histoire comme son bien exclusif ; égoïstement, il interdirait que l’Autre, quel qu’il soit, puisse y dire quelque chose.

Le livre s’articule autour de l’existence d’un mensonge au cœur de la controverse, les trois parties s’intitulant respectivement « Le mensonge », « D’où vient le mensonge ? » et « Par-delà le mensonge ». Ce mensonge aurait consisté à affirmer l’existence d’un « complot » visant à instrumentaliser la commémoration de la bataille des plaines d’Abraham à des fins politiques partisanes, c’est-à-dire fédéralistes. Aux dires des « menteurs » – les journalistes du Devoir, notamment – le complot aurait été fomenté, non seulement par les fédéralistes, mais également par les amateurs de reconstitutions tels que l’auteur, d’où l’empressement de ce dernier de monter au créneau. Le livre gravite autour de deux pôles : le premier consiste en une critique, qui s’apparente parfois à un règlement de compte, de ceux qui auraient orchestré cette campagne visant à annuler la commémoration ; le second s’attache plutôt à rétablir les faits entourant la fin de la Nouvelle-France, tout en dénonçant au passage les milieux historiques québécois, universitaires notamment, qui ignorent l’histoire militaire. Je ne m’attarderai ici qu’à des considérations sur le premier pôle, qui constitue la partie polémique de cet essai.

L’auteur met bien en relief le fait que la Commission des champs de bataille nationaux (CCBN) avait l’intention, dès l’annonce officielle du projet de reconstitution le 28 mai 2007, d’éviter toute controverse en proposant deux reconstitutions, soit la défaite française du 13 septembre 1759 et la victoire des Canadiens et des Français de Lévis sur les troupes de Murray le 28 avril 1760 à Sainte-Foy. L’auteur a parfaitement raison de souligner que cette dernière reconstitution a été occultée lors de la campagne contre la commémoration. Je me permettrai pour ma part de souligner que cette intention d’éviter la controverse aurait dû se manifester d’abord et avant tout par un plus grand soin quant au vocabulaire utilisé par la CCBN : on aurait dû éviter toute référence à un quelconque caractère festif de l’événement. Comme le rapporte l’auteur lui-même, le président du Conseil d’administration de la CCBN, André Juneau, devait répéter encore au journaliste du Soleil Simon Boivin le 9 janvier 2009 « qu’on se concentre sur le fait historique, pas sur une fête ». Visiblement, les conseillers en communication de la CCBN avaient failli à la tâche en incluant plus ou moins explicitement dans leur registre de discours les termes de fête ou de célébration ; car l’origine de la controverse est bien là. Elle s’amorce, la veille de l’entretien entre Juneau et Boivin, par une chronique de Michel David qui écrit, dans Le Devoir du 8 janvier 2009 : « Connaissez-vous bien des endroits dans le monde où un peuple célèbre dans l’allégresse la pire défaite de son histoire ? ».

L’auteur estime que Michel David a employé le procédé des vieilles citations hors contexte et qu’il a réactivé sans raison valable la querelle entre les historiens de l’école de Montréal (Lionel Groulx, Maurice Séguin, Michel Brunet), selon lesquels la Conquête constitue une rupture radicale dans le développement de la nation canadienne-française, et ceux de l’école de Québec (Jean Hamelin et Fernand Ouellet) qui insistent, au contraire, sur la continuité dans la structure économique de la Nouvelle-France en dépit de la Conquête. Cette querelle est, selon l’auteur, « vieillie » et ne servirait en rien le débat sur la commémoration ; il aurait été préférable de tenir compte de travaux récents portant sur la Conquête qui ont été réalisés notamment par des historiens canadiens-anglais. L’auteur a parfaitement raison de déplorer le fait que ces travaux récents sur la période de la Conquête sont souvent ignorés au Québec, d’autant plus que ce champ de recherche est délaissé par les universitaires québécois. Mais l’enjeu de la polémique médiatique ne porte pas sur ces travaux d’historiens, mais bien, encore une fois, sur le vocabulaire déployé par la CCBN dans le cadre de son projet de reconstitution. Dans le contexte des débats perpétuels entre souverainistes et fédéralistes, il fallait bien s’attendre à ce que le Réseau de Résistance des Québécois (RRQ) et son porte-parole d’occasion, Pierre Falardeau, s’en mêlent en jetant de l’huile sur le feu. Les imprécations des militants souverainistes radicaux contre le projet de la CCBN n’ont cependant rien amené de constructif au débat et on peut préférer avec l’auteur la prudence nuancée de la députée péquiste Agnès Maltais. Celle-ci s’est contentée de reprocher le « mauvais marketing » de la CCBN qui a utilisé le mot « célébration » plutôt que « commémoration » et qui a employé l’image trop conviviale de Montcalm et Wolfe se serrant la main dans sa campagne de promotion de l’événement. Le mauvais marketing de la part de la CCBN est la cause première de cette controverse, beaucoup plus, je crois, que la mauvaise foi de journalistes cherchant « à faire tourner les presses » pendant « le creux d’information du début de l’année », comme le dit l’auteur. L’année 2009 s’amorçant, il était légitime pour un journaliste d’appréhender les moments forts de l’année à venir et de demander aux élus de se prononcer à ce sujet.

La ministre fédérale des affaires intergouvernementales, Josée Verner, ayant par la suite manifesté le désir de s’afficher sur les plaines d’Abraham lors de l’événement, doit-on s’étonner que les médias, notamment Lysiane Gagnon dans La Presse2, puis Michel David, à nouveau, dans une chronique intitulée « Le syndrome de McCartney3 », aient nourri cette controverse ? L’auteur peut bien reprocher à David d’avoir exagéré le caractère festif des événements programmés par la CCBN, mais ne vaudrait-il pas mieux, encore une fois, mettre en cause le mauvais marketing de l’évènement à l’origine de cette réaction médiatique ? En évoquant d’autres articles parus dans le Devoir, tel celui de la journaliste culturelle Odile Tremblay, ou ceux de membres de « l’establishment culturel » québécois, tel Yves Beauchemin (qui publia dans la page « libre opinion » du Devoir), l’auteur estime que ce journal « s’acharne » (p. 36) contre cette commémoration en faisant preuve d’une « mauvaise foi éditoriale », entre autres par la manipulation et la sélection de l’information (p. 36) ; bref, les responsables du « mensonge » que dénonce l’auteur sont identifiés. Je ne suis pas certain de la pertinence du terme « mensonge », car enfin, sans ce mauvais marketing de la part de la CCBN, et sans l’annonce de la présence de la ministre fédérale Josée Verner lors des dites commémorations de 2009, peut-on imaginer un tel « acharnement » de la presse québécoise, et du Devoir en particulier, contre cet évènement ?

Une autre raison permettant d’expliquer la réaction de la presse québécoise est évoquée par l’auteur lui-même. À au moins deux reprises (p. 29 et p. 37), l’auteur concède qu’André Juneau, président du Conseil d’administration de la CCBN, a fait tout au long de cette controverse des déclarations malhabiles, notamment en employant le terme de « visibilité du fédéral » lors des commémorations. Ceci a en effet engendré une confusion avec le programme de visibilité du fédéral mis au jour lors du scandale des commandites en 2004-2005. Les déclarations malhabiles de Juneau participent à entretenir le « mensonge » selon l’auteur : conjugués à ces maladresses, les propos des journalistes et les déclarations de l’establishment culturel québécois ainsi que des partis politiques comme le Bloc Québécois ont forgé l’idée selon laquelle la reconstitution de 2009 aurait été commanditée. Comme le rappelle Tremblay, le programme des commandites a été aboli dans la foulée de la commission Gomery et n’a donc rien à voir avec la commémoration de la bataille des Plaines en 2009. Ceux qui affirment le contraire, par conséquent, se trompent. Mais le scandale des commandites ayant été, sans équivoque, d’une ampleur inédite dans l’histoire du Canada, n’est-ce pas compréhensible que cette histoire continue de refaire surface? Et n’est-ce pas la nature même d’un scandale d’éclabousser ceux qui ne lui sont pas directement associés ? Plutôt que de prétendre que des journalistes ou des membres de l’establishment culturel québécois auraient cherché à se servir du débat entourant cette commémoration pour promouvoir leur idéologie, en forgeant délibérément le « mensonge », on pourrait penser, de prime abord, que dans la foulée du scandale des commandites, il était prévisible d’accueillir avec un certain scepticisme les projets subséquents impliquant une visibilité quelconque du gouvernement fédéral au Québec. Même si, à l’origine, le projet de la CCBN était issu de l’initiative du Corps historique du Québec, son « mauvais marketing » ne pouvait qu’attiser ce scepticisme qui, malheureusement, et je le déplore avec l’auteur, a dégénéré en confusion quant à la nature du lien entre l’évènement et le fédéral.

Le projet de commémoration ayant été mal organisé et mal présenté par la CCBN, il était attendu que des souverainistes pourraient y flairer une manifestation de propagande canadienne. La CCBN n’ayant pu ni su se défendre, les déclarations malhabiles de Juneau s’accumulant et la ministre Verner ayant annoncé sa présence, il était presque inévitable que les médias québécois, et a fortiori, les souverainistes, transforment le projet en controverse afin qu’il soit abandonné. En d’autres termes, plutôt que d’insister uniquement sur le « mensonge » des journalistes et des souverainistes québécois qui chercheraient à instrumentaliser l’histoire ou les commémorations historiques à des fins politiques partisanes, je pense que, pour bien comprendre cette controverse, il faudrait accorder une importance au moins égale aux impérities des membres de la CCBN, et notamment de Juneau, ainsi qu’aux problèmes que posent désormais la « visibilité » de la classe politique fédérale au Québec, qu’elle soit ou non commanditée.

Pour le reste, on ne peut qu’être en accord avec l’auteur lorsqu’il déplore l’instrumentalisation de l’histoire à des fins politiques partisanes, ce qui n’est cependant pas le seul fait des souverainistes québécois. De même, il faut regretter avec l’auteur le fait que l’histoire militaire en général et l’histoire de la Conquête en particulier sont négligées par les historiens québécois : des historiens canadiens-anglais, américains ou britanniques s’y intéressent pourtant et il faut absolument considérer leurs travaux en dépit de cet égo-mémoire, dont l’existence ne me semble pas propre aux Québecois, toutefois. Je n’ai pas trop compris, d’ailleurs, sur quels fondements repose son affirmation selon laquelle les Québécois auraient un profond mépris pour les points de vue bien informés sur l’histoire. En outre, pourquoi Tremblay affirme-t-il que les historiens québécois refuseraient de comprendre leur histoire en se référant à des contextes sociaux plus étendus? Pensons entre autres aux travaux de Stéphane Kelly4 et de Louis-George Harvey5, qui situent les Rébellions de 1837 dans le contexte plus large du rayonnement nord-américain du républicanisme classique ou de l’humanisme civique.

Enfin, l’auteur termine son essai en dénonçant le mépris que certains, tel le journaliste Pierre Foglia, accordent aux amateurs de reconstitutions. De mon côté, j’ai noté un certain mépris de l’auteur pour la Chaire de recherche en rhétorique – il dit « je ne savais pas qu’une telle chose pouvait exister en 2009 » (p. 51) –, ou encore, pour l’Académie canadienne-française : « il y a une telle chose… » (p. 118), écrit-il. J’estime pour ma part que le respect que l’on peut accorder aux chercheurs en rhétorique ou encore aux membres de l’Académie canadienne-française vaut bien celui que l’on doit aux amateurs de reconstitutions historiques.

MARTIN NADEAU

 


NOTES

 

Martin Nadeau enseigne la sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université McGill et il a publié récemment, en collaboration avec François Charbonneau, L’Histoire à l’épreuve de la diversité culturelle, Bruxelles, Peter Lang, 2008.

1 Y. Tremblay, Plaines d’Abraham. Essai sur l’égo-mémoire des Québécois, Montréal, Athéna Éditions, 2009, p. 9. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.

2 L. Gagnon, « Célébrer la conquête ? », La Presse, le 24 janvier 2009.

3 Michel David, texte publié dans Le Devoir du 27 janvier 2009.

4 S. Kelly, La petite loterie ou comment la Couronne a obtenu la collaboration du Canada français après 1837, Montréal, Boréal, 1997.

5 L.-G. Harvey, Le Printemps de l’Amérique française : américanité, anticolonialisme et républicanisme dans le discours politique québécois, 1805-1837, Montréal, Boréal, 2005.




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