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L'art de la gibelote

Un texte de Antoine Robitaille
Dossier : L'infâme de notre temps : le jargon!
Thèmes : Langue
Numéro : vol. 12 no. 2 Printemps-été 2010

Journaliste « forcé » de transcrire tous les jours les propos et discours politiciens, j’ai un poste d’observation privilégié pour voir comment, dans le monde politique et dans l’espace public aujourd’hui, consciemment ou non, on tord la langue, on la conscrit, on la mobilise, on la fait mentir au nom de certaines causes. Dans un petit carnet web2, je collige et collectionne ces tortures qu’on fait subir à la langue. C’est là une manière d’y résister, j’imagine.

Les kidnappings sont fréquents. On enlève des mots qui rappellent des situations jugées dérangeantes et on tente de les reléguer au placard. Le « décrochage » scolaire, par exemple. Depuis des décennies, malgré plans et réformes dans l’éducation, il demeure, au Québec, un problème criant. Le phénomène ne disparaît pas ? Éliminons le mot. C’est ce qu’a décrété la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sports, Michelle Courchesne, le printemps passé : « Il faut désormais parler de persévérance scolaire et non de décrochage. » C’est tellement plus « positif », a tranché la ministre.

Pourquoi y a-t-il tant de jargon et de « mots de javel » (ces mots qui lavent plus blanc que blanc) à notre époque ? Quelles sont les causes de ce phénomène ?

Je vais tenter de répondre à cette question présomptueuse en puisant dans la pensée de deux écrivains : Alexis de Tocqueville et George Orwell, et d’un philosophe, Harry Frankfurt.

1) TOCQUEVILLE OU LA LANGUE DANS LE MAELSTRÖM DÉMOCRATIQUE

Grâce à Tocqueville, on peut comparer notre monde, celui de la démocratie moderne, et celui d’avant, appelé l’Ancien Régime, pour en faire ressortir les contrastes. Le changement de régime et d’« état social » a eu un effet profond sur la langue et son évolution.

Un des traits centraux de l’aristocratie est la fixité. L’évolution, le progrès, n’y sont pas des valeurs cardinales, comme aujourd’hui.

Dans l’Ancien Régime, les lettrés sont la minorité. Ce sont les nobles et la haute bourgeoisie qui manient la langue (pensons à la création de l’Académie française par Richelieu) et qui, lorsqu’ils le souhaitent, y introduisent de nouveaux mots. La langue est soumise à une norme et la seule évolution considérée comme légitime est celle justifiée par la littérature. La langue dite populaire, vernaculaire, a peu d’importance.

Dans les aristocraties, la langue doit naturellement participer au repos où se tiennent toutes choses, écrit Tocqueville. On fait peu de mots nouveaux, parce qu’il se fait peu de choses nouvelles ; et, fît-on des choses nouvelles, on s’efforcerait de les peindre avec les mots connus et dont la tradition a fixé le sens.3

Par contraste, en démocratie moderne, la langue est soumise au maelström de l’évolution continue, des choix de la majorité. Les lettrés jadis en contrôle de la situation se muent tranquillement en observateurs de la langue qui se crée dans les masses. L’idéal n’est plus la maîtrise aristocratique de la langue. La démocratie veut que tous soient égaux devant elle.

Comme Tocqueville l’affirme, en démocratie, « c’est la majorité qui fait la loi en matière de langue ». Celle-ci se trouve prise dans un tourbillon :

Le mouvement perpétuel qui règne au sein d’une démocratie tend […] à y renouveler sans cesse la face de la langue comme celle des affaires. Au milieu de cette agitation générale et de ce concours de tous les esprits, il se forme un grand nom­bre d’idées nouvelles ; des idées anciennes se perdent ou reparaissent ; ou bien elles se subdivisent en petites nuances infinies.

 

LES EMPRUNTS AUX LANGUES SPÉCIALISÉES

C’est connu,

Les nations démocratiques aiment d’ailleurs le mouvement pour lui-même. Cela se voit dans la langue aussi bien que dans la politique. Alors qu’elles n’ont pas le besoin de changer les mots, elles en sentent quelquefois le désir.

On pourrait dire aujourd’hui que ce désir est exacerbé. Tocqueville, lorsqu’il écrit, n’a pas idée des tempêtes qui attendent la langue.

Les démocraties aiment les langues vivantes, non les « mortes ». Aussi, les premières empruntent-elles aux langages spécialisés, d’où la diffusion de jargons, qui deviennent la langue commune : « [u]ne multitude d’expressions qui n’avaient d’abord appartenu qu’à la langue spéciale d’un parti ou d’une profession, se trouvent ainsi entraînées dans la circulation générale ».

Aujourd’hui, par exemple, les professeurs transmettent souvent à nos enfants le vocabulaire de la pédagogie et la psychologie. Lors du Forum des responsables des communications du gouvernement du Québec, des fonctionnaires présents m’ont expliqué qu’on les accuse trop souvent à tort de jargonner. « La plupart du temps, ce sont les universitaires et consultants qui imposent des mots nouveaux que nous nous voyons contraints d’utiliser », ont-ils expliqué.

 

L’ABSTRACTION, POUR ALLER PLUS VITE

Tocqueville permet aussi de comprendre les racines profondes des jargons de notre époque en soulignant que les peuples démocratiques « aiment passionnément les termes génériques et les mots abstraits ». Pourquoi donc ? Parce que ceux-ci servent à aller plus vite, à englober « en peu d’espace beaucoup d’objets ». Par exemple, un écrivain évoluant dans un régime démocratique parlera plus spontanément, de façon abstraite, de « capacités » d’un individu, pour parler des « hommes capables », et il le fera « sans entrer dans le détail des choses auxquelles cette capacité s’applique ». De même, il parlera des « actualités pour peindre d’un seul coup les choses qui se passent en ce moment sous ses yeux ».

Tocqueville lui-même cède à la tentation : il traite le mot « égalité » comme une personne. « Personnifiée » à de multiples endroits sous sa plume, cette même égalité « fait certaines choses » et s’abstient d’en faire d’autres.

Mais Tocqueville est conscient du défaut des mots abstraits : ils rendent l’expression « plus rapide » et « l’idée moins nette ». Les peuples démocratiques « aiment mieux l’obscurité que le travail », se plaint-il. Tocqueville émet l’hypothèse que « le vague » a peut-être même « un certain charme secret pour ceux qui parlent et qui écrivent chez ces peuples ». Après tout, « un mot abstrait est comme une boîte à double fond : on y met les idées que l’on désire, et on les en retire sans que personne le voie ».

 

CITOYEN : ADJECTIF À DOUBLE FOND

Rien de plus vrai : combien de nos jargons aujourd’hui sont faits de ces mots à double fond. Pensons à l’utilisation contemporaine de l’adjectif citoyen, qui aurait stupéfait Tocqueville.

Le mot faisait autrefois un peu Révolution française, et il était solennel. Il fut même une insulte égalitariste, lancée par les révolutionnaires à Louis XVI lors de son procès : « Lève-toi, citoyen Capet ! » À notre époque, jusqu’à tout récemment, le vocable relevait du pur langage administratif : « Êtes-vous citoyen canadien ? »

Mais la vague de revalorisation de la « citoyenneté », à la fin des années 1990 (qui a suscité mille et un colloques sur la question), a tout changé. Non seulement a-t-elle entraîné la création d’un programme scolaire de cent cinquante heures intitulé « Histoire et éducation à la citoyenneté », en première secondaire, mais, dans le langage « correct », cette même vague a favorisé l’usage de « citoyen » comme adjectif.

Au Québec, cette vogue a donné l’Option « citoyenne » (muée en 2006 en Québec solidaire) ou encore les Cent idées citoyennes pour un Québec en santé, titre d’un ouvrage publié sous la direction de l’Institut du Nouveau Monde4

Le nouvel adjectif se fait entendre couramment dans la bouche des parlementaires à Québec. « La relève et les jeunes, c’est aussi la participation citoyenne », a déclaré le premier ministre Jean Charest le 10 décembre 2004. La Commission spéciale sur la loi électorale, qui a tenu des audiences publiques en novembre 2005, s’est aussi donné un « comité citoyen », c’est-à-dire un groupe de personnes tirées au sort parmi la population et qui participait aux travaux de la commission.

Les péquistes sont les plus friands de l’adjectif. Dans un discours sur le patrimoine religieux, la députée Nicole Léger a pu parler, dans une intervention d’une minute, de « déclaration citoyenne » et de « participation citoyenne » avant d’en appeler à la création d’une « assemblée citoyenne ». En 2002, le député Jean-Pierre Charbonneau, alors ministre de la Réforme électorale, se réjouissait de la mise sur pied d’une « instance citoyenne » pour étudier la réforme du mode de scrutin. L’ancien patron du mouvement Desjardins, Claude Béland, dans ses discours, disait qu’il allait mener une « consultation citoyenne ». Et l’on ne compte plus les « démarches citoyennes », les « gestes citoyens » et les « projets citoyens ». On parle même de « l’Internet citoyen ».

Les syndicats sont aussi touchés par la vogue. La Fédération des infirmières et des infirmiers du Québec (FIIQ) annonçait en 2005 la tenue d’une manifestation « citoyenne » : « C’est parce qu’on invite les gens à se joindre à nous », a expliqué la conseillère aux communications de la FIIQ, Sandra Gagné.

Parfois, l’usage de l’adjectif « citoyen » prend des allures caricaturales, comme dans l’expression « voiture citoyenne ». Le travers serait révélateur d’une idéologie que l’écrivain français Philippe Muray a appelée par dérision la « citoyennophilie ». Tel véhicule automobile, comme l’expliquait dans les pages automobiles du Devoir le journaliste Pascal Boissé, n’est évidemment pas de type sport. En autres caractéristiques, « il favorise la sécurité des occupants, des piétons et des deux-roues et la sécurité des occupants [des autres voitures]5 ». Évidemment, la « voiture citoyenne contribuera » à la protection de l’environnement. Selon ces critères, la Fiat Punto a été classée fin octobre 2005 « meilleure voiture citoyenne » par la Ligue contre la violence routière, organisme français qui publiait pour la première fois un « palmarès de la voiture citoyenne ».

Le destin du mot « citoyen » pourrait bien ressembler à celui du mot « durable », ce qui serait assez triste, selon Daniel Weinstock, philosophe à l’Université de Montréal :

Il acquiert, à partir d’une signification originale relativement pointue, une connotation positive indépendante de son contenu original et devient ensuite un ingrédient d’une stratégie de marketing, une manière de vendre une marque auprès d’un public qui tient à pouvoir se représenter comme possédant une vertu supérieure6.

 

2) LA VOLONTÉ MODERNE, PROPREMENT POLITIQUE ET TOTALITAIRE D’UTILISER LE LANGAGE POUR CONTRÔLER LA PENSÉE : ORWELL

George Orwell constate deux choses : un peu à la manière de Tocqueville, 1) un délabrement de la langue, tout en insistant sur 2) l’emprise des idéologies sur la langue. Les idéologies veulent réduire le nombre de mots pour que l’on pense moins. Dans 1984, des fonctionnaires s’affairent à écrire un nouveau dictionnaire expurgé de milliers de mots.

Orwell nous fait comprendre que toute entreprise de contrôle de la langue a quelque chose de politique. Dans La politique et la langue anglaise, il donne même six règles pour y résister :

• N'utilisez jamais une métaphore, comparaison, ou autre figure de rhétorique que vous avez l'habitude de voir.

• N'utilisez jamais un long mot quand un court convient.

• S'il est possible de supprimer un mot, supprimez-le toujours.

• N'utilisez jamais le passif si vous pouvez utiliser l'actif.

• N'utilisez jamais une expression étrangère, un mot scientifique, ou un mot de jargon si vous pouvez penser à un équivalent courant.

• Violez n'importe laquelle de ces règles plutôt que de dire quoi que ce soit de franchement barbare.7

 

MENSONGES ET ANTIPHRASES

 

Cette façon de voir la langue banalise une sorte de mensonge. On dit les choses en fonction de ce qu’on voudrait qu’elles soient ; ou encore pour faire plaisir à ceux à qui nous voulons plaire.

Dans son roman 1984, les noms des ministères, qui prennent la forme d’antiphrases, illustrent bien la chose : Miniver (vérité) s’occupe du contrôle de l’information, de l’éducation, du divertissement et des arts, en somme, de la culture; Minipax (paix) s’occupe de la guerre; Miniamour (amour) s’occupe du contrôle de la morale8.

Dans La politique et la langue anglaise, en 1946, Orwell a imaginé comment un professeur d’anglais prendrait la défense du totalitarisme soviétique.

Ce militant pourrait par exemple débiter l’écheveau d’euphémismes qui suit :

Bien que je sois prêt à concéder que le régime soviétique semble avoir des caractéristiques que les tenants de l’idéologie humanitaire pourraient déplorer, nous devons, je crois, convenir qu’un certain frein au droit de s’opposer politiquement est un corollaire des périodes de transition et que les actes rigoureux que le peuple russe a été contraint de commettre ont été grandement justifiés dans la perspective d’une réalisation concrète. 9

 

Que veut-il dire au fond ? « Je crois que c’est une bonne chose de tuer vos adversaires lorsque vous pouvez en obtenir des résultats concrets. »

 

LA POLITICAL CORRECTNESS

 

Au début des années 1990, une controverse autour de la political correctness a redonné une actualité aux thèses d’Orwell sur le langage saisi par l’idéologie. Je me souviens de longs articles, à la une de Newsweek et du Time, sur la censure dans les universités américaines.

On y dénonçait le fait qu’une certaine gauche tentait d’interdire certains mots dans les universités afin de changer la vision du monde pour l’ouvrir davantage aux femmes et aux minorités. Par exemple, pour conserver le mot woman, qui contient man, ce qui paraissait offensant à certains, on proposait de changer son orthographe en womyn.

On assimila avec raison ces phénomènes à ceux imaginés dans le roman d’Orwell, comme la novlangue et la police de la pensée. (Depuis, political correctness est lui-même devenu un « mot de javel », tout comme l’expression « pensée unique ». Mais c’est là une autre histoire.)

 

SCIENCES DE LA RÉÉDUCATION

 

Ces considérations sur Orwell amènent naturellement à se pencher sur un jargon omniprésent aujourd’hui, celui des sciences de l’éducation. Ce jargon se veut révolutionnaire. Par le langage, on veut modifier notre façon de voir les choses en général et la classe formée d’élèves en particulier.

Penchons-nous sur le mot « apprenant », utilisé constamment par les pédagogues contemporains. En 2006, dans le projet de Programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté — qui a fait débat —, on pouvait lire : « Dans la transposition didactique qu’il fait du programme, le facilitateur diversifie ses pratiques et ses approches afin de respecter les divers types d’apprenants et les différents styles d’apprentissage. »

Autre occurrence, cette fois trouvée sur le site du ministère de l’Éducation :

L’attitude de l’apprenant est plus importante que les connaissances factuelles qu’il pourrait engranger. Celles-ci deviennent vite obsolètes face à l’évolution permanente de ces domaines. Il importe donc, avant tout, de former des citoyens aptes à débattre des enjeux sociaux, des esprits ouverts capables de s’interroger sur le monde ou sur eux-mêmes.

 

Les politiciens utilisent un tel jargon à l’occasion. En 1998, André Boisclair, alors ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes, au moment du dépôt du rapport du groupe de travail sur la révision de l’offre de service en francisation (lundi le 9 mars 1998), lançait : « Un apprentissage réussi se traduit par l’usage que l’apprenant fait de la langue dans une variété de contextes et par le degré d’intégration qu’il permet. » (Évidemment, l’apprenant a aussi besoin d’un bon « coffre à outils », ajoutait Boisclair.)

D’où vient le mot « apprenant » ? Dans un dictionnaire en ligne français, on précise que « le terme vient du Québec10 ». Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office de la langue française précise l’explication suivante à l’entrée « apprenant » :

Tout individu placé en contexte d’apprentissage. On distingue la notion d’apprenant de celle d’élève. L’élève trouve sa place dans une logique d’enseignement traditionnel [ouache!] ; c’est la transmission du savoir par le « maître » qui est mise en exergue [ouache!]. Lorsqu’au contraire le processus d’apprentissage par les individus est au centre des préoccupations, on parlera d’apprenant, ce qui passe par des dispositifs appropriés, d’auto-apprentissage par exemple11.

 

Le Grand dictionnaire terminologique insiste : « Son implantation dans l’usage reflète un changement de vision de l’enseignement selon lequel l’apprenant est le premier responsable de son apprentissage et y exerce un rôle actif12. »

Les pédagogues québécois ont voulu aller plus loin encore que « l’apprenant ». Certains d’entre eux ont cru qu’il fallait imposer le terme « s’éduquant ». Le Grand dictionnaire terminologique, encore, précise :

Le terme « s’éduquant » employé comme nom commun a été en vogue au Québec, dans les années 1970 principalement, à la faveur d’un mouvement pédagogique prônant une autonomie accrue du « s’éduquant » dans son propre apprentissage. Or, cette expression représente une anomalie au point de vue morphologique et entre inutilement en concurrence avec apprenant. De même, on préférera « apprenant » aux noms « enseigné » et « formé », car ces derniers évoquent une vision passive de l’apprentissage13.

 

Vanté par le Grand dictionnaire terminologique, « apprenant » n’est toutefois pas aimé de tous. Gaëtan Clément, qui participe au site Internet Correspondance14 et qui s’intéresse à la qualité du français dans le réseau collégial, le rejette : « Ce sont les services de formation continue des collèges et des universités qui en sont les plus friands et qui s’en font les farouches défenseurs15 », dénonce-t-il. Le qualifiant d’affreux, M. Clément s’amuse à comparer deux phrases : « L’autobus était rempli de joyeux étudiants qui chantaient. L’autobus était rempli de joyeux apprenants qui chantaient16. »

Il est évident qu’ « apprenant » restera toujours incongru.

 

LE JARGON EST « FASCISTE »

 

« Apprenant » n’est pas seulement laid et incongru. Avec un tel mot, on se rend compte à quel point le jargon peut avoir quelque chose de fasciste. Car c’est là un vocabulaire non pas d’éducation, mais de « rééducation ». Avec leur jargon, les idéologues tentent de nous enfermer dans une sorte de camp de « rééducation » invisible dans lequel, ce qui est paradoxal, nous ne sommes aucunement des « apprenants » ; parce que, voyez-vous, on n’y apprend pas par nous-mêmes : c’est eux qui nous imposent un savoir.

Le mot « fascisme » est à utiliser avec parcimonie. Si j’en use ici, c’est en référence à ce que Roland Barthes a déclaré lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en 1977 : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. »

Je ne crois pas que la langue soit fasciste, et cette déclaration de Roland Barthes a quelque chose de ridicule. Mais lorsqu’on conscrit la langue, lorsqu’on l’embrigade, comme le fait le jargon, alors oui, elle devient fasciste, au sens le plus autoritaire du terme. Le jargon est totalitaire. Celui qui conçoit le jargon inscrit un programme dans le code génétique du mot. Voilà : le jargon, en somme, est une sorte d’OGM.

 

3) HARRY FRANKFURT ET LA BULLSHIT (LE « BARATIN »)

 

Dans la perspective du philosophe Harry Frankfurt, la bullshit s’apparente à un phénomène orwellien d’euphémisation et d’antiphrase, mais au quotidien. Au surplus, travaillé par l’idéologie mensongère bien de notre temps de l’« authenticité ».

Illustrons. Vous poireautez au bout du fil quand tout à coup, une voix doucereuse vous affirme ce qui suit : « Votre appel est important pour nous. » La musique d’ambiance, cette « eau sale de la musique » (Milan Kundera), joue dans le récepteur. Soudain, la voix ajoute : « Nous espérons que vous appréciez cet intermède musical. »

On se souvient du philosophe Cornelius Castoriadis qui disait en substance : « U.R.S.S. : quatre lettres, quatre mensonges. » Ainsi en va-t-il des deux phrases citées plus haut.

Mais comme le dit le sociologue Fabien Loszach, la bullshit, ou le baratin, innove par rapport au politiquement correct. C’est en prétendant être authentique qu’elle ment. Et encore, avertit Loszach, il ne faut pas confondre « baratin » et « mensonge ». « Le menteur, même s’il est l’exact opposé de celui qui dit vrai, entretient avec lui un rapport de proximité, puisqu’ils ont tous deux conscience de l’existence du réel17. » Bref, même s’il refuse de se plier aux exigences de la vérité, le menteur a au moins conscience que le réel existe. « Le baratineur, quant à lui, fait carrément fi de la vérité et ne lui accorde aucune attention. » Ce qui fait du bullshiteur « un plus grand ennemi de la vérité que le menteur18 », écrit Frankfurt.

Au fond, « la sincérité, c’est de la bullshit ».

 

4) SYNTHÈSE

 

On peut penser que, s’il y a tant de jargons, de « mots de javel » et de bullshit, à notre époque, c’est par un effet cumulé des phénomènes décrits par Tocqueville, Orwell et Frankfurt.

Pour le dire en une seule phrase : un amour foncièrement « démocratique » et immodéré les nouveaux mots ; une confiance en l’usage, et uniquement en l’usage, pour déterminer l’évolution de la langue ; un usage englobant des mots abstraits ; une volonté de contrôler la pensée en modifiant le code génétique des mots. Tout cela, dans la soupe sociale relativiste et pseudo-authentique d’aujourd’hui.

Et ne me dites pas que je jargonne dans cette conclusion !

 

NOTA BENE : QUELQUES CATÉGORIES DE JARGONS BIEN DE NOTRE TEMPS

 

Relire nos trois auteurs permet de distinguer plusieurs catégories de jargon bien de notre temps.

 

1) LES MOTS DE JAVEL

 

J’en distingue deux grandes sous-catégories.

D’une part, les adjectifs permettant d’exprimer les bons sentiments. La vertu contemporaine, quoi : rassembleur ; pluraliste ; inclusif ; durable ; équitable ; festif ; émergeant ; ouvert ; société civile ; terrain, comme dans l’expression « être sur le terrain » (source de toutes les vérités) ; solidaire ; transparent ; porteur ; partenaire.

D’autre part, l’euphémisme qui veut cacher une réalité désagréable. J’ai évoqué plus tôt le kidnapping du mot « décrochage ». Ligoté, ce mot est allé rejoindre, dans une cave, les mots depuis longtemps portés disparus de « nain », « aveugle », « prison ».

Il y a aussi le substantif « vieux ». Arrêtons-nous un instant sur le nettoyage gérontologique en cours. Le mot « vieux » a été kidnappé dans les années 1980 et remplacé par « personne âgée ». Puis, « âgé » sembla encore trop péjoratif et fut liquidé et remplacé par « aîné ». Dans le rapport gouvernemental intitulé Du cœur à l’action pour les aînés du Québec (2007-2008), pas une fois ses auteurs n’écrivent le mot « âgé » ou « personne âgée ». C’est « aîné » qui règne, de la première à la dernière page. Ce qui a vite donné le « Secrétariat aux aînés » et le « Le Conseil des Aînés ». La ministre responsable des vieux, Marguerite Blais, elle, parle des « personnes aînées ». Or, on apprend que « aîné », comme tout ce qui traîne, s’est sali. « Pour certaines personnes, le mot aîné égale cartes, bingo et tricot, alors que nous adorons apprendre de nouvelles choses », peut-on lire par exemple dans le rapport cité plus haut. Lors d’une consultation, des « jeunes retraités » ont souligné que « l’appellation “aîné” ne [leur] convient pas du tout » et que « le fait qu’il y ait le mot aîné dans notre nom fait fuir ces nouveaux retraités ». Par conséquent, le ministère est à la recherche d’un nouvel euphémisme. La joviale ministre Blais a déjà utilisé l’expression « les personnes de 65 ans et mieux ». Mais sans doute par crainte du ridicule, l’expression ne semble pas avoir été adoptée…

 

2) LES MOTS-ALGUES ET MOTS-BÉQUILLES

 

Ces mots tuent tous les autres mots parce qu’ils ont l’air intelligent, mais en réalité ils sont suffisamment creux pour être capables de bouffer tout l’oxygène et asphyxier nombre de mots. Deux exemples suffiront à la démonstration : défi et priorité (comme dans l’expression « première priorité »).

 

3) LE VOCABULAIRE SAVANT

 

Un échantillon éloquent :

- paradigme : il se crée un nouveau paradigme par semaine en Occident ;

- problématique : il n’y a plus de problème au Québec, que des « problématiques » ;

- le réel : la réalité n’existe plus ;

- le vivre-ensemble.

 

4) QUELQUES IMAGINAIRES MÉTAPHORIQUES QUI INFLUENCENT LA LANGUE AUJOURD’HUI

 

- Le sport : je fais partie d’une « équipe » de travail. On ne parle plus d’école, mais d’équipes-écoles ;

- L’informatique : être « en mode » est fréquent ; chacun veut changer de logiciel et non plus d’idée  ;

- Les nouvelles spiritualités : autre nom pour New Age ;

- L’énergie ;

- Les ondes positives : ma mère, qui est malade, en a marre de se faire envoyer des « ondes positives ». « Je pense que je préférais les prières », m’a-t-elle dit un jour.

 

Pour illustrer les ravages de la pensée du Nouvel Âge, permettez-moi de rappeler à votre souvenir l’ancienne lieutenant-gouverneur, Lise Thibault. Devant la Commission de l’administration publique en 2008, celle-ci s’est surpassée. À une question portant sur une de ses dépenses scandaleuses, Mme Thibault a répondu qu’elle avait organisé ce jour-là une « formation » pour les « instructeurs de ski assis ». Faire du golf et du ski, c’était pour cette femme handicapée une façon de changer « notre façon de voir la vie », a-t-elle expliqué sans rire. C’était « nouveau », a-t-elle insisté avant de lancer : « C’était oser les autrement […] J’ai comme conviction qu’oser la vie, c’est créer des “autrement” remplis d’espoir. J’ai choisi, comme devise, sur mes armoiries : “Créer la vie19.” » Tant de mots creux, servis dans une sorte de gibelotte postmoderne prétentieuse, pour justifier que l’État paie pour la pratique de sports totalement inaccessibles au commun des handicapés… Ça aggrave le scandale, non ?

 

1 Le texte qui suit découle de notes d’une conférence prononcée au Forum des responsables des Communications du gouvernement du Québec, le 4 novembre 2009, au Hilton de Québec.

Antoine Robitaille est journaliste au Devoir, où il agit comme correspondant à l'Assemblée nationale.

2 Mots et maux de la politique, http://carnetsdudevoir.com/index.php/motsetmaux.

3Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, Première partie. Influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel aux États-Unis, Chapitre XVI. Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaise, Paris, Gallimard, c1992. Les citations qui suivent renvoient à à cette section de l’ouvrage.

4 Michel Venne (dir.), Cent idées citoyennes pour un Québec en santé, Montréal, Fides, c2005, 94 p.

5 http://www.voiturecitoyenne.fr/resume.php

6 Propos recueillis pour A. Robitaille, « Citoyen à toutes les sauces », Le Devoir, 22 novembre 2005, p. 8.

7 Cité par Delporte, Christian, Une histoire de la langue de bois, Paris, Flammarion, 2009, p. 317

8 George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, 1978.

9 George Orwell, « Politics and the English Langage », Horizon, Londres, avril 1946. Traduction de « While freely conceding that the Soviet regime exhibits certain features which the humanitarian may be inclined to deplore, we must, I think, agree that a certain curtailment of the right to political opposition is an unavoidable concomitant of transitional periods, and that the rigors which the Russian people have been called upon to undergo have been amply justified in the sphere of concrete achievement. »

10 http://francois.muller.free.fr/diversifier/30compet.htm

11 Cf. « Apprenant », Grand dictionnaire terminologique, http://www.granddictionnaire.com.

12 Idem

13 Idem

14 http://www.ccdmd.qc.ca/correspo

15 Cf. « Capsule linguistique », Correspondance, vol. 5, no. 4, avril 2000, http://www.ccdmd.qc.ca/correspo/Corr5-4/Capsule.html.

16 Idem

17 Fabien Loszach, «Le Devoir de Philo - Loft Story et Tout le monde en parle, ou la bullshit selon Frankfurt», Le Devoir, 2 décembre 2006.

18 Idem

19 Voir A. Robitaille, « Des autrement remplis d’espoir », Le Devoir, le 30 octobre 2008, http://carnetsdudevoir.com/index.php/motsetmaux/commentaires/des_autrement_remplis_despoir.


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