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Les lacunes d'Ahmed

Un texte de François Charbonneau
Dossier : L'infâme de notre temps : le jargon!
Thèmes : Langue, Éducation
Numéro : vol. 12 no. 2 Printemps-été 2010

Il était une fois un jeune garçon nommé Ahmed Yahiaten qui vivait à El Hadjar, en Algérie. Ahmed vivait non loin de la mer méditerranéenne, où il allait parfois après l’école taquiner le poisson et voir passer les bateaux. Le petit Ahmed revenait chez lui le soir, les yeux rêveurs, et disait à son père : « un jour papa, moi aussi je partirai sur un bateau, et j’irai m’établir en Amérique » ! Et son père lui disait : « Ahmed, mon garçon. Tu iras vivre où tu veux, mais avant de partir, tu devras apprendre un métier. Ainsi, tu seras utile à la communauté qui t’accueillera ». Le petit Ahmed décida ce jour-là de devenir instituteur comme son père.

Après ses études, Ahmed n’avait pas oublié son rêve de s’établir en Amérique. Mais, n’ayant pas assez d’argent pour défrayer les coûts du voyage, il décida d’exercer d’abord son métier quelques années en Algérie. Or, les années passèrent, et le maigre salaire d’Ahmed ne lui permettait toujours pas d’immigrer de l’autre côté de l’Atlantique.

Ahmed aimait le métier d’enseignant qu’il pratiquait depuis maintenant quelques années. Il enseignait le français à des élèves qui l’appréciaient comme enseignant. C’est que Monsieur Yahiaten savait récompenser ses élèves méritants. À la fin de chaque classe, il réservait dix minutes pour un jeu d’improvisation théâtrale pour les élèves qui avaient bien suivi la leçon. Ahmed avait eu l’idée de ce jeu en regardant une émission québécoise qu’il avait vue sur les ondes de TV5. Il avait tout de suite été séduit par ce sport théâtral et s’était dit que ce serait une excellente façon pour ses élèves de pratiquer le français.

Les séances d’improvisation théâtrale de Monsieur Yahiaten étaient devenues si populaires que le ministère de l’Éducation algérien eut bientôt vent de l’affaire. On voulut connaître le secret de ce jeu qui semblait vraiment améliorer le français parlé des élèves. Enthousiasmé, Ahmed offrit de créer un petit fascicule expliquant le jeu de manière à ce que le ministère puisse le remettre à tous les enseignants qui en feraient la demande. Le ministère se montra intéressé, mais on expliqua à Ahmed qu’avant que l’improvisation théâtrale puisse être officiellement ajoutée au programme scolaire, il fallait déterminer si le jeu respectait les « bonnes pratiques d’enseignement » établies par le Ministère. On demanda ainsi à Ahmed de répondre aux quatre questions suivantes :

• L’activité permet-elle aux élèves d’apprendre de nouvelles choses ?

• L’activité permet-elle aux élèves d’exprimer leurs opinions ?

• L’activité permet-elle aux élèves de mettre en pratique ce qu’ils ont appris ?

• L’activité est-elle appréciée des élèves ?

 

Et Ahmed répondit dans une lettre :

• Oui, l’improvisation permet aux élèves d’apprendre à mieux parler français.

• Oui, l’improvisation permet aux élèves de s’exprimer.

• Oui, l’improvisation permet de pratiquer les mots appris pendant la leçon.

• Oui, les élèves aiment l’activité.

 

Le Ministère approuva rapidement l’activité qui devint populaire dans toutes les écoles d’Algérie et fut adoptée non seulement par les professeurs de français, mais par l’ensemble des professeurs de langues. Partout, l’on vit apparaître des ligues d’improvisation après les heures de classe.

Ahmed était heureux d’avoir contribué à faire connaître ce jeu si amusant en Algérie. En reconnaissance de son travail, le ministère de l’Éducation algérien lui avait reconnu des droits d’auteur pour son fascicule. Il s’agissait de quelques dizaines de dinars par exemplaire, ce qui n’était pas une fortune, mais vu le grand nombre d’exemplaires imprimés, Ahmed eut bientôt assez d’argent pour réaliser son rêve, celui de s’établir en Amérique. Naturellement, Ahmed choisit le berceau de l’improvisation théâtrale comme nouvelle patrie.

Il mit le cap sur le Québec.

Ahmed n’eut pas beaucoup de mal à s’adapter à son nouveau pays. L’hiver était froid, certes, mais les gens étaient chaleureux. Et puis, il obtint rapidement un emploi comme enseignant de français dans une école secondaire de Sainte-Catherine, sur la Rive-Sud de Montréal. Ahmed constata que ses nouveaux élèves étaient beaucoup moins disciplinés que ses élèves précédents, mais, étant un bon enseignant, il maîtrisa rapidement la situation. Il entreprit de récompenser les élèves méritants en organisant son fameux jeu d’improvisation théâtrale à la fin de chaque classe. La classe de Monsieur Yahiaten devint très populaire, si bien que la direction eut bientôt vent de l’affaire. La directrice adjointe demanda à Monsieur Yahiaten si elle pouvait assister à l’une de ces séances d’improvisation, ce qu’il accepta avec plaisir. La directrice adjointe put constater que le jeu était apprécié et que, pour s’assurer d’y participer, les élèves restaient attentifs pendant tout le cours. Ce changement d’attitude se reflétait d’ailleurs sur les bulletins, la plupart des élèves montrant des signes d’amélioration certaine.

Mais la directrice adjointe avait un doute sur la pertinence de ce jeu, puisqu’il ne faisait pas partie du programme rigoureusement établi par les pédagogues professionnels du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS). Elle entreprit donc de demander conseil à son directeur, qui transmit l’affaire au conseiller pédagogique de la commission scolaire. Perplexe devant pareille initiative, le conseiller pédagogique écrivit au responsable de la Section Montérégie de la Division éducation préscolaire, enseignement primaire et secondaire, aussi responsable des régions du MELS1. Celui-ci fit monter la demande au sous-ministre adjoint de la Section, qui, tout aussi perplexe, en référa au sous-ministre de la Direction générale des politiques, de la recherche et de la planification stratégique. Pensant bien faire, ce dernier remit le dossier à son subalterne, responsable du Service de l’information décisionnelle et de la géomatique, mais après plusieurs mois d’évaluation, il fut déterminé que le dossier relevait plutôt du Service de la recherche et de l’évaluation qui, heureusement, relevait aussi de la Direction générale des politiques, de la recherche et de la planification stratégique. Le fonctionnaire ayant reçu la demande d’évaluation pensa qu’une telle décision ne pouvait être prise uniquement par sa sous-section, et qu’il fallait plutôt réunir l’ensemble des fonctionnaires interpellés par cette question, tant ceux travaillant aux Services de soutien aux élèves que ceux relevant de la Direction de la sanction des études, de la Section du programme, des Services aux communautés culturelles ainsi que de la Section des ressources didactiques. Évidemment, avant d’organiser un colloque de trois jours sur cette question, il fallait obtenir une approbation du Service de l’exploitation et des applications en production, sans oublier d’en informer le Bureau des plaintes et des droits de recours, relevant directement de la Direction du Bureau de la sous-ministre ainsi que du Secrétariat général (au cas où un accident surviendrait pendant l’évènement). On invita aussi plusieurs titulaires de chaires de recherche, l’une en pédagogie critique, l’autre en psychopédagogie, une autre encore en pédagogie différenciée et, évidemment, une dernière en pédagogie par projets. On invita aussi des enseignants, des techniciens en loisirs, des psychologues, des spécialistes en adaptation scolaire ainsi que quelques concierges. La ministre Courchesne, pour sa part, apprit la tenue du colloque deux jours après l’évènement en lisant le journal.

Après trois jours d’intenses discussions, de présentations PowerPoint, de séances de méditations transcendantales et d’écoute active de son corps, il fut déterminé qu’une telle activité, avant d’être approuvée, devait répondre à un certain nombre de critères pédagogiques. On conclut finalement que l’activité serait admise en salle de classe à condition que l’enseignant puisse démontrer qu’elle permettait de répondre par l’affirmative aux questions suivantes :

• Les élèves sont-ils engagés sur le plan cognitif ?

• La situation d’apprentissage contribue-t-elle à rendre visible la pensée des élèves ?

• Les élèves mobilisent-ils leurs connaissances et confrontent-ils leurs points de vue de façon à susciter un travail de reconstruction ?

• Les élèves sont-ils engagés dans des rapports sociaux qui donnent un sens aux apprentissages visés ?2

 

Satisfait d’avoir ainsi clarifié la question, le fonctionnaire responsable du dossier envoya une lettre à la directrice adjointe de l’école qui l’avait d’abord soulevée. Cette dernière déposa à son tour la lettre dans le pigeonnier d’Ahmed, lui demandant de répondre aux questions du Ministère.

Ahmed était perplexe. Lui qui croyait maîtriser la langue française se rendait soudainement compte de ses nombreuses insuffisances. Au début, il n’osait l’avouer à ses collègues, mais, s’il reconnaissait bien les mots dans les questions posées, il ne comprenait tout simplement pas le sens des phrases. « Pour écrire de manière si raffinée, les fonctionnaires du MELS doivent sûrement être sélectionnés pour leur intelligence supérieure », se disait Ahmed.

Un peu gêné, Ahmed se décida finalement à demander conseil à une collègue. Il choisit de demander l’aide de Cécile, enseignante de son école ayant près de 35 ans d’expérience. Après avoir expliqué la situation à Cécile, cette dernière expliqua à Ahmed :

Les quatre questions, ça veut dire :

• L’activité permet-elle aux élèves d’apprendre de nouvelles choses ?

• L’activité permet-elle aux élèves d’exprimer leurs opinions ?

• L’activité permet-elle aux élèves de mettre en pratique ce qu’ils ont appris ?

• Les élèvent apprécient-ils l’activité ?

 

Ahmed fut estomaqué. Le ministère de l’Éducation du Québec, certes dans une langue d’avant-garde, lui posait finalement les mêmes questions que le ministère algérien. Ahmed répondit donc de la même manière dont il l’avait fait quelques années auparavant en Algérie :

Cher MELS,

Voici la réponse à vos quatre questions.

• Oui, l’improvisation permet aux élèves d’apprendre à mieux parler français.

• Oui, l’improvisation permet aux élèves de s’exprimer.

• Oui, l’improvisation permet de pratiquer les mots appris pendant la leçon.

• Oui, les élèves aiment l’activité.

En espérant que vous trouverez le tout conforme à votre demande,

Cordialement,

-Ahmed Yahiaten

 

Libéré de ce poids, Ahmed retourna vaquer à ses occupations et continua d’être estimé par ses élèves et ses collègues.

Au MELS, la réception de la lettre provoqua toute une commotion. Pris de panique devant l’illisibilité de la lettre d’Ahmed, le fonctionnaire à qui on avait confié le dossier se rendit d’étage en étage, d’édifice en édifice, en tentant désespérément de trouver quelqu’un capable de comprendre de quoi il en retournait. Si certains reconnaissaient vaguement quelques mots, personne ne comprenait le sens des phrases. Que veut dire une « leçon » ? demanda l’un. Que veut dire « aimer l’activité » ? demanda l’autre. « Est-ce que cet enseignant est qualifié ? », demanda un troisième. Faute de pouvoir déchiffrer ce charabia, on décida d’organiser un colloque d’une semaine qui réunit des fonctionnaires de chaque sous-section, des professionnels en adaptation scolaire, des membres du conseil d’établissement de l’école, un représentant de l’organisme de participation des parents de l’école, des membres du comité de parents de la commission scolaire, des représentants du comité consultatif des services aux élèves handicapés et aux élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage de la commission scolaire ainsi qu’un chauffeur d’autobus, délégué par le comité consultatif de transport des élèves de la commission scolaire. On invita aussi une conférencière de prestige, Madame Lise Bourbeau, qui présenta son nouveau livre, Je suis Dieu, wow, volume 8. Le colloque permit de produire la lettre suivante, qui fut envoyée à Ahmed :

Camarade enseignant,

Puisque nous sommes « en période d’appropriation du nouveau Programme de formation de l’école québécoise3 », nous comprenons que vous peinez à « prendre conscience de l’importance de se construire un cadre de référence commun lors de l’analyse d’une pratique4 ». Nous vous rappelons donc l’importance que « les apprentissages se [fassent] dans un contexte significatif qui permet d’intégrer les différentes disciplines de telle façon que l’élève retient ce qu’il a appris5 » puisque l’élève a le « droit fondamental de vivre à l’école des expériences d’apprentissage positives, de succès et de valorisation6 ». Si vous éprouvez des difficultés, nous vous invitons à « faciliter la mobilisation de l’équipe-école7 » pour construire votre réponse.

Pédagogiquement vôtre,

-Le MELS

 

Ahmed était dans tous ses états. Il n’arrivait pas à comprendre si on le félicitait de sa réponse ou si on le blâmait. Encore une fois, il était incapable de comprendre le sens de cette lettre, écrite – de toute évidence – par des êtres surdoués. Que faire ? Ahmed se résigna à demander conseil à Cécile, qui, à son grand soulagement, offrit, en maugréant à voix basse, d’écrire une lettre pour lui. La lettre de Cécile se lisait comme suit :

Chers accompagnateurs d’apprenants,

Mes parents ont construit la réalité sociale de mon identité sous la forme de Cécile Lalonde. En tant que coach pédagogique, j’anime des situations d’apprentissages depuis trente-cinq ans dans la même équipe-école que mon jeune collègue Yahiaten. Dans une communication transversale sous forme papier que Monsieur Yahiaten vous a envoyée dernièrement, il a fait l’erreur de décrire les compétences acquises dans son jeu d’improvisation en « termes usuels8 ». Il aurait dû mobiliser « une formulation à caractère pédagogique9 ». Je vous réfère donc au texte « Libellés des compétences en termes usuels10 » que le ministère a préparé l’an dernier (texte destiné aux parents qui n’ont pas eu le privilège de profiter socioconstructivement du renouveau pédagogique) et que je vous invite à lire à l’envers. En d’autres termes, la situation d’apprentissage de Monsieur Yahiaten permet aux élèves de s’approprier les compétences suivantes :

• « Communiquer oralement selon des modalités variées ;

• Réinvestir sa compréhension des textes ;

• Construire sa conscience citoyenne à l’échelle planétaire ;

• Consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire11. »

En espérant que vous saurez dégager du sens de cette expérience la nécessité didactique de pardonner à mon jeune collègue.

Socioconstructivement vôtre,

-Cécile Lalonde

 

À la réception de cette lettre, le fonctionnaire responsable du dossier fut soulagé ! Pendant quelques jours, une rumeur persistante voulut que Monsieur Yahiaten était, en fait, un curé déguisé. Certains disaient même avoir entendu dire que cet enseignant transmettait des connaissances aux élèves et qu’il n’utilisait pas les TIC ! Les plus méchants parlaient d’enseignement magistral et de pupitres en rangée. Pour rassurer tout le monde, le fonctionnaire organisa un séminaire de réflexion de deux jours (avec publication des actes de l’évènement) où furent conviés tous les fonctionnaires du ministère. La lettre de Cécile fut lue en séance plénière et eut droit à une ovation tonitruante et spontanée d’une bonne dizaine de minutes. Le fonctionnaire fut ému de voir devant lui tant de visages heureux, satisfaits et apaisés.

 

FRANÇOIS CHARBONNEAU


NOTES

François Charbonneau est professeur d’études politiques à l’Université d’Ottawa.

1 Note de l’éditeur : Les sections, les comités et les postes énumérés par l’auteur dans ce passage sont des entités administratives et des titres qui existent bel et bien au ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) du Québec.

2 http://www.meq.gouv.qc.ca/sections/virage9/index.asp?page=sFormationD

3 Ibid.

4 Ibid.

5 http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/virage8/index.asp?page=rencontreNationaleC

6 http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/virage8/index.asp?page=rencontreNationaleC

7 http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/virage8/index.asp?page=rnAteliersD

8 « Libellés des compétences en termes usuels : Addenda au Programme de formation de l’école québécoise », MELS, octobre 2008,

http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/programmeformation/medias/LibellesCompetences_f.pdf

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.




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