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La France et ses universités. Raisons d’une crise.

Un texte de Alain Renaut
Dossier : Les crises de l'université
Thèmes : France, Éducation, Jeunesse, Mouvements sociaux
Numéro : vol. 12 no. 1 Automne 2009 - Hiver 2010

2009 restera, en France, comme l’année d’une des plus longues crises qu’aient connues les universités. De février à mai, la plupart des établissements auront été, selon les cas, paralysés ou perturbés par un mouvement de grève des enseignants et des personnels administratifs, soutenus par les étudiants les plus radicaux. Une grève le plus souvent non officiellement déclarée, mais se traduisant par un blocage des locaux ou une fermeture des salles qui rendirent la plupart des enseignements impossibles durant un semestre. Largement plus longtemps, donc, qu’en mai 1968, mais sans tout ce qui avait accompagné alors le mouvement étudiant sous la forme de véritables combats de rue (ici la rue n’accueillit que quelques manifestations, plus ou moins nourries), sous la forme aussi d’un mouvement social et sociétal engageant bien d’autres motifs que ceux qui animaient la communauté universitaire. En 2009, il s’est agi en fait, au premier chef, d’un mouvement rigoureusement corporatiste, les enseignants et les personnels administratifs ayant estimé devoir récuser certaines modifications induites dans le statut des personnels par un décret ministériel. Corporatiste, cet épisode n’engage pas moins des questions de fond, non seulement sur la représentation des universités et des universitaires, mais aussi et surtout sur la conception des relations entre l’État et la société. Le contenu du décret qui mit le feu aux poudres et contre lequel se mobilisèrent aussi bien syndicats de gauche que syndicats de droite consistait en effet, pour l’essentiel, à tirer les conséquences de la loi adoptée en juillet 2007 et qui pour la première fois permettait aux universités françaises d’acquérir une réelle autonomie (notamment dans la gestion de leurs financements, même si, dans un pays où l’accès aux universités est quasiment gratuit, l’État restait la principale source de ceux-ci). Contre cette loi, beaucoup de conservatismes de droite comme de gauche (le Parti socialiste, à l’Assemblée nationale, avait combattu le projet) s’étaient déjà élevés, au nom d’une représentation classiquement centraliste du service public conçu comme un service public d’État. Ce sont les mêmes conservatismes qui se coalisèrent à nouveau en 2009 quand l’application de la loi d’autonomie au statut des personnels se traduisit par des mesures aussi banales dans les pays académiquement développés que celles qui permettent de moduler les services des enseignants selon leurs investissements dans la recherche ou dans la gestion de leur université ou de mettre en place un dispositif d’évaluation des enseignements de manière à introduire dans la répartition des crédits une certaines considération des mérites effectifs des personnes et des équipes. Aussi étrange que cela puisse apparaître vu d’Amérique du Nord, de telles perspectives sont apparues à la majeure partie des universitaires français comme portant en elles de graves atteintes aux libertés académiques, par exemple celle de soumettre la recherche à d’autres objectifs que ceux de la construction du savoir pour le savoir – bref : on se mobilisa, drapé dans la dignité de sa toge et campé sur l’indépendance de sa chaire, contre ce qui fut assimilé à une contamination des universités par la logique du marché (concurrence, rentabilité, etc.) et par des pratiques plus entrepreneuriales qu’authentiquement académiques. Dans un pays où la haine des entreprises apparaît encore comme le signe de l’intelligence, ce type de soupçon ne pouvait qu’être mortel pour une tentative d’aggiornamento dont il n’était pourtant pas difficile de comprendre, en la replaçant sur le temps long de l’histoire des universités françaises, pourquoi elle s’imposait et pourquoi, même si quelques maladresses ont pris le monde universitaire à rebrousse-poil, elle s’inscrivait globalement dans une dynamique qu’on ne pourra plus contourner.

La France a en effet entrepris depuis quelques années, enfin, un travail de modernisation des universités, au sens d’une adaptation institutionnelle de la partie universitaire de son enseignement supérieur (c’est-à-dire la partie qui n’est pas constituée par les grandes écoles) aux conditions de la modernité politique. Ces conditions de la modernité politique, en tout cas telles qu’elles ont été comprises dans le cadre de cette entreprise de réforme universitaire, consistent à conférer à la société plus d’autonomie par rapport à l’État, notamment pour ce qui touche à ce qu’on appelle, dans la tradition française, les services publics (services de santé, services postaux, services publics de l’éducation, etc.). En raison de la tradition politique française, qui est celle d’un républicanisme, voire d’un jacobinisme centralisateur, l’État et les pouvoirs publics constituent ici des valeurs sacrées, au fonctionnement desquels il est difficile de toucher sur le mode d’une quelconque réforme modifiant le périmètre ou le volume du pouvoir de l’État et l’ampleur de l’intervention ou du contrôle qu’il exerce sur la société. Raison pour laquelle le projet de conférer plus d’autonomie aux universités (des universités qui, en France, sont toutes, depuis la fin du xixe siècle et la recréation des universités par la Troisième République, des universités publiques) a été et reste une démarche difficile, controversée, débattue dans ses principes et, en 2009, dans ses conséquences.

À travers la réforme qui a commencé en 2007 et qui s’est continuée par l’adoption de nouvelles dispositions sur la gestion des personnels universitaires, le législateur a voulu faire en sorte que les universités demeurent certes publiques (la question de la privatisation n’est pas du tout posée en France, au compte du fait que la connaissance et le savoir sont conçus comme ce qu’on appelle aujourd’hui des « biens publics »), mais que ces universités publiques ne soient plus des universités d’État, c’est-à-dire des universités sous tutelle étatique à la fois quant à leurs financements et quant à leur fonctionnement aussi bien scientifique qu’administratif. Transformer des universités qui étaient encore à bien des égards, je vais rappeler en quoi, des universités d’État en des universités publiques, mais non étatiques ou non étatisées, tel est l’objectif de cette politique universitaire, qui essaye de mettre en place un mode d’organisation académique intermédiaire entre les universités d’État que la France a connues durant plus d’un siècle (de 1896 – où est adoptée la loi qui recrée les universités qu’avait supprimées la révolution jacobine en 1793 – à août 2007 – où est votée par le Parlement la loi dite « lru », « loi relative aux libertés et responsabilités des universités ») et la privatisation des universités. L’un des enjeux du débat suscité par la politique ainsi entreprise est à mon sens de savoir si ce mode d’organisation intermédiaire est au fond à la fois possible (sans basculer dans un des deux autres modes d’organisation) et souhaitable ou défendable.

La loi française sur l’autonomie des universités, qui constituait d’ailleurs un engagement des deux principaux candidats à l’élection présidentielle de 2007, a été la première adoptée par l’Assemblée nationale, sous la nouvelle présidence. Elle est aujourd’hui en cours d’application progressive (dans 20 universités sur 85 dès janvier 2009, dans 33 autres en 2010), selon un processus dont nous commençons à apercevoir qu’il est assurément complexe, plus complexe même que prévu – notamment en termes de mise en place de nouvelles formes de gouvernance, y compris de gouvernance budgétaire, et en termes de recherche de nouveaux financements. En 2012, le processus devra être terminé. Cet accès à une gouvernance plus autonome correspondra à un virage, pour les universités françaises, par rapport a ce qu’a été, sous ce rapport, leur trajectoire depuis la Troisième République. Je voudrais préciser en quoi consiste pour la France ce virage et, en indiquant son ampleur, essayer de rendre explicables, sinon justifiés, les mouvements de crispation qui se sont développés ces derniers mois.

 

QUELLE AUTONOMIE ?

 

Quand on dit que les universités accèdent à leur autonomie, encore faut-il s’entendre en effet sur ce qui devait être modifié pour que l’autonomie proclamée ne fût pas un simple mot. Depuis 1968 (loi Edgar Faure), l’autonomie avait en effet déjà été érigée en principe.

De fait, la loi Edgar Faure donnait dès 1968 aux établissements publics d’enseignement supérieur un statut dérogatoire incluant une autonomie administrative, pédagogique et financière. Elle rompait ainsi avec la façon dont la loi qui, en 1896, avait recréé nos universités confiait la présidence du conseil de l’université au recteur, agent direct du pouvoir de l’État.

Au-delà de cette refondation de nos universités en 1896, la Constitution de 1958 avait pour la première fois reconnu à tous les établissements publics nationaux une autonomie administrative qui leur permettait d’avoir leurs propres organes de gestion, distincts de ceux de la collectivité territoriale à laquelle ils se rattachaient. C’est ce statut que, dans le cas des universités, la loi de 1968 a ensuite mis en œuvre. Elle les dotait en effet d’une présidence et d’un conseil central élus, chargés de régler les affaires relevant de la compétence de l’établissement. Quant à l’autonomie financière induite par la personnalité morale reconnue aux universités, elle leur permettait en principe de disposer, sous la forme d’un budget propre, des moyens nécessaires pour remplir leurs missions sans dépendre de la collectivité territoriale concernée.

Cette autonomie recevait cependant pour limite, comme dans le cas général des établissements publics, leur soumission à un contrôle de l’État, prenant la forme des différentes tutelles exercées par le pouvoir exécutif. Le ministère des Finances exerce, dans ce cadre, une tutelle relative à l’utilisation des moyens (tutelle financière), et le ministère de l’Éducation nationale une tutelle dite « technique ». Ainsi l’État déterminait-il toujours les règles que les universités doivent respecter dans la transmission et l’évaluation des connaissances conduisant à des diplômes nationaux.

Cette tutelle a cependant été allégée, dans le cas des universités, aussi bien par la loi Savary de 1984, en vigueur jusqu’à la loi de 2007. Dans ce dispositif de la loi Savary, seul un représentant du recteur siège de droit dans le conseil d’administration, dont tous les membres sont élus, directement ou indirectement, par les personnels universitaires. Ils élisent eux-mêmes le vice-président de leur Conseil, dont le président est le président de l’université. Celui-ci est élu par les trois conseils que constituent, depuis 1984, le conseil d’administration, le conseil scientifique et le conseil des études et de la vie universitaire. De ce point de vue, la gestion des universités s’apparente d’assez près, dans ce régime de 1984, à celle d’une commune.

Malgré ces avancées de 1984, il est resté durant ces 20 dernières années un sentiment largement partagé par les universitaires, à savoir que l’organisation de leurs établissements était de type bureaucratique et que l’autonomie était encore largement à conquérir. L’une des plus certaines limitations engageait en fait la dépendance financière. Non pas celle qui réside dans le fait que l’essentiel du budget d’une université provient de la dotation financière assurée par l’État, mais bien plutôt celle qui tient à la structure même du budget de chaque université. Parce que le budget d’une université, voté par le conseil d’administration, ne concernait que de 20 à 30 % des masses financières que son activité mobilise, c’est l’État qui, hors budget de l’université, gérait jusqu’ici les dépenses de personnel ou d’investissement, et faisait mettre à la disposition des instances universitaires les locaux et le matériel qui leur sont attribués.

Dans ces conditions, le budget géré par une université représentait une faible partie du financement public assuré par l’État, et cela, hors de tout contrôle possible par l’établissement. Ainsi la gestion des personnels, qui demeurent des personnels de l’État, était-elle pour l’essentiel soustraite aux instances locales : les postes, la fixation des rémunérations, les conditions de recrutement échappaient aux universités.

 Il n’est pas nécessaire de faire ressortir quel lien étroit s’établissait entre ces données et l’impossibilité de concevoir une autonomie véritable des universités, dans le recrutement de leurs enseignants et dans la gestion de leurs carrières comme dans la modulation de leurs services. Comment, dans ces conditions, l’une des perspectives les plus tentantes n’aurait-elle pas consisté à tenter d’ébranler les fondements de cette situation ? C’est cette perspective qui a abouti à travers la loi dite lru.

 

LA LOI DE 2007 : LOI SUR LES LIBERTÉS ET LES RESPONSABILITÉS DES UNIVERSITÉS

 

L’opération s’est en fait menée en deux temps.

Premier temps : Dans un projet de loi conçu en 2003 par le ministère de l’Éducation qui était alors confié à Luc Ferry, l’autonomie financière devait être renforcée par la mise en place, pour chaque université, d’un « budget global » (ou budget « consolidé ») lui transférant la gestion des rémunérations de ses personnels. Cette dotation globale se serait accompagnée de la définition d’un plafond d’emplois, excluant la création d’emplois de fonctionnaires, mais permettant de gérer comme les instances locales l’entendraient leurs dépenses salariales.

Un tel projet prenait à rebours les habitudes étatistes qui ont accompagné en France, depuis plus d’un siècle, la trajectoire du service public des universités. Il s’ensuivit un blocage de l’initiative ministérielle, un lâchage du ministre par la présidence de la République, et donc un maintien du statu quo.

Deuxième temps : À l’été 2007, donc, le projet de loi est déposé (conformément aux engagements de campagne du nouveau Président) par la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse. Le projet a largement renforcé, y compris sur ce point, l’autonomie, en faisant que désormais une part considérable du financement des universités ne s’accomplit plus en dehors de leur budget, d’une façon qui restait, pour elles, hors de prise. Du choix de budgétiser les dépenses de personnel et d’investissement résulte notamment une bien plus grande responsabilisation des instances locales dans les recrutements. La possibilité laissée à ces instances de faire intervenir dans le calcul des rémunérations la réalité du travail fourni ou la contribution apportée par chacun à la réputation de l’établissement devait surtout, selon ce qu’essaya d’impulser le décret de 2009 sur les personnels en provoquant étrangement la colère de ceux-ci, une intégration dynamisante des mérites dans le profil des carrières, comme le font tous les autres pays de tradition universitaire.

Pour comprendre cette colère, il faut revenir sur ce qu’a été, en 2007-2008, la réception de la loi. Tout a en fait été reproché à cette loi.

Elle est apparue « en faire trop » pour les conservateurs, y compris de gauche, inquiets de voir l’État poser des limites à son propre pouvoir.

Elle est au contraire apparue « ne pas en faire assez » pour les libéraux, y compris de droite, qui ont en général regretté 1) de voir que la loi n’instaurait pas un principe de franche concurrence entre les universités (les diplômes gardent une valeur nationale et sont habilités nationalement, c’est-à-dire par l’État), 2) de constater que la loi n’abordait pas le problème de la sélection des étudiants à l’entrée des universités (celles-ci restent, en France, les seuls établissements d’enseignement supérieur qui ne peuvent choisir en toute autonomie leurs étudiants), et 3) de ne pas voir laisser non plus aux universités la liberté de fixer en toute autonomie les droits d’inscription des étudiants (fixés nationalement, et d’un montant dérisoire qui retire aux universités une marge de manœuvre financière qui aurait pu réduire encore leur dépendance budgétaire à l’égard de l’État). Ce sont là trois limites franches et nettes à l’autonomie des universités, des limites qui correspondent à des choix et renvoient à certaines données des universités françaises (notamment à la disproportion entre les grandes universités parisiennes et les petites universités provinciales, qui supporteraient mal la concurrence). Elles expliquent néanmoins que, du côté des libéraux de droite ou (comme c’est mon cas) de gauche, une partie des soutiens qu’aurait pu obtenir cette démarche a fait défaut, à mon sens à tort, tant il fallait comprendre que la crispation de la situation française, que la crise de 2009 a démontrée, imposait de procéder avec réalisme, donc par étapes. L’étape franchie amorçait une dynamique pour la poursuite de laquelle il faudra convaincre davantage d’universitaires, encore réticents à comprendre cette trajectoire de désengagement de l’État vis-à-vis d’un service public dont la représentation française traditionnelle (celle d’un service public d’État) reste forte et devra donc continuer d’être combattue. Ce combat, nous venons de le voir cette année, est en fait encore très loin d’être gagné. Cela dit, tout en œuvrant dans ce combat, il me paraît indispensable que les universitaires convaincus de sa justesse se demandent aussi, désormais, que faire de cette autonomie qui a été donnée à nos universités, comment tirer de sa mise en œuvre effective un certain nombre de nouveaux moyens et de nouvelles forces pour affronter les grands chantiers devant lesquels se trouvent placés, en France comme ailleurs, aujourd’hui nos universités. Je voudrais ainsi conclure cette analyse par quelques remarques plus prospectives.

 

APRÈS L’AUTONOMIE ?

 

Une fois acquise l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur, le temps des espoirs et des regrets va néanmoins, malgré cette année si difficile, se trouver dépassé. On se rendra compte en fait, du moins je l’espère, que certes la loi n’aura pas tout résolu, mais qu’elle aura cependant créé les conditions à partir desquelles de plus vastes chantiers devront s’ouvrir dans les universités. Il faudra en effet que celles-ci se saisissent vraiment et avec sincérité des pouvoirs que leur donnera l’autonomie pour entamer elles-mêmes et sur elles-mêmes un travail d’analyse, de délibération et de décision. Ce processus devra-t-il s’accompagner d’un nouveau cadrage législatif ? Je souhaite pour ma part que ce soit le moins possible le cas, au moins sur deux des trois chantiers désormais prioritaires. Il y a en effet à mon sens trois principaux chantiers à ouvrir, en France, mais aussi dans la plupart des pays du monde, dans des universités qui se développent dans le contexte de nos sociétés démocratiques régies par le marché.

D’abord celui des premiers cycles ou premiers cursus, qui correspondent à ce qu’on appelle en France la licence, c’est-à-dire les trois premières années. Le principe de la sélection à l’entrée ayant été écarté en France, il faut cesser d’attendre de la réforme, qui sur ce point a choisi de ne pas rompre avec toute une tradition universitaire de quasi-gratuité et de non-sélection, la solution des problèmes induits par la massification des premiers cycles et par l’hétérogénéité de leur public. Dans les premiers cycles, comment transformer, en trois ans, un élève en un étudiant ? Telle est, en France, mais sans doute (à des degrés moindres quand les universités sont sélectives) aussi ailleurs, la question la plus urgente qu’il faudra enfin prendre à bras le corps : quelle formation dispenser afin que les élèves arrivant de l’enseignement secondaire deviennent des étudiants proprement dit, capables par exemple de mener à bien des activités de documentation, de s’exprimer par écrit et oralement de façon correcte ou de communiquer en anglais avec le monde scientifique extérieur à nos frontières ? Il faudra donc trouver les moyens d’offrir à une plus large part de ce public si diversifié davantage de chances de ne pas seulement, pendant un an, voire pendant un semestre, faire un tour de piste dans nos universités. Davantage de chances, non pas d’obtenir tous les mêmes résultats, mais de réussir comme ils auraient réussi, avec leurs qualités et par leurs efforts, s’ils avaient eu une autre trajectoire sociale, personnelle, scolaire.

Un deuxième chantier concernera surtout ce qu’on appelle les masters, c’est-à-dire les quatrième et cinquième années d’étude, juste avant un éventuel doctorat (selon la structure européenne du lmd : licence-master-doctorat). Une fois l’élève issu du lycée transformé en un étudiant, la question surgit en effet de savoir comment transformer un étudiant soit en un jeune chercheur (entreprenant, au-delà du master, un doctorat), soit, plus souvent, en un « professionnel » capable de convaincre les recruteurs publics ou privés qu’il peut investir dans un emploi ses connaissances et ses compétences. Ce chantier de la professionnalisation des formations est à peine ouvert aujourd’hui. La loi de 2007 a eu le mérite d’inscrire au compte des missions de l’université, outre ses missions traditionnelles, pour la première fois celle de l’insertion professionnelle des étudiants. C’est une étape très importante, puisque cette question de l’insertion des étudiants est nécessairement capitale dans une université de masse : nous ne pouvons accueillir 30 ou 40 % d’une tranche d’âge, et ne pas nous soucier de son devenir social et professionnel. Ce problème doit être affronté avec énergie. Il a en effet pris beaucoup de retard en France, où il ne pouvait guère, avant l’obtention de l’autonomie, être abordé directement : d’une part, cette question de l’insertion professionnelle ne pouvait être réglée par une loi ou par des circulaires nationales ; d’autre part, les initiatives locales se trouvaient limitées par l’obligation de les gérer sur des fonds publics dont la mobilisation exigeait un contrôle en amont par l’État. C’est pour libérer ce genre d’initiatives qu’une gestion plus rapprochée et un contrôle prenant la forme d’une évaluation en aval, bref une gouvernance plus autonome, va jouer un rôle décisif. Encore faudra-t-il lancer vraiment ce chantier de la « professionnalisation » ou de l’insertion professionnelle des étudiants, dont le terme même qui le désigne fait encore figure de « grossièreté » ou d’« insulte » pour trop d’universitaires, convaincus qu’il n’y a d’espace vraiment universitaire que centré sur la production du savoir « pur » et la formation à ce savoir « pur ». Avant tout, il faudra se demander ce qu’il faut ajouter à nos diplômes de recherche pour que les recruteurs publics ou privés s’intéressent davantage à nos étudiants que ce n’est actuellement le cas – ce qui se traduit en France par un fort chômage des diplômés. Ma conviction est que le dossier n’avancera que s’il est ouvert domaine du savoir par domaine du savoir, spécialité par spécialité, et que si dans chaque domaine on se demande ce que l’on peut modifier dans les formations pour que, sans sacrifier les exigences du savoir lui-même, on rende la transmission de savoir socialement attrayante. Nous en sommes encore très loin, d’autant qu’ici aussi la résistance des universitaires conservateurs est très forte et s’exprime à nouveau sous la forme d’une extrême méfiance à l’égard des exigences du marché et de l’univers des professions, que les universitaires connaissent mal, méprisent le plus souvent et perçoivent encore à travers des schémas, hérités du marxisme, qui les conduisent à voir dans le marché et le monde économique l’expression du mal radical !

Moins spectaculaire, mais important (compte tenu de ce que de telles mutations demandent beaucoup d’engagement et d’investissement aux universitaires dans des charges nouvelles), un troisième chantier enfin devra s’attacher au financement de toutes les activités universitaires. Il peut s’agir des activités de recherche des doctorants et des post-doctorants, dont la situation est en France indécente. Il doit s’agir aussi du travail des enseignants-chercheurs : il n’est plus acceptable, à l’époque de l’autonomie des universités, que le salaire mensuel d’un professeur de 50 ou 55 ans atteigne péniblement 4 500 euros, pour ne rien dire de celui d’un maître de conférences. Que l’autonomie permette au président d’une université d’ajouter à cette somme de quoi recruter, pour l’originalité de sa spécialisation, tel professeur d’une université européenne où les salaires sont le double ou le triple de ce qu’ils sont en France, sera par soi-même un bienfait. Cette autonomie de gestion devrait aussi permettre d’intégrer davantage dans les rémunérations la considération des talents et des mérites personnels que ce n’est le cas actuellement : c’est ce chantier qu’a tenté de faire avancer le texte ministériel sur les personnels, issu d’une commission dont j’ai été membre et dont je puis témoigner du souci de modération qui l’a animée. Du dépeçage qu’a subi le décret, il est encore trop tôt pour mesurer avec exactitude ce qui, de la tentative, aura été gardé. De ce recul partiel infligé par l’égalitarisme conservateur à une politique soucieuse de mieux reconnaître les talents et les efforts, donc les mérites, résultera en tout cas, à très brève échéance, la nécessité de se demander à nouveau ce qu’il faut ajouter aux salaires des universitaires français pour qu’ils ne soient plus contraints de « faire des ménages », comme on dit en entendant par là des activités secondaires extra-académiques, s’ils entendent mener une existence simplement conforme à l’image justifiée qu’ils se font de ce qui est dû à leurs compétences et à leur travail. C’est là un point particulièrement important pour l’entrée dans la carrière : si nous voulons continuer à recruter dans nos universités des jeunes gens prometteurs, et il y en a beaucoup, il faut que la carrière soit aussi financièrement et socialement attrayante. Les universitaires ne sont certes plus des notables. Il ne faut pas pour autant qu’ils soient socialement de plus en plus déclassés. Sur ce plan aussi, l’adoption en 2007 de la loi sur l’autonomie des universités n’a pas marqué en France la fin, mais seulement le début, depuis longtemps espéré, d’un profond processus de modernisation de nos universités.

 

Alain Renaut*

 

NOTES

 

* Professeur à la Sorbonne, spécialiste de philosophie politique, Alain Renaut est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont plusieurs sont consacrés aux transformations contemporaines des universités. Il a participé à plusieurs missions ministérielles sur l'enseignement supérieur.




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