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La part d’ombre de l’Histoire

Un texte de Jean Pichette
Dossier : Les crises de l'université
Thèmes : Éducation, Histoire, Mouvements sociaux
Numéro : vol. 12 no. 1 Automne 2009 - Hiver 2010

Et critiquer (avant de connoter quelque chose de négatif, le reproche ou le blâme), c’est d’abord cela : examiner, trier, nuancer (tekhnè diakritikè : l’art de distinguer), passer au crible fin, en toute indépendance, telle ou telle opinion ou proposition ; rechercher les présuppositions qui s’y trouvent impliquées, y discerner ce qu’elle a de nécessaire ou légitime et ce qu’elle a d’arbitraire[1]

 


Il est toujours un peu embêtant de passer à côté de l’histoire, surtout lorsqu’elle est auréolée de la majuscule qui sied aux grands moments. Cela devient franchement gênant quand celle-ci s’écrit dans votre propre cour. « Comment ai-je pu être aveugle à ce point ? » se demande-t-on. Le malaise, pernicieux, s’incruste d’autant plus qu’on ignore si cette désertion apparente de notre capacité de jugement marque ou non le prélude d’une série d’errances. L’affaire n’est pas banale pour un professeur d’université dont le travail vise précisément à saisir par la pensée les méandres du devenir contemporain du monde.

Quelques mois après la fin de la longue grève des professeurs de l’uqàm, la lecture de nombreux commentaires sur les résultats de ce mouvement de « solidarité » (je reviendrai sur ce terme) ne lasse pas de me rendre perplexe. Je lisais ainsi récemment que la grève de l’uqàm « fera époque. Compte tenu de ses enjeux et des appuis qu’elle a soulevés, certains en parlent même comme “d’une grève sociale”[2] ». Avais-je donc manqué d’encore plus de perspicacité que je ne l’avais jusque-là imaginé ? Je continuai ma lecture : « Chose certaine, le corps professoral et l’éducation supérieure au Québec en sortent gagnants. Aussi bien dire le Québec entier. » Ah, bon – je me retiens de ne pas écrire plutôt« Amen ».

C’est fou comme une toute petite phrase peut modifier la perspective. « Aussi bien dire le Québec entier. » Je n’étais déjà pas convaincu que « l’éducation supérieure au Québec » soit, comme « le corps professoral » de l’uqàm, sortie gagnante de cette grève. Alors, « le Québec entier » ? Il me semblait y avoir là – pour dire les choses poliment – une dangereuse inflation verbale. Peut-être, après tout, mon jugement était-il droit (et non de droite…), conforme à une certaine conception que je me fais du monde, à un certain idéal que je porte à son égard. Mais la « justesse » (ou l’« erreur ») de mon jugement m’est rapidement apparue secondaire, tant il est après tout normal que puissent diverger les regards que chacun porte sur un événement comme celui que l’uqàm vient de connaître. L’enjeu loge ailleurs, dans ce que l’on pourrait nommer une « politique du jugement », qui ramène à l’avant-scène la forme même du jugement. L’évocation d’une « forme » renvoie ici à l’antipode de quelque formalisme. Elle cherche plutôt à rappeler que la substance de notre jugement doit savoir épouser une forme réfléchie elle-même indissociable du respect des formes d’une réalité sociale, sans lequel celle-ci se dissout dans l’insignifiance radicale : la mort[3]. Une telle « politique du jugement » rend possible le « jugement politique », qui se réduit autrement en une analyse stratégique – dont les médias sont si friands – incapable d’orienter la pratique dans ce qu’elle comporte de fondamentalement signifiant. Le jugement s’inscrit donc dans l’horizon des finalités de la pratique, qui ne peuvent être réduites à un « donné » mais font elles-mêmes l’objet d’une appréhension réfléchie.

Disons les choses autrement. La mise en forme réfléchie du monde – soit le politique, ou l’exercice de la souveraineté, au sens fondamental du terme – suppose que soient pensées les normes du vivre-ensemble dans un mouvement de double refus : celui de leur imposition divine et celui de leur affleurement « naturel », censé résulter d’un entrelacs de choix individuels. Le jugement ne peut donc faire abstraction des fins poursuivies par l’action jugée. Cela est d’autant plus vrai à l’université, dans la mesure où celle-ci s’est constituée comme lieu privilégié de questionnement sur les fins d’une réalité sociale qu’elle contribuait ainsi – à son insu – à faire reconnaître comme institution humaine. Porter un jugement sur la grève que nous avons connue ne saurait donc se faire sans réfléchir en même temps sur les fins de l’université.

Deux grands enjeux ont surtout mobilisé les acteurs de cette grève : l’ajout de 300 postes de professeurs et un rattrapage salarial. Je laisse de côté pour l’instant la question des nouveaux postes. Quant à celle des salaires, je me permets de reprendre à grands traits ce que j’ai déjà écrit ailleurs[4].

Arguant d’un retard par rapport à leurs collègues des autres universités québécoises, les professeurs de l’uqàm ont pris appui sur la logique de marché pour justifier un rattrapage salarial considéré comme une condition sine qua non pour assurer le recrutement des meilleurs candidats pour les nouveaux postes. Un tel discours nous plaçait bien sûr dans la logique néolibérale, qui justifie les hausses de salaires pour les mieux nantis, qu’il faudrait toujours rémunérer davantage afin d’éviter de les perdre sur un marché du travail où les « ressources humaines » (sic) les plus qualifiées, en nombre limité et en compétition entre elles, seraient par définition toujours attirées vers un ailleurs meilleur – lire « plus payant ». Cette même logique légitime pourtant en retour le mouvement en sens inverse des salariés au bas de l’échelle, sans parler de ceux qui ne touchent aucun salaire. Qu’un tel discours soit repris par des gens qui dénoncent en même temps la « marchandisation » de l’université – et dont le revenu individuel moyen se situe au-dessus de 80 000 $, laissant derrière eux plus de 90 % des salariés du Québec… – me semble pour le moins paradoxal. Car s’il est un lieu où la logique de la marchandise prend tout son sens, c’est bien dans le domaine du travail. Après tout, Marx a montré que le travail s’érige sur la réduction historique de l’individu en simple force de travail interchangeable. C’est ainsi une logique de déqualification[5] mais aussi d’indifférenciation qui constitue le moteur de cette dynamique, par laquelle le salaire « juste » ne peut plus être fixé que par le marché, précisément parce que celui-ci est « indifférent » à tout ce qui ne concerne pas les considérations abstraites de la logique économique. Comment, dès lors, invoquer la solidarité pour expliquer les hausses salariales obtenues par l’adhésion à une logique érigée sur la déconstruction de l’idée même de solidarité ? La solidarité est étrangère à la logique économique : elle doit plutôt s’élever contre un mode de distribution mécanique de la richesse incapable de penser – et de viser comme telle – une juste répartition de la richesse collective. Faut-il ajouter par ailleurs que les professeurs ne sont pas exactement des moulins à plus-value ?...

Le problème n’est pas que théorique. En compétition entre elles pour l’engagement des meilleures « ressources » (selon la terminologie « managériale » à la mode), les universités nourrissent elles-mêmes (du moins en partie) le sous-financement dont elles se disent victimes[6]. N’y a-t-il pas toujours une université où la rémunération est « en retard » par rapport à celle d’une autre université ? Les professeurs de l’Université d’Ottawa viennent d’obtenir des hausses salariales : faudra-t-il augmenter les revenus de ceux de l’uqo de peur de voir tous les professeurs franchir la rivière ? Où s’arrêtera ce mouvement ascendant ? Quand la rémunération de tous les professeurs des universités québécoises aura rejoint celle de leurs collègues de Harvard ou de Princeton ?

La question est d’autant plus importante que les universités en tête prétendent précisément revendiquer légitimement les meilleurs salaires par la place qu’elles occupent au palmarès des subventions de recherche. Même si de plus en plus de voix s’élèvent, au sein même des corps professoraux, pour dénoncer l’assujettissement croissant des universités aux organismes subventionnaires (publics ou privés), ces mêmes professeurs semblent devenir sourds quand l’importance des subventions de recherche reçues est évoquée pour marquer leur « excellence »… qui appellerait évidemment des hausses de salaires ! Sur le « marché des universités », les « meilleures » – avec salaires à la clé – seraient donc celles qui carburent le plus à une logique de financement érodant lentement mais sûrement la capacité de l’institution à définir elle-même ses orientations. Ainsi, à l’Université de Montréal, où des négociations sont actuellement en cours, le sgpm demande une augmentation salariale de 13 % sur trois ans pour avoir des salaires « compétitifs par rapport au marché de référence dans lequel les professeurs ont positionné historiquement l’université, soit le G10[7] ». Mais cela ne s’arrête pas là : c’est le G3 qui est maintenant clairement dans la mire de nos collègues. Pourquoi donc ? « En 2006, selon le plus récent palmarès Re$earch Infosource, l’institution francophone arrivait encore une fois en tête de toutes les universités québécoises pour ce qui est du volume des revenus de recherche, tandis qu’elle occupait le deuxième rang au Canada, après l’Université de Toronto[8] ». Cela mène à une spirale sans fin : la recherche subventionnée favorisant l’accroissement des revenus, elle légitimerait en retour des salaires plus élevés, chaque professeur étant en quelque sorte invité à générer son propre salaire. On peut deviner la suite : pourquoi les salaires des professeurs ne seraient-il pas modulés en fonction des subventions de recherche obtenues par chacun ?

Une solidarité conséquente des professeurs (entre eux mais aussi à l’égard des autres salariés et des étudiants, toujours menacés de subir de nouvelles hausses de frais de scolarité) ne peut faire l’économie de rompre avec cette logique de guerre dans laquelle s’enfoncent les universités. Peut-être cela devrait-il passer par la fixation de conditions salariales identiques dans toutes les universités québécoises. Je mesure bien ce qu’une telle proposition peut avoir de « scandaleux » pour certains. Pourtant, la solidarité espérée de la part des différents corps professoraux pourrait s’en trouver mobilisée à nouveaux frais. Loin de réduire l’autonomie des universités[9], une telle mesure pourrait au contraire contribuer à combattre la marchandisation de l’université.

J’ai écrit plus haut qu’une dynamique de déqualification et d’indifférenciation logeait au cœur de la marchandisation, qui ne menace pas que l’université, évidemment. Cette dernière est cependant particulièrement bien placée pour contrer ce mouvement, à la condition d’accepter d’assumer, mutatis mutandis, le rôle historique qui a été et qui devrait continuer d’être le sien. Rappelons que l’université naissante, au tournant du xiiie siècle, s’érige sur le principe fondamental de l’indépendance de la pensée. Comme le rappelle Plinio Prado, cette autonomie « est le principe selon lequel l’esprit se donne à lui-même sa propre loi (nomos), la pensée est à elle-même son propre fondement, régissant chacun de ses pas[10] ». Que cette institution ait vu le jour sous l’égide de l’Église n’y change rien : entre le Sacerdotium (pouvoir ecclésial) et le Regnum (pouvoir royal), un nouvel espace s’ouvre, le Studium, qui vient consacrer un pouvoir proprement intellectuel. Comme l’a bien noté Alain Boureau

la fragilité de cette construction [tripartition des pouvoirs] tient à l’absence de légitimité externe de l’université : la justification de son existence par son utilité religieuse ou civile la rabattait sur les deux autres régions de souveraineté. Les universités durent compenser cette faiblesse par une proclamation de leur rôle en matière de quête de la vérité, où il importait de garder l’initiative et l’indépendance. C’est pourquoi la liberté de pensée constituait un enjeu important[11].

Dans un ouvrage récent, L’autorité des maîtres[12], Elsa Marmursztejn montre que le pouvoir normatif des scolastiques (au sein de l’université naissante) s’érige alors sur leur capacité à évaluer la justesse d’une norme – édictée par le Sacerdotium ou le Regnum – par rapport à sa conformité à la loi transcendante de Dieu. La disputatio, tout en se déployant dans un univers divinement scellé, n’en a ainsi pas moins contribué à mettre en saillie, de facto, la malléabilité des normes du vivre-ensemble, qui se dévoilaient par le fait même comme production humaine. On peut bien sûr imaginer ce que cette nouvelle instance normative a pu générer comme tensions, mais on doit surtout retenir que l’idée d’université s’avère incompréhensible sans la reconnaissance de cette dimension fondatrice. C’est en gardant à l’esprit cette visée historique de l’université – sans laquelle on ne peut comprendre la longévité d’une telle institution – qu’il convient d’examiner sa situation actuelle. On constatera alors qu’elle n’est pas moins traversée de tensions, même si la nature de celles-ci s’en trouve modifiée. Alain Boureau mentionne à cet égard que

cette liberté extrême [dans l’université médiévale], sporadiquement bridée, correspondait à la construction d’un mythe durable et bénéfique qui tend à se dissiper de nos jours en Europe comme aux États-Unis : ce mythe veut que la recherche spéculative (et nos sciences humaines relèvent de la spéculation, quelles que soient les tentatives rhétoriques de réponses à la “demande sociale”) soit bonne pour les collectivités qui doivent en assumer la charge, et en respecter le libre exercice. Le prix à payer pour les bénéficiaires, qui incluait des phases de censure, peut nous apparaître désormais comme assez modique…[13]

Face à la logique marchande, qui tend à dissoudre toute action dans une même indifférence instrumentale à l’égard de toute finalité, l’université doit d’abord opposer sa « qualification » particulière[14] : une façon d’être au monde qui refuse l’injonction des « faits » pour lui substituer une visée normative informée par la pensée critique. Cela n’implique aucunement l’enfermement de l’université dans un monde éthéré. Au contraire : nulle connaissance positive du réel n’épuise notre présence subjective au monde, qu’il s’agit de reconnaître comme telle pour l’« enrichir » de formes réfléchies. La philosophie comme la physique, l’histoire comme la biologie, la sociologie comme la chimie trouvent toutes là matière à se développer, tout autant que la littérature, les mathématiques, le droit, le théâtre et j’en passe. À une condition fondamentale, cependant : ces disciplines doivent nourrir, chez ceux qui les fréquentent, la capacité de tracer collectivement un devenir qu’ils contribuent eux-mêmes à définir, et non les soumettre à des « fins » extérieures, selon une logique instrumentale d’experts. Le lecteur aura compris que l’enrichissement que j’évoquais à l’instant n’a évidemment pas un sens « économique ». Il loge dans l’exact opposé de l’indifférenciation, dans le souci d’une présence à soi et à autrui qui sache accueillir comme une « nécessité » éthique l’idée d’une justice où chacun puisse trouver sa place.

Nous sommes très loin de ce souci, je le sais bien. Aussi ne pourrons-nous crier victoire – une victoire jamais définitive – que lorsque l’idée d’université aura retrouvé ses lettres de noblesse, d’abord en son sein même. Parce qu’il n’y a pas d’université sans l’idée d’université : il ne reste qu’un lieu empirique où sont offertes à différentes « clientèles » (sic) des formations ne comportant très souvent aucune distance critique. Il est devenu extrêmement difficile – mais pas encore impossible, j’ose l’espérer – de soulever de telles questions à l’intérieur de l’université. Je crois pourtant qu’il est urgent de le faire, faute de quoi proliféreront, sur les cendres de l’université, des programmes et des cours qui, sous couvert d’attirer de nouvelles « clientèles », contribueront simplement à engraisser une bête toujours plus vorace, toujours plus gourmande en « ressources » (« humaines » – comme les professeurs – ou financières).

On peut ainsi se réjouir de l’ajout de 145 nouveaux postes de professeurs à l’uqàm. Mais si cela devait simplement accroître le nombre d’enseignants, de façon mécanique, sans égard à la mission première de l’université, ce gain important pourrait très bien devenir une victoire à la Pyrrhus. Tout le monde sait que l’octroi de postes constitue un enjeu très important. Mais comment les attribuer ? En privilégiant les secteurs où la création d’emploi est la plus importante pour les futurs diplômés ? En favorisant les départements où le ratio étudiants-professeur est le plus élevé ? En distribuant les postes au prorata du nombre d’étudiants ? Comment veiller à ce que ce gain apparemment indéniable n’ait pas pour effet indirect de contribuer à la mise en péril du principe d’université ? La question, certes, est extrêmement délicate : Comment trancher ? La position de principe adoptée par le syndicat et ses membres à l’égard des maîtres de langue est à cet égard révélatrice : on réclame pour ces derniers une augmentation du nombre de postes proportionnelle à celle obtenue pour les professeurs[15]. Du point de vue d’une logique de solidarité entre travailleurs, cela se défend parfaitement. Mais cette solidarité est-elle suffisante ? Peut-elle s’exercer sans égard à un questionnement sur les finalités de l’université ? Qui va trancher ces questions ? Il ne s’agit pas d’abandonner des décisions aussi cruciales à un pouvoir auquel les professeurs seraient assujettis. On devine ce qui pourrait en résulter : au nom de l’ouverture sur le monde, on pourrait par exemple favoriser l’embauche de professeurs unilingues anglophones pour enseigner la business… Il ne me semble ici y avoir qu’une seule sujétion acceptable, qui ramène à l’avant-plan l’idéal d’autonomie, dans son sens le plus radical : l’université ne saurait, sans se perdre, se soumettre à d’autres normes que celle qui l’institue et la définit comme lieu d’exercice d’une pensée libre. Autre façon de dire que la solidarité des professeurs doit d’abord s’exprimer à l’égard de ce qui fonde l’université comme « tour d’ivoire », d’autant plus concernée par la société qu’elle se trouve en décalage par rapport à elle…

Bien sûr, de telles questions ne sont pas soulevées lorsque vient le temps de renégocier une convention collective. La faute n’en incombe à personne en particulier, et on ne saurait blâmer un syndicat qui est là pour défendre tous ses membres, dans une logique de relations de travail[16]. Mais où poser ces questions, si ce n’est à l’intérieur même de l’université, censée être par principe le lieu du libre déploiement de la pensée ? On se met (presque…) à rêver aux disputes quodlibétiques qui permettaient, au Moyen Âge, de soulever publiquement des interrogations de toutes sortes, à portée éminemment normative[17] : cela nous permettrait de provoquer des débats de fond, tout en sachant que dans leurs principes, ils nous diviseraient profondément en tant que corps professoral. Certes, un corps brisé fait mal. Mais un corps ne se tient-il pas debout, par lui-même, dans son unité, parce que ses diverses composantes participent d’une même fin ? L’université, dans sa diversité et à travers ses débats, ne peut tenir en elle-même que par une commune adhésion de ses membres au projet de contribuer, par la réflexion critique, à l’orientation normative du monde[18]. Sans cette finalité partagée, son unité devient purement nominale et les professeurs ne sont plus liés que par des intérêts extérieurs par nature à l’université : ce corporatisme se trouve alors beaucoup plus près de l’idée d’intérêts catégoriels postmodernes (agglomérés par la logique de marché) que de celle d’un commun « héritage » à défendre, comme c’est le cas par exemple des corporations traditionnelles de métier luttant contre leur déqualification.

Pour l’instant, nous semblons condamnés, par le fonctionnement même du système, à rabattre nos revendications sur des questions qui, loin d’être de nature à relancer l’université, risquent au contraire de la fragiliser encore davantage. « J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, a un jour écrit Flaubert à son ami Tourgueniev, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler[19]. » Ils sont encore debout, ces murs, plus friables que jamais, traversés de milles crevasses, bringuebalants, mais debout.

Suis-je donc passé à côté de l’histoire sans la voir ? J’aimerais être du côté de mes collègues qui le croient, mais j’en suis incapable. Nous n’avons pas su – ou pas pu – aborder les questions de fond concernant l’avenir de l’université, du coup maintenue à l’extérieur du périmètre politique et intellectuel. Les enjeux normatifs touchant le cœur de l’institution universitaire et son rapport à la société ont été occultés. Peut-être le contraire était-il impossible. Certains estiment que nous avons gagné une bataille syndicale. Pour ma part, je ne vois pas que l’université y ait gagné quoi que ce soit. Et l’université, ce sont d’abord ses professeurs.



Jean Pichette*

 

NOTES

* Jean Pichette est professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal.

[1] Plinio Prado, Le principe d’université, Fécamp, Nouvelles Éditions Ligne, 2009.

[2] Michel Crête, « spuq-uqàm : Un gain pour le Québec de demain », in Perspectives, no 26, juin 2009, p. 22. Perspectives est le magazine de la csn.

[3] La société n’existe que par les fins qui animent et forment les rapports entre les individus qui la constituent. Que ces fins communes – fussent-elles l’objet de tension – disparaissent, c’est la société qui disparaît avec elles.

[4] Cf. « L’université enfermée dans la logique marchande », Le Devoir, 18-19 avril 2009.

[5] Le travail se constituant précisément au sens « physique » de « force de travail », ne requérant aucune qualification particulière.

[6] Voir à ce sujet le texte du professeur Guy Laperrière, « Combien gagne un professeur d’université ? » publié dans Le Devoir du 7 mars 2008. Il écrit notamment que « les universités ont réussi à convaincre le public qu’il y avait deux voies pour y parvenir [à régler le problème du sous-financement] : la hausse des frais de scolarité des étudiants et un investissement massif des gouvernements. Nulle part n’a-t-on entendu qu’il fallait freiner la hausse des salaires des professeurs, pourtant le principal poste des dépenses ! »

[7] Il s’agit des 10 plus grandes universités canadiennes. À ce sujet, cf. le document de synthèse pour la négociation d’une nouvelle convention collective sur le site Internet du sgpum. <http://www.sgpum.com>

[8] Cf. document de synthèse pour la négociation d’une nouvelle convention collective sur le site Internet du sgpum. <http://www.sgpum.com>

[9] Comme le ferait l’adoption éventuelle du projet de loi no 38 – « Loi modifiant la Loi sur les établissements d’enseignement de niveau universitaire et la Loi sur l’Université du Québec en matière de gouvernance ».

[10] Plinio Prado, Le principe d’université, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 11 de la version électronique disponible en ligne à l’adresse suivante : <www.editions-lignes.com>.

[11] Alain Boureau, « La censure dans les universités médiévales », in Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 55, no 2, mars-avril 2000, p. 313.

[12] E. Marmursztejn, L’autorité des maîtres. Scolastiques, normes et société au xiiie siècle, Paris, Belles Lettres, 2007.

[13] A. Boureau, op.cit., p. 323.

[14] Sauf à vouloir se vautrer – au nom de son « utilité » ou de son rapprochement de la « vraie vie » (sic) – dans un mouvement généralisé de déqualification, qui est d’abord une déqualification quant à la capacité de l’humain d’habiter le monde en l’aménageant dans un horizon de sens.

[15] Concernant les maîtres de langue, la question de leur statut – « inférieur » par rapport à celui des professeurs – au sein de l’université me semble primer sur celle de la répartition des postes, qui ne doit à mes yeux souffrir d’aucune exception quant à la nécessité d’être abordée globalement, conformément au respect des finalités de l’université.

[16] On constate ici les limites d’une action syndicale – néanmoins nécessaire afin de s’opposer à l’arbitraire patronal au sein de l’université – dont la logique emprunte largement à un mode de fonctionnement intrinsèquement étranger à l’idée d’université.

[17] Il n’y a ici aucune nostalgie à l’égard d’un « âge d’or » n’ayant jamais existé. Mais peut-on au moins reconnaître que si l’université se replie sur une appréhension positive de la réalité, elle change de nature, pour devenir par exemple un simple lieu de formation de la main d’œuvre ? Le cas échéant, ce n’est pas tant la disparition de l’université qu’il faudrait déplorer que la difficulté de voir poindre ailleurs un lieu reprenant à son compte la tâche historique qui est (fut ?) la sienne.

[18] Est-il nécessaire d’ajouter qu’il ne s’agit plus depuis longtemps d’examiner la conformité d’une norme à la loi divine ? Le « ce à l’aune de quoi on juge » est bien sûr sorti du cadre divin : dans la modernité, il a pris la forme de la Raison, qui demeurait néanmoins dans l’ordre de l’idéalité. C’est la sortie de cette idéalité et l’enfermement dans une extériorité factuelle qui permet de comprendre, à un niveau fondamental, la crise actuelle de l’université. Cf. à ce sujet Michel Freitag, Le naufrage de l’université, Québec/Paris, Nuit blanche/La découverte, 1995.

[19] Cité par Simon Leys in « Une idée de l’université », Commentaires, no 114, été 2006, p. 470.



 


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