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Le capitalisme : ni fatalité, ni réalité… fata morgana peut-être ?

Un texte de Gilles Paquet
Dossier : Le capitalisme est-il une fatalité?
Thèmes : Consommation, Économie, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 11 no. 2 Printemps-été 2009

Je ne crois pas aux choses mais aux relations entre les choses.

Georges Braque



 


INTRODUCTION

C’est le grand mérite des architectes de ce dossier que d’avoir posé une question d’allure fort simple (Le capitalisme est-il une fatalité ?) qui, à l’usage, devient vite déconcertante. Car au même moment une autre revue (The Economist de la semaine du 18 octobre 2008) titre en première de couverture « Le capitalisme aux abois » (Capitalism at bay), suggérant qu’on devrait parler de déroute plutôt que de fatalité.

Mon hypothèse est qu’on peut affirmer tout et son contraire à propos du capitalisme parce que, comme la notion de démocratie, c’est un concept caméléon aux mœurs légères, utilisable à bien des sauces. En fait, c’est un mot de combat que chacun définit et utilise selon ses besoins, et qui devient un raccourci de la pensée, une étiquette dont on use paresseusement dans le langage familier pour connoter une nébuleuse assez mal arpentée.

Quand on répertorie les usages qu’on en fait, le mot devient non seulement problématique mais franchement un mot-valise qui invite à la pensée évasive, une sorte de planche du test de Rorschach ouverte à toutes les projections ou presque, et qui pourrait bien ne connoter qu’un mirage.

Après un coup d’œil rapide sur ce qu’on entend par ce mot fouinard, je vais tenter de répondre à la question à trois niveaux : au plan de la liberté humaine la réponse est non, puisque déterminisme il n’y a pas – on est en pleine contingence ; au plan d’un certain sens commun, un oui probabiliste est vraisemblable puisqu’au plan de l’efficacité un système fondé sur la liberté devrait avoir davantage tendance à s’imposer que ceux qui sont fondés sur la coercition ou la réciprocité ; et au plan d’une pensée critique, la question paraît indécidable, parce que le capitalisme tel qu’utilisé dans le discours d’aujourd’hui ressemble à un mirage, et que la question posée semble demander de prendre la mesure d’un être de raison au trébuchet d’une notion fumeuse.

 

DEUX MOTS

 

Commençons par donner, de manière provisoire et bien imparfaite, une idée générale de ce qu’on entend généralement par ces mots capitalisme et fatalité.

 

Capitalisme

 

Il s’agit d’une étiquette que des spécialistes de sciences humaines ont plaquée de manière simpliste et caricaturale sur des réalités complexes « pour carder le chaos en monde » comme dirait Gabriel Tarde. Par contagion, on en est arrivé à convenir d’utiliser cette étiquette pour caractériser des périodes ou des aires de bouillonnement d’activités où prédominent certains patterns d’organisation repérés à gros traits.

Ces définitions partielles mettent l’accent sur l’un ou l’autre aspect d’un phénomène social total en privilégiant un élément sacré déterminant (salariat, profit, rationalisation des processus, dominance du marché, accumulation du capital, fixation sur l’efficacité, etc.) pour regrouper sous un même chapiteau des régimes économiques fort divers mais à qui on prête un certain air de famille.

Pour fixer les idées temporairement (dans un effort pour résumer en une phrase les contours de ce phénomène social total) j’emprunte au manuel de Samuel Bowles une définition clinique de « régime capitaliste » comme un régime où la forme prédominante de l’organisation économique est l’entreprise, organisation dans laquelle les propriétaires privés de certains moyens de production contractent avec les propriétaires des autres intrants (y compris le travail) pour produire des biens et services dans le but de les vendre avec profit, prennent la responsabilité pour les opérations, exercent leur droit à encaisser le profit ou à subir la perte qui peut s’ensuivre[1].

Cette stylisation connote l’image canonique d’un régime qui aurait émergé il y a 500 ans dans le nord de l’Italie, en Angleterre et aux Pays Bas, et qui aurait été caractérisé par une croissance remarquable de la productivité du travail et des niveaux de vie matérielle. Au cœur de cette croissance remarquable est la possibilité qu’elle offre aux individus d’innover et de prendre des risques sur une grande échelle.

Il est important de noter la qualification prédominante dans la définition donnée plus haut, car tous les systèmes économiques sont mixtes : ils sont un mélange de mécanismes, d’organisations et d’institutions justiciables de diverses logiques. C’est le dosage de l’importance relative donnée à la coercition (souvent étatique), à la réciprocité (écho de la solidarité), et à l’échange marchand – et de d’autres logiques sociales peut-être – qui définit l’adn d’un système économique. Qui plus est, la plupart de ces éléments se retrouvent sous forme plus ou moins larvée dans tous les systèmes économiques dits pré-capitalistes.

 

Fatalité

 

Fatalité est un mot qui fait écho à la nécessité, à l’inéluctable, et qui suggère une mécanique qui entraînerait une sorte de processus irréversible, une destinée. C’est un terme utilisé pour faire écho à des forces supra-humaines qui détermineraient l’évolution du monde – forces transcendantes comme les Dieux ou l’État, ou immanentes comme des logiques implacables – la main invisible et la sélection naturelle – contre lesquelles nous pourrions bien peu faire.

Les Modernes ont prétendu renvoyer tous les providentialismes. Mais le mot fatalité est resté dans l’usage (malgré son fort contenu mystique) parce qu’on n’a pas complètement évacué le recours aux forces obscures dans le monde moderne : il continue à faire écho à des forces qui enclenchent des processus déterministes et irréversibles.

Ce qui est ironique dans les deux exemples de ce recours à des forces obscures immanentes par les Modernes – la main invisible d’Adam Smith et la sélection naturelle de Charles Darwin – c’est que dans l’un et l’autre cas, on fait écho à des processus qui en sont arrivés à devenir partie de la sagesse conventionnelle et du vocabulaire de tous les jours sans qu’on n’en comprenne bien les tenants et aboutissants. On opine du bonnet quand il en est question simplement (pour exprimer support ou déni) en faisant semblant de comprendre.

 

La question

 

On peut vouloir répondre à la question posée en termes ontologiques : est-ce qu’il existe une logique interne du processus dit capitaliste qui fatalement commande son expansion indéfinie ? On peut aussi chercher seulement une réponse probabiliste : est-ce qu’il y a tendance lourde, même si non nécessaire, à ce que le capitalisme se répande comme autrefois la vérole sur le bas clergé ? On peut enfin conclure que la question est indécidable parce qu’il est impossible de concevoir de manière suffisamment claire ce qu’on veut dire par capitalisme pour en arriver à conclure.

Les deux premières voies s’appuient sur le fait que la notion de capitalisme, même si elle est utilisée de manière confuse, correspond à une réalité ferme qui ne laisse aucune place au doute. La troisième part plutôt de l’idée qu’il se pourrait bien qu’il n’y ait jamais eu de régime capitaliste. Ce qu’on présente comme tel est simplement une anamorphose, une construction de l’esprit, un mirage qui décrit fort mal ce qu’on essaie de cerner – le bouillonnement d’interactions dans une socioéconomie. Gabriel Tarde dira même que cette anamorphose diffusée par la sagesse conventionnelle et répétée sans comprendre est « la plus impropre, la plus capable d’égarer l’esprit[2] ».

 

TROIS RÉPONSES

Réponse i : le capitalisme est contingent

 

Il y a évolution de la socioéconomie en réponse aux aléas de l’environnement et aux désirs et préférences changeants des humains, mais sans déterminisme. C’est comme le darwinisme bien compris : il y a évolution, mais pas nécessairement dans le sens d’un optimum, ou de quelque finalité déterminée par une transcendance factice. Évolution il y a, et certaines formes d’organisation comme le capitalisme et la démocratie ont plus de chance d’être imitées que d’autres, mais il existe des aléas qui peuvent avoir un effet de sentier qui entraîne le système dans diverses directions. Pas question de postuler une logique sociale qui inéluctablement entraînerait ce résultat.

Cette idée de contingence signifie qu’il faut accepter l’imprévisibilité, l’incertitude, la fragilité. Le totalitarisme cherche à expulser la contingence, alors qu’il faut composer avec elle, et l’infléchir de façon opportune par un bricolage toujours limité dans ses possibilités. La pleine mesure de cette contingence est prise par l’histoire des origines de ce genre de système. Jean Baechler montre comment la société occidentale a poussé le plus loin la levée des obstacles qui limitaient la recherche de l’efficacité économique[3].

On peut donc croire que le capitalisme n’est pas une fatalité mais le résultat d’une évolution qui n’a pas été partout pareille à cause de la contingence, et que donc on ne saurait inférer que le capitalisme (pas plus que la démocratie d’ailleurs) va fatalement émerger partout.

 

Réponse ii : le capitalisme est attrayant

 

Si l’on ne peut métaphysiquement affirmer que la logique interne du système socioéconomique ou son adaptation darwinienne aux aléas de l’environnement vont fatalement susciter la propagation du régime dit capitaliste, on peut dire tant du capitalisme que de la démocratie que leur potentiel d’ouverture à la participation de tous, et leurs potentialités de créativité, d’innovation et donc de niveaux de productivité et de niveaux de vie améliorés, constituent des traits qui vont tendre à rendre un tel régime attrayant et donc à orienter le bricolage nécessaire pour éliminer les obstacles à son développement.

En ce sens, ce mélange d’une participation accrue et de préférences pour un système de ce genre peut fort bien engendrer une probabilité que ce genre de régime émerge un peu partout. Si les préférences de chacun sont dans ce sens, la pression en faveur de ce qui est préféré va tendre à augmenter avec la participation accrue. On peut donc croire que ce jeu de préférences va tendre à augmenter la pression en faveur de ce régime à proportion que la gouvernance devient plus inclusive et est à l’écoute d’un plus grand nombre.

Cependant bien des obstacles peuvent s’élever en cours de route. Les blocages en particuliers vont recueillir bien des sources de support quand il apparaîtra que le choix d’un régime qui encourage l’invention et le risque entraîne aussi des responsabilités, des risques et des inégalités accrus pour les participants. Or le manque de goût pour responsabilités, risques et inégalités peut facilement enrayer la tendance au fil des aléas qui vont rappeler aux citoyens les coûts d’un régime qui met l’accent sur la liberté et la responsabilité.

Tendance en probabilité donc, mais pas assurance que le capitalisme prévaudra.

 

Réponse iii : le régime capitaliste en tant que fata morgana

 

Plus on creuse le concept de capitalisme comme manière de caractériser le régime économique, plus on se rend compte qu’il est aussi possible de suggérer qu’il s’agit d’un raccourci de la pensée qui rend bien imparfaitement compte de la nature de la socioéconomie concrète dans ces aires ou périodes. L’image que la notion de capitalisme propose est fort primitive, diront certains critiques, et fait penser à ce que la biologie avait à offrir quand elle classifiait les animaux selon le nombre de pattes.

Cette chosification du régime économique est-elle une approximation raisonnable d’une réalité mécaniquement démontable, ou une simple fabulation en marge de ce bouillonnement de relations interpsychologiques marquées bien davantage par un processus d’invention et de destruction créatrice à la Schumpeter que par une mécanique d’accumulation du capital ? La notion d’accumulation ne rend pas justice au processus de différentiation, de répétition, d’opposition et d’adaptation par l’invention qui est au cœur du dynamisme du régime dit capitaliste.

Certains comme Gabriel Tarde ont même affirmé qu’il n’y a jamais eu de régime capitaliste, et que le régime économique en vogue au xixe siècle n’était pas fondé sur l’accumulation mais sur l’innovation, non pas sur la reproduction mais sur la création, non pas sur la division du travail mais sur la coopération inter-cérébrale (pour utiliser le mot de Tarde). Dans ce monde où « exister c’est différer », tout est invention, imitation, multiplicité et répétition, mais sans aucun plan, aucune dialectique, aucune finalité.

Si on accepte la chosification des régimes économiques, leur logique interne et leurs lois d’airain, on peut spéculer sur les contradictions internes qui amèneront sa déroute ou sur les ressorts puissants qui vont engendrer l’invasion du monde. Mais si cette étiquette n’est qu’un mirage, la question n’a plus de sens.

Non pas que les mirages ne soient pas importants. Ils sont au cœur des mythes mobilisateurs. Les images saintes du capitalisme mourant de ses contradictions internes ont été une façon de stimuler le passage à la prochaine étape. La question que pose ce mythe est « est-ce que la stratégie a réussi » et non pas « est-ce qu’il y a là fatalité ». Si Schumpeter en 1942 a l’air de tomber dans le panneau et d’annoncer son pessimisme quant à l’avenir du capitalisme, il ne faut pas se laisser prendre à son ironie et à sa satire[4]. Il s’agit d’une manœuvre pour inciter à l’action pour sauver le régime en place. Le capitalisme est ici utilisé comme mirage et utopie.

Que le mirage ou le construit mythique soit simplement un fata morgana ou qu’il soit utilisé pour accélérer le processus de destruction ou le sauvetage du régime en place, la question de la fatalité de ce mirage est indécidable parce qu’on ne peut prédire les puissances de l’invention. Mais cela ne veut pas dire que le mirage n’a pas porté à conséquence. Il a servi à mobiliser les énergies pour et contre l’ordre socioéconomique en place au xixe et au xxe siècles : l’exagération des maléfices ou avantages dans ces mirages séduisants a permis souvent de déclencher une énergie sociale qu’on ne croyait plus avoir, un peu comme le mirage pousse en avant la caravane désespérée, au cœur de la tempête de sable, qui sans lui et sans espoir n’aurait pas fait l’effort ultime qui va la sauver[5].

 

CONCLUSION

 

En inventant des logiques sociales opérant de manière plus ou moins autonome, on peut faire des prédictions. Mais il s’agit là de postulats contestables et contestés. Dans un monde contingent où les images du capitalisme sont le plus souvent des mirages, certains groupes peuvent désirer fortement la déroute ou l’assomption du capitalisme, mais pas question de prendre ces mirages pour des réalités.

On aurait donc tort de présumer que parce qu’on a brandi une étiquette, celle-ci est susceptible de faire tache d’huile. Comme l’a expliqué Baechler, les conditions particulières qui ont favorisé l’émergence du régime x (dit capitaliste) en Occident peuvent fort bien ne pas se reproduire souvent et partout. Toute prédiction devient alors fantaisiste.

Cela ne réduit en rien les potentialités et les virtualités du régime x, mais rien n’en assure l’épiphanie.

 

Gilles Paquet*

 

NOTES

* Gilles Paquet est professeur émérite à l’Ecole de gestion Telfer de l’Université d’Ottawa, et associé au Centre d’études en gouvernance et à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de la même institution. Il est aussi rédacteur en chef de la revue électronique Optimum Online (<www.optimumonline.ca>) – une revue de gouvernance et d’administration publique – et attaché au cabinet de consultation Invenire.

 

[1] Cf. Samuel Bowles, Microeconomics – Behavior, Institutions, and Evolution, Princeton, Princeton University Press, 2004, ch. 10.

[2] Bruno Latour et Vincent Antonin Lépinay, L’économie, science des intérêts passionnés. Introduction à l’anthropologie économique de Gabriel Tarde, Paris, La Découverte, 2008, p. 97.

[3] Cf. l’ouvrage de Jean Baechler, Les origines du capitalisme, Paris, Gallimard, 1971, pp. 97-102.

[4] Cf. Joseph Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, New York, Harper, 1942 et Thomas K. McCraw, Prophet of Innovation: Joseph Schumpeter and Creative Destruction, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.

[5] Cf. Albert O. Hirschman, Development Projects Observed, Washington, Brookings Institution, 1967, ch. 1.

 

 


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