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Ils voulaient changer le monde, Jean-Philippe Warren

Un texte de Daniel Lapointe
Dossier : Autour d'un livre: Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, de Jean-Philippe Warren
Thèmes : Histoire, Mouvements sociaux, Politique, Québec
Numéro : vol. 11 no. 1 Automne 2008 - Hiver 2009

Avec son livre Ils voulaient changer le monde, Jean-Philippe Warren nous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. L’auteur trace un portrait juste du marxisme-léninisme et des années 1970 au Québec, une période prise en otage par de nombreux radicalismes. Ces années ont vu des gens raisonnables tenir des propos déraisonnables. Elles ont vu des universitaires sérieux cautionner des régimes politiques ignobles. Elles ont vu des animateurs sociaux bien intentionnés perdre leur jugement et se prêter à des activités militantes saugrenues. À l’aide d’une plume compétente et d’un récit nuancé, l’auteur nous fait revivre les années du mouvement marxiste-léniniste au Québec, une deuxième « grande noirceur » qui aura assombri l’esprit de toute une génération de jeunes idéalistes.

Pour ceux qui n’ont pas connu les années 1970, la lecture du livre de Warren les aidera à en imaginer l’esprit et le ton. L’auteur cherche à comprendre ce qui a poussé tant d’hommes et de femmes à s’engager dans une lutte aussi insensée. Il cherche à « …rendre intelligible ce qui apparaît souvent aujourd’hui comme l’égarement passager et largement incompréhensible d’une bande de fanatiques[1] ». Son livre repose sur une recherche solide et complète. La lecture nous renvoie à plus de 500 notes qui apportent, pour la plupart, un complément d’information utile à la compréhension du texte. Les circonstances qui ont présidé à l’émergence du marxisme-léninisme, à son développement et à sa chute sont très bien exposées.

Warren identifie certains facteurs explicatifs de l’engagement des gauchistes québécois au sein de la mouvance marxiste-léniniste. Il rappelle d’abord l’héritage religieux du Québec. L’auteur ne révèle rien de nouveau à ce sujet mais il souligne une dimension qui ne peut être écartée. Le patrimoine catholique constituait un terreau fertile à l’émergence de cette idéologie. En ce sens, l’engagement politique des militants marxistes-léninistes n’était pas si différent de l’engagement catholique des Québécois d’avant 1960.

Warren retient aussi comme facteur explicatif l’attrait que pouvait exercer le marxisme-léninisme, une option simple, voire simplette, sur des gens désemparés devant le foisonnement de discours nouveaux et variés, du consumérisme à la contre-culture, en passant par le syndicalisme, le féminisme et tutti quanti. Le Québec vivait un bouillonnement social et culturel sans précédent. Le marxisme-léninisme représentait pour plusieurs un credo facile à comprendre qui permettait de dégager un sens dans une société particulièrement déroutante, très différente de celle qu’avaient connue les Québécois avant la Révolution tranquille.

J’ai été un témoin privilégié du mouvement maoïste au Québec, de son infiltration dans les milieux communautaires suivie de sa brutale descente aux enfers. Inscrit en science politique à l’Université du Québec à Montréal et engagé dans le militantisme communautaire, j’étais aux premières loges de ce qui allait devenir une dérive idéologique.

Je faisais partie de cette génération de jeunes universitaires et militants communautaires qui se définissaient comme progressistes, à gauche sur l’échiquier politique, solidaires des victimes du capitalisme. On vibrait au son du rock engagé, comme celui de Pierre Flynn et de son groupe Octobre (surtout lorsqu’il entonnait « la maudite machine, qui t’a avalé, a marche en câline, faudrait la casser »). On organisait, dans les quartiers ouvriers, des fêtes populaires où se produisaient des musiciens et des troupes de théâtre engagés et où circulaient des pétitions visant à dénoncer des injustices plus terribles les unes que les autres.

Nous n’étions pas des partisans de l’extrême-gauche, encore moins des adeptes du marxisme-léninisme, mais nous étions versés dans les ouvrages classiques. J’avais, bien entendu, lu les incontournables comme Le manifeste du Parti communiste, Le capital (soyons honnête, quelques sections seulement) et Que faire ? Mais aussi des œuvres réservées exclusivement aux plus mordus, comme Les écrits militaires de Mao Zedong ! Je lisais et relisais ces livres, abondamment annotés, que j’avais achetés lors d’un de mes nombreux pèlerinages à la Librairie Progressiste de la rue Amherst ou au local d’En Lutte sur la rue de Grand-Pré. Je me livrais avec des collègues, aussi scandalisés que moi par les injustices sociales, à des séances de discussions interminables au cours desquelles nous pouvions ergoter sans fin sur le véritable sens de telle ou telle phrase de L’idéologie allemande ou de L’État et la révolution.

Tout en vouant un respect immense aux grands auteurs, nous n’étions aucunement disposés pour autant à nous enrôler dans l’armée révolutionnaire. Idéalistes et à peine adultes, nous étions grisés par les belles théories de la gauche mais pas assez ivres pour nous engager dans un mouvement totalement déconnecté de la réalité et dépourvu de tout sens commun. Je ne pouvais accepter les règles des partis maoïstes, règles selon lesquelles les membres devaient soutenir financièrement le mouvement jusqu’à leur dernier dollar, ne frayer qu’avec leurs semblables et vivre une vie privée qui soit en parfaite symbiose avec leur engagement politique. À titre d’exemple, il n’était pas question pour un communiste d’épouser une femme d’allégeance politique différente. C’eût été une véritable hérésie ! J’avais aussi beaucoup de difficulté à accepter que le mouvement obligeât ses adeptes à laisser leur sens critique de côté pour mieux soutenir la bonne cause. Tout point de vue divergent était par définition condamnable et son auteur étiqueté renégat !

Le portrait que Jean-Philippe Warren trace du phénomène maoïste est précis et fidèle et les explications qu’il tente de fournir sont intellectuellement stimulantes et convaincantes. Ce qui agace toutefois, c’est le ton indulgent qui traverse son ouvrage du début à la fin. À vouloir à tout prix éviter de juger les propos et les comportements des gens qu’il étudie, l’auteur se trouve en quelque sorte à les absoudre. Il répète sans cesse que les maoïstes étaient foncièrement altruistes, épris de justice, motivés par de bonnes intentions et sincèrement désireux d’aider leur prochain. Mais pouvons-nous excuser une personne qui professe des inepties, qui préconise le recours à la violence et qui réclame l’avènement d’une société où les libertés fondamentales seraient suspendues, pouvons-nous l’excuser sous prétexte qu’elle est motivée par des sentiments nobles et généreux ?

Il ne faut jamais oublier à quel point les idées de l’extrême-gauche québécoise versaient dans un radicalisme délirant. Selon les maoïstes, notre mode de scrutin était une fumisterie entretenue par la classe dominante qui s’en servait pour maintenir son pouvoir politique. Le transport en commun, financé par le peuple, était au service des intérêts des méchants capitalistes qui ont besoin que la main-d’œuvre soit transportée jusqu’à dans leurs antres afin de l’exploiter comme il se doit. L’école servait à produire les talents dont l’économie capitaliste a besoin. La culture populaire était une machination de la classe dominante pour maintenir dans l’inconscience les masses laborieuses endormies. L’extrême-gauche avait conçu un modèle théorique selon lequel tout dans la société pouvait s’expliquer en fonction des besoins d’un système qui maintient l’exploitation d’une majorité pauvre par une minorité assoiffée de richesses. Et les solutions que proposaient les maoïstes donnaient des frissons dans le dos : Faisons payer les riches, imposons la dictature du prolétariat, nationalisons les grandes entreprises, prenons possession des biens des classes dominantes et suspendons les libertés fondamentales, notamment la liberté de parole. Bref, autant de mesures qui visaient à engendrer la société sans classes et à empêcher les bourgeois renégats de faire dérailler la révolution !

Une société tolérante doit-elle tolérer les appels à l’intolérance ? Selon moi, il faut dénoncer à tout moment et en toute circonstance les manifestations d’intolérance. Il faut fustiger sur toutes les tribunes les apôtres du totalitarisme et les appels à la dictature, fût-elle prolétarienne.

Le Québec me fait honte sur ce plan. À l’instar de monsieur Warren, on a le pardon trop facile et on fait preuve de complaisance face à l’inacceptable. Les dangereux radicaux qui ont émergé pendant et après la Révolution tranquille jouissent même d’un capital de sympathie. Je suis troublé par la déférence que l’on accorde aux felquistes qui ont causé la mort de Pierre Laporte. Ces impénitents sont-ils ostracisés et mis au ban du Québec d’aujourd’hui ? Pas du tout ! Ils jouissent bien au contraire de l’aura de respectabilité que l’on accorde aux héros nationaux. Ce qui tient lieu d’intelligentsia chez nous est plus prompte à dénoncer la « répression » des gouvernements de l’époque que les gestes terroristes commis par ces patriotes autoproclamés des temps modernes. Il s’en trouve d’ailleurs encore au Québec pour louanger le régime totalitaire de Cuba. Les Cubains sont privés de libertés fondamentales et vivent dans la pauvreté la plus abjecte ? Bof, ce ne sont que des détails. L’important c’est que le Lider Maximo ait botté le cul des sales capitalistes, tenu tête aux méchants Américains et apporté la gratuité dans les soins de santé et les études universitaires. À quoi bon la liberté de parole dans ce contexte idyllique ? Elle ne servirait qu’à donner aux « maudits bourgeois » l’occasion de reprendre le pouvoir.

Le marxisme-léninisme n’a pas vraiment disparu au Québec, il s’est simplement recyclé. La démence du discours de l’extrême-gauche, le caractère déraisonnable de son projet de société et l’engagement quasi-religieux qu’il suscitait chez certains se retrouve dans les propos que tiennent aujourd’hui les nouveaux curés de la gauche. La déraison du maoïsme s’est réincarnée dans l’anticapitalisme primaire que véhiculent les altermondialistes, dans l’alarmisme délirant et obsessif des missionnaires écologistes et dans l’anti-américanisme qu’il est de bon ton d’afficher. Le groupe rock Octobre n’existe plus, mais il a été remplacé par les Cowboys Fringants. « Mais l’monde oublie vite c’est pas grave, suffit de faire un bon budget, d’parler d’santé pour que les caves, vous réélisent l’année d’après. Comme ça vous pourrez en cachette, continuer d’exploiter les hommes, et mondialiser la planète, pour enrichir vos chums. » Ces paroles de chanson illustrent à merveille à quel point les préceptes du maoïsme survivent au Québec. Comme le faisait l’extrême-gauche d’antan, les Cowboys dénoncent cette classe dominante qui, par la voie de la mondialisation, exploite les hommes au profit de ses amis. Et comme leurs ancêtres, les Cowboys sont convaincus de posséder la « ligne juste ». Ils représentent l’élite éclairée qui se donne comme mission d’apporter la lumière à ces « caves » qui ne trouvent rien de mieux à faire que de réélire leurs despotes.

Le maoïsme s’est réincarné dans cette haine de l’argent et du profit qui habite encore et toujours la frange dite progressiste de la société. On tient à redistribuer la richesse, sans pour autant accepter qu’il faille d’abord la créer. Les fortunés sont par définition coupables de s’être enrichis, soit par la corruption, soit sur le dos des classes exploitées. L’État ne parvient pas à financer toutes ses dépenses ? Il suffit d’augmenter les impôts des riches, et ce sans égard au fait que le Québec figure déjà parmi les sociétés les plus taxées de l’Amérique du Nord.

Le Québec est aux prises avec une poignée de croisés qui mènent encore et toujours le combat pour une société sans classes. Alors que la gauche se renouvelle ailleurs dans le monde, celle du Québec (du moins un segment de celle-ci), obstinée dans son opposition au développement et à la croissance économique, fait pitié à voir. Nos illuminés n’ont pas une approche pragmatique lorsque vient le temps de trouver des solutions à des problèmes concrets. Ils se réfugient, à l’instar de leurs ancêtres maoïstes, dans un carcan idéologique complètement déconnecté de la réalité. C’est ce qui nous donne le combat pour la gratuité scolaire, le refus obstiné (unique à l’échelle planétaire) de toute réforme dans le domaine de la santé ou encore les revendications surréalistes en matière d’environnement.

Il faut tirer les leçons de l’histoire et se méfier des solutions simplistes et radicales que proposent les extrémistes. Les nouveaux curés de la gauche conservent les éléments centraux du credo maoïste. Ils préconisent un État de plus en plus tentaculaire, des restrictions aux libertés individuelles et ils affichent un mépris manifeste pour la croissance économique et le développement de la richesse. Ce discours est d’autant plus menaçant qu’il est exprimé par des gens exaltés, investis d’une fièvre toute religieuse et totalement imperméables au doute. Le Québec ne saura éviter de nouveaux dérapages qu’à condition de reconnaître le totalitarisme qui sommeille sous de nouveaux habits et de le dénoncer sans vergogne. Il ne faut surtout pas se montrer indulgent et complaisant à l’endroit de ceux et celles qui, sous le couvert du noble combat contre les injustices, nous proposent des moyens déraisonnables et extrêmes.



Daniel Lapointe*

 

 

NOTES

* Daniel Lapointe détient une maîtrise en science politique de l’Université du Québec à Montréal et un MBA de l’École des Hautes Études Commerciales de l’Université de Montréal. Il dirige depuis plus de 20 ans des associations sans but lucratif œuvrant tour à tour dans les secteurs financier, culturel et de la santé.

[1] J.-P. Warren, Ils voulaient changer le monde, p. 13.

 


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