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« De quel droit peuvent-ils maintenant invoquer le devoir de mémoire »?

Un texte de François Charbonneau
Thèmes : Histoire, Humanisme, Société
Numéro : vol. 11 no. 1 Automne 2008 - Hiver 2009

 Monsieur Harper pourrait peut-être nous expliquer (…) ce que nous foutons en Afghanistan tout en refusant obstinément d'aller au Darfour.

Dan Bigras, Le Journal de Montréal,

30 septembre 2008.



 


Le 8 avril 1994, Mike McCurry, porte-parole du département d’État américain, a dénoncé au nom des États-Unis d’Amérique la décision de certains pays du Moyen-Orient d’interdire la projection du film La liste de Schindler. Ce film de Steven Spielberg, sept fois oscarisé, raconte l’histoire d’un industriel allemand qui réussit à sauver de la mort plus d’un millier de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. En conférence de presse, Mike McCurry déclarait que « le département d’État estime que ce film doit pouvoir être vu par tous dans le monde et que le meilleur moyen d'éviter un nouveau génocide est de faire en sorte que les actes de génocide passés ne soient jamais oubliés[1] ».

Le désir que la mémoire des souffrances subies ne soit pas oubliée a son expression consacrée, le devoir de mémoire. Bien entendu, cette expression a plus d’un sens, en particulier dans les pays où la mémoire douloureuse divise les descendants (on l’a bien vu en France lors du procès Papon). En France, justement, le devoir de mémoire renvoie le plus souvent à la reconnaissance par l’État de sa responsabilité dans les souffrances causées à un groupe de victimes, et à son devoir d’en entretenir le souvenir. Sans doute parce que la nation québécoise n’a pas un passé de génocidaire, l’emploi de cette expression chez nous reste très lié à l’idée que le rappel à la mémoire des événements passés a un sens surtout utilitaire, c’est-à-dire au sens où l’entendait Mike McCurry : se souvenir pour empêcher que ça ne se reproduise. Dans les  dernières années, on a entendu souvent cette idée formulée par des acteurs québécois tentant de justifier les atrocités portées à l’écran dans des films comme Un dimanche à Kigali ou J’ai serré la main du diable. Chaque fois qu’un nouveau lieu de mémoire est inauguré, chaque fois que paraît un nouveau livre sur les génocides passés, chaque fois qu’un nouveau film est lancé, on reprend le même credo : il faut se souvenir pour ne plus jamais que ça ne se reproduise.

Si l’intention est indéniablement noble, il est surprenant de constater à quel point cette conviction que le souvenir peut permettre d’empêcher des atrocités futures semble aller autant de soi pour ceux qui l’invoquent. Pourquoi surprenant ? Tout simplement parce que cette idée est à peu près intégralement fausse, voire carrément dangereuse.

Fausse, d’abord, parce que la mémoire des atrocités passées n’a jamais empêché un seul génocide de se produire. À preuve, au moment même où Mike McCurry du département d’État américain fait sa sortie en faveur de la liste de Schindler, le 8 avril 1994, pour empêcher, dit-il, de nouveaux génocides de se produire, se déroule depuis deux jours… le génocide rwandais ! Nul besoin de préciser que le gouvernement américain de Bill Clinton a choisi de ne pas intervenir pendant ce conflit, au moment même où il faisait la leçon sur l’importance de la mémoire pour éviter de nouveaux génocides ! Comme la mémoire de l’Holocauste n’a pas empêché le génocide rwandais, la mémoire du génocide rwandais n’a pas empêché l’actuel génocide au Darfour. Et les films larmoyants que nous consacrerons bientôt à la mémoire du Darfour ne feront strictement rien pour empêcher de futurs crimes contre l’humanité. S’il va de soi que la mémoire du passé doit être impérativement préservée, il va aussi de soi que la mémoire est en elle-même impuissante face à la barbarie.

Dangereuse, ensuite, parce qu’ainsi compris, le devoir de mémoire donne trop souvent l’illusion que les conflits sont relativement simples dans leur déploiement, et donc que les solutions sont tout aussi simples. Les films qui se revendiquent du devoir de mémoire ont tendance à réduire la complexité des choses à leur plus simple expression pour opposer les victimes d’un côté, et les bourreaux de l’autre, avec en toile de fond l’inaction de ceux qui auraient « donc » dû faire quelque chose. Le procédé a évidemment un sens lorsqu’il s’agit de raconter une histoire en 90 minutes : il serait malhonnête d’en tenir rigueur aux scénaristes. Mais rares sont les conflits dont les enjeux sont aussi limpides dans la réalité. Les conflits de toute nature, qu’ils soient ethniques, politiques ou religieux sont le plus souvent d’une complexité déroutante et opposent des belligérants qui, de part et d'autre, peuvent porter une part de responsabilité. En d’autres termes, il est beaucoup plus simple d’opposer à l’écran les « bons » d’un côté et les « méchants » de l’autre, que de départager dans la vraie vie le bon grain de l’ivraie dans les conflits identitaires. Il n’y a pas d’indices infaillibles pour reconnaître la mise en branle d’un génocide, ni de manière simple d’empêcher les conflits. Et il faut aussi choisir son camp, quitte à se tromper et au risque de se retrouver, dix ans plus tard, dénoncé sur grand écran pour avoir fait les mauvais choix.

Bien qu’on ne le saura jamais, il est assez facile d’imaginer que ceux qui dénoncent aujourd’hui l’inaction de l’Occident pendant le génocide rwandais auraient été les premiers à s’opposer à un déploiement des forces canadiennes au Rwanda en 1994 si ce déploiement avait causé la mort de soldats canadiens. Le scénario est loin d’être farfelu, c’est à peu près ce qui s’est passé en Belgique lorsque l’opinion publique s’est indignée de la mort de 10 soldats et que la Belgique a rapatrié à la hâte ses soldats. Dans le film J’ai serré la main du diable, on porte à l’écran avec un doigt accusateur l’inaction des principaux dirigeants de l’onu. Très bien, mais pourquoi ne pas aussi montrer l’indifférence des populations occidentales, l’absence de manifestations, bref, l’absence d’intérêt généralisé pour ce conflit ?

Il est indécent pour ceux qui se disent antimilitaristes en toute circonstance de se revendiquer aujourd’hui du devoir de mémoire pour dénoncer l’inaction passée de l’Occident. Ces mêmes personnes dénoncent « l’impérialisme américain » chaque fois que l’Occident intervient dans le monde pour des raisons humanitaires, que l’on pense par exemple à la Somalie ou encore au Kosovo. En vérité, il est plus facile de faire un film qui dénonce, au nom du devoir de mémoire et 10 ans après les faits, l’inaction passée de l’Occident, que d’avoir le courage aujourd’hui de s’opposer à l’opinion majoritaire au Québec et d’affirmer cette vérité de La Palice que si l’on veut vraiment intervenir pour prévenir les génocides, peut-être faudrait-il que le Canada ait des forces armées dignes de ce nom, bien équipées et entraînées, et capables d’en imposer de force à un éventuel ennemi. Cela suppose des investissements importants dans les forces armées, une perspective peu réjouissante, mais, comment faire autrement si l’on pense qu’il est de la responsabilité de l’humanité d’empêcher les génocides ? Or, curieusement, ce sont souvent les mêmes personnes qui souhaitent à la fois que l’Occident intervienne pour empêcher des génocides, comme au Darfour par exemple, mais qui protestent chaque fois que l’armée canadienne annonce l’achat de nouveaux équipements. Combien de ceux qui ont dénoncé l’intervention américaine en appui aux casques bleus pakistanais en Somalie (1992) s’indignent depuis le retrait américain que les Somaliens soient dorénavant soumis à la bestialité des seigneurs de la guerre ? À la vérité, on ne s’intéresse au reste de la planète que lorsque les méchants Américains y mettent les pieds, sans distinction quant au type de mission et à ses objectifs. Les Américains y sont ? C’est la seule information dont ont besoin nos bien-pensants pour conclure : impérialisme.

Heureusement, tous ne sont pas aussi incohérents. Le général Dallaire, par exemple, défend à la fois une position d’intervention des pays démocratiques dans les pays déchirés par des conflits ethniques, mais aussi que le Canada se donne les moyens de telles interventions. Dommage que ceux qui se réclament de Dallaire pour dénoncer l’inaction passée de l’Occident ne le suivent plus lorsqu’il demande davantage de moyens pour les forces armées.

S’agit-il ici d’une position militariste ? Non, en ce sens que le recours à la force restera toujours un pis-aller. Mieux encore : le scepticisme face aux interventions militaires canadiennes ou américaines est une bonne chose. L’intervention militaire ne donne pas tous les droits, les bavures ne seront jamais acceptables, toutes les interventions ne sont pas justifiées. Ce qu’il s’agit plutôt de dénoncer, c’est la formidable incohérence de ceux, en apparence majoritaires dans l’espace public québécois, qui se permettent de regarder de haut les « écoeurants » qui n’ont rien fait pour le Rwanda, mais qui du même souffle poussent les hauts cris chaque fois que les pays occidentaux interviennent quelque part dans le monde. S’il y a un endroit au Québec où se manifeste plus particulièrement cette incohérence, c’est sans doute lors de la parade hebdomadaire des bien-pensants, tous les dimanches soir à Radio-Canada. Qu’il est de bon ton de venir à l’émission Tout le monde en parle dénoncer l’intervention de l’otan en Afghanistan ! Pour reprendre l’expression de Dany Turcotte, le nouveau ti-coune de la src, les Québécois sont « toute contre ». Pourtant, le même ti-coune n’en pouvait plus d’indignation en écoutant Luc Picard parler du génocide rwandais ou Mia Farrow parler de l’inaction de l’Occident dans le cas du Darfour. Mais que doit faire l’Occident dans ce dernier cas ? La solution est-elle simple ou évidente ? Soutiendrait-il une intervention militaire au Darfour ? L’aurait-il fait dès 2004 ? Et pour appuyer qui ? L’Armée de libération du Soudan qui combat les milices appuyées par le gouvernement ? Ont-ils tous les mains blanches ? Parions que le jour où l’Occident décidera d’intervenir militairement au Darfour pour empêcher un génocide, nos antimilitaristes auront tôt fait de dénoncer les intentions des Occidentaux et n’y verront qu’une guerre de plus pour le pétrole.

À la vérité, si l’humanité a indéniablement un « devoir de mémoire » face aux grandes tragédies de l’histoire, elle a encore davantage un devoir d’action. Mais l’action, contrairement à la mémoire, est beaucoup plus exigeante. Elle suppose la possibilité de l’erreur, elle demande de se salir les mains et même, parfois, de devoir choisir le moindre de deux maux. Malheureusement, les films et les livres n’empêchent pas les génocides. La diplomatie le peut parfois. Mais dans certains cas, il faut recourir aux tanks et aux missiles, en assumant les terribles conséquences que cela suppose. Encore faut-il savoir reconnaître cette bien triste réalité.

 

François Charbonneau

 

NOTES

[1] « Washington appuie Schindler », La Presse, 10 avril 1994, p. B12. Nous soulignons.


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