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Éloge des petites littératures

Un texte de Maxime Prévost
Dossier : Autour d'un livre: Histoire de la littérature québécoise, de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-LaFarge
Thèmes : Histoire, Littérature, Québec
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

Appelée à faire date, une entreprise éditoriale comme cette impressionnante Histoire de la littérature québécoise aura inévitablement, au cours des prochaines décennies, plusieurs effets structurants sur la lecture et l'enseignement du corpus national. Disons-le d'emblée, cet ouvrage est une réussite incontestable qui réunit une suite de commentaires éclairés et éclairants sur les textes marquants de notre littérature ; le plaisir de lecture est considérable, qu'on choisisse de lire l'ouvrage d'une traite ou à pièces décousues, ce qui rehausse d'autant son pouvoir à moyen et à long terme : voici une histoire de la littérature qu'auront lue tous les commentateurs d'ici quelques années. Ce livre deviendra vraisemblablement un dénominateur commun de tous les discours sur la littérature québécoise, sans même qu'il soit nécessaire de le citer. Il convient donc de s'interroger dès aujourd'hui sur ses lignes directrices, avant qu'elles ne se soient instituées dans nos discours avec toute la force du naturel.

Les auteurs insistent dans leur introduction sur la notion, extrêmement problématique, de «texte littéraire» (l'incipit se lit : «Ce livre constitue à la fois une mise en situation et une relecture des textes littéraires québécois, des origines à nos jours», p. 11). Or il y a tout lieu de se demander si cette cohabitation du substantif texte et de l'adjectif littéraire ne constitue pas une tentative, implicite, de concilier l'histoire et l'ontologie. Des textes ont été produits au Canada français, depuis Jacques Cartier, qui, par la force des choses – je dirais par la force de l'histoire –  ne portent aucune marque particulière de littérarité («Un récit de voyage, comme on en trouve des dizaines dans le corpus de la Nouvelle-France, est-il littéraire au même titre que le sera la poésie d'Émile Nelligan ?», p. 11). Selon nos auteurs, le mot littéraire aurait donc «une acception particulièrement large au Québec. Pendant longtemps, des textes qui ailleurs appartiendraient aux marges de l'histoire littéraire en forment ici l'armature» (p. 12).

          N'y aurait-il pas, dans cette nécessaire relativisation du littéraire, une occasion en or de repenser le concept même d’histoire de la littérature ? La littérature québécoise est «une petite littérature nationale comme il en existe plusieurs à travers le monde» (p. 627) ? À la bonne heure, alors, car l'historiographie des grandes littératures nationales n'est pas moins suspecte que celle des petites qui veulent se faire passer pour grandes. Je titre le présent commentaire «Éloge des petites littératures» parce qu'il me semble que l'histoire d'une littérature comme la nôtre pourrait éventuellement servir de modèle à celle des nations dominantes. «[I]l apparaît assez évident qu'on n'écrit pas l'histoire littéraire du Québec comme on écrit l'histoire littéraire de la France, de la Russie ou de l'Angleterre» (p. 12). Pourquoi ? Parce que « [d]ans ces traditions influentes, structurées autour d'œuvres universellement reconnues, l'histoire littéraire semble aller de soi». Le semble de la phrase précédente attire pourtant l'attention du lecteur sur le fait que cette apparente évidence procède du raccourci épistémologique. D'où cette question : écrire l'histoire de la littérature du Québec, est-ce que cela ne serait pas comparable au défi que constituerait, par exemple, l'écriture d'une histoire de la littérature anglaise en faisant abstraction de cette poignée d'auteurs qui ont transcendé leur nation et leur littérature au point de structurer les discours rétrospectifs sur la production écrite ? Celui qui entreprendrait d'écrire cette histoire de la littérature anglaise en faisant abstraction des œuvres de Shakespeare, de Milton, de Fielding, de Byron, de Dickens devrait forcément porter une plus grande attention aux «marges» de la production littéraire, à savoir au vaste champ de ce que Marc Fumaroli appelle l'éloquence, accordant par le fait même une place centrale à, notamment, des historiens, des biographes et des essayistes (Gibbon, Boswell, Carlyle, Hazlitt, De Quincey, Ruskin). Les petites littératures pourraient ainsi donner un exemple aux grandes, celui du soupçon, de la remise en question du paradigme de la littérarité.

          On voit où je veux en venir : dans cette Histoire de la littérature québécoise, l'adjectif littéraire l'emporte largement sur le substantif texte. Les auteurs se sont donné pour projet de «distinguer les œuvres majeures et d'en montrer l'intérêt à la fois par rapport au contexte d'origine et par rapport au monde actuel» (p. 13). On se surprend un peu de lire un développement comme : «même si l'on parle d'écrits en tous genres plutôt que d'œuvres au sens littéraire, les textes de la Nouvelle-France n'en ont pas moins des qualités narratives ou poétiques comparables à celles que l'on trouve dans des textes appartenant à des genres littéraires canoniques comme le roman ou la poésie» (p. 20). Mais pourquoi en serait-il autrement ? Il me semble que se trahit dans un tel passage une forme d'essentialisme littéraire qui structure l'ouvrage en profondeur. François-Xavier Garneau est ainsi sacré «premier écrivain véritable du Québec» (p. 73), et après lecture du tiers de l'ouvrage, on arrive déjà au vingtième siècle, le siècle du paradigme littéraire. Ainsi, malgré leur grande pertinence et leur intérêt général, les chapitres consacrés à la Nouvelle-France et au XIXe siècle canadien-français laissent un peu le lecteur sur sa faim, d'autant plus que l'occasion était belle de repenser en profondeur ce qu'écrire a pu signifier à travers l'histoire (et pas seulement celle du Québec). On pourra en outre être légèrement déçu de voir les auteurs reconduire un présupposé de l'histoire littéraire française, à savoir celui de la préséance esthétique de la littérature réaliste et psychologisante (ce que Jules Verne, dans une célèbre lettre à Hetzel datée du 4 avril 1877, appelait «le roman de mœurs», constatant que celui-ci avait récemment déclassé le roman tout court, qu'on appellerait désormais roman d'aventures ou gothique – «Au yeux de tous les critiques, Balzac est supérieur à Dumas père, ne fût-ce que par le genre» ). On aurait en somme aimé que cette nouvelle Histoire de la littérature québécoise puisse échapper à cette forme d'«enfin Angéline de Montbrun vint» qui découle nécessairement d'une lecture de notre production littéraire à la lumière d'idéaux esthétiques situés (la France) et datés (1875-1975). De même, les auteurs s'intéressent de façon louable à l'essai, qui possède en effet une riche histoire au Canada français. Mais la définition du genre est donnée de manière essentialiste qui laisse subsister de larges parts d'ombre : «En ce qui a trait à l'essai, nous tenons à en restreindre la définition afin de distinguer l'essai littéraire du vaste domaine de la prose d'idées qui lui est souvent associé» (p. 14). On souhaiterait, de manière générale, une problématisation plus explicite du littéraire, laquelle me semblerait plus porteuse si elle s'ancrait davantage dans l'histoire que dans l'ontologie (implicite).

Il ne me reste plus que des fleurs à lancer. L'un des aspects les plus intéressants de cette Histoire de la littérature québécoise, aspect dont on peut espérer qu'il aura des retombées concrètes, tient en sa fréquente, voire systématique, évocation d'œuvres oubliées d'auteurs connus, évocation qui expose par la force des choses les carences éditoriales de notre institution littéraire. Le Félix-Antoine Savard dont il est ici question est non seulement l'auteur de Menaud, maître-draveur (1937), mais aussi celui de La Minuit (1948), de La Dalle-des-morts (1965) et du Carnet du soir intérieur (1978-1979), notamment ; le Léo-Paul Desrosiers des Engagés du Grand Portage (1938) est aussi l'auteur de Nord-Sud (1931) et de L'Ampoule d'or (1951) ; Hugh MacLennan, outre ses célèbres Two Solitudes (1944), a aussi écrit The Watch that Ends the Night (1959) et Voices in Time (1980), romans que, selon les auteurs, «on relit avec plus de bonheur» que celui de 1944 (p. 336) ; quant à Jean-Jules Richard (un auteur sur lequel on aurait aimé en lire davantage), il a signé non seulement le roman de guerre Neuf Jours de haine (1948), qui est aujourd'hui disponible dans la Bibliothèque québécoise, mais aussi Le Feu de l'amiante (1956), inspiré de la grève d'Asbestos, et le Journal d'un hobo (1965), «récit à la première personne d'un hippie androgyne qui traverse le Canada, à la manière du Héros d'On the Road de Jack Kerouac» (p. 345), qui sera fort apprécié de Patrick Straram. Plusieurs lecteurs seront naturellement curieux de découvrir ces textes, qu'ils ne trouveront généralement pas sur le marché. Personnellement, je suis désormais piqué d'une vive curiosité pour le texte Né à Québec (1933), dans lequel Alain Grandbois retrace la carrière de l'explorateur Louis Jolliet, de même que pour Un monde était leur empire de Ringuet (1943), «essai qui se distingue radicalement de l'historiographie nationaliste», et dans lequel l'auteur «étudie l'histoire du Nouveau Monde, celle des Incas, des Mayas, des Aztèques et autres civilisations précolombiennes» (p. 245). En trouverai-je des éditions (savantes si possible) sur le marché ? Poser la question, c'est y répondre, quand on sait que, alors même que «selon les données recueillies par la Bibliothèque nationale du Québec, 531 romans et 268 recueils de poésie font l'objet d'un dépôt légal en 2000» (p. 531), aucune édition courante et intégrale n'est disponible du grand texte fondateur qu'est l'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau («Étonnamment, l'œuvre littéraire québécoise du XIXe siècle la plus célébrée est peu à peu devenue l'une des plus difficilement accessibles», p. 82). Je me souviens ? De manière souterraine et implicite, cette Histoire de la littérature québécoise a l'immense mérite de questionner les choix éditoriaux qui se font (ou qui ne se font pas) au Québec. Les auteurs exposent ainsi ce phénomène très curieux, bien de chez nous : celui de limiter un écrivain à un livre, à un texte fétiche, comme s'il était impossible de développer une œuvre dans notre milieu littéraire, milieu d'éternels débutants où tout est toujours à réinventer et à recommencer.

Une histoire littéraire qui aura un aussi grand retentissement que celle-ci ouvrira forcément des voies nouvelles à la réflexion et à la recherche. À la lecture de cette Histoire de la littérature québécoise, on en vient à constater qu'une grande histoire reste à faire au Québec : celle des modèles français revendiqués, c'est-à-dire celle des œuvres françaises qui ont servi à l'invention et au développement d'une tradition québécoise. Le régionalisme canadien-français, par exemple, est bien entendu lié à «un vaste mouvement nationaliste, incarné surtout par Maurice Barrès» (p. 193). Comme le constatait Gérald Bessette, La Scouine d'Albert Laberge (1918) serait «le premier roman naturaliste du Québec, inspiré partiellement de La Terre de Zola» (p. 208). Le Ringuet de Trente Arpents (1938) reproduirait «le modèle des romans-chroniques de l'entre-deux-guerres, de Roger Martin du Gard à Georges Duhamel» (p. 246). Le Beau Risque de François Hertel (1939) est «un roman psychologique à la façon du Disciple de Paul Bourget» (p. 253). Mais de telles filiations sont aussi plus anciennes, puisque les romans-feuilletons les plus populaires du XIXe siècle français ont eu un impact immédiat et peu commenté sur notre littérature : notre premier «roman de la terre», La Terre paternelle de Patrice Lacombe (1846), présente plusieurs ressemblances avec les romans que George Sand écrit à la même époque, et le seul titre de son chapitre VII, « Dix Ans après », constitue un clin d'œil manifeste au Vingt Ans après (1845) que Dumas vient alors de publier dans la presse française.

L'aspect qui me semble à la fois le plus novateur et le plus enthousiasmant de cette Histoire de la littérature québécoise est son ouverture à l'endroit de la culture anglophone, qui se manifeste de manière évidente par l'inclusion d'auteurs anglo-québécois comme F. R. Scott, Mavis Gallant et Mordecai Richler dans le corpus national, mais de aussi de manière plus diffuse par l'attention portée aux liens et aux filiations entre la culture anglo-saxonne et canadienne-anglaise, d'un côté, et celle du Canada français et du Québec de l'autre. J'ignorais par exemple que Jules-Paul Tardivel avait traduit The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde (p. 143), il ne m'est pas indifférent d'apprendre que Paul-Marie Lapointe est un lecteur de Blake (p. 396), et il est certes éclairant de se faire signaler que, «[d]ans la littérature canadienne-anglaise, le mouvement régionaliste est tout aussi important, sinon davantage» qu'au Québec (p. 193), comme en témoigne le succès quasi mythique chez nos voisins du roman Anne of Green Gables de Lucy Maud Montgomery (1908). Cette ouverture à l'endroit du fait anglais est sans doute audacieuse, et mérite d'être saluée comme telle, puisqu'il me paraît certain que plusieurs commentateurs la reprocheront à nos auteurs, ou la trouveront du moins suspecte. Toutefois, je me prends à souhaiter que les historiens de la littérature québécoise qui prendront le relais aillent beaucoup plus loin dans cette voie, qui me semble fondamentale, et très largement ignorée dans notre tradition critique (il me semble clair, par exemple, que Nelligan est un grand lecteur d'Edgar Allan Poe). Je comprends mal que le nom de Walter Scott n'apparaisse qu'une seule fois dans tous les développements sur le XIXe siècle québécois (en relation avec L'Influence d'un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils), alors que Rainier Grutman (dont les travaux n'apparaissent pas en bibliographie) a bien montré son influence séminale dans l'émergence de notre littérature romanesque.

Je relève enfin cette phrase, lourde de sens : «En France, Maria Chapdelaine constitue un best-seller ; au Québec, il devient un mythe» (p. 199). Les auteurs se montrent aussi sensibles aux succès d'Un Homme et son péché («Encore aujourd'hui, les prénoms de Séraphin et de la malheureuse Donalda font partie de la culture populaire et de la légende nationale», p. 239) et du Survenant (personnage qui «acquiert le statut d'une véritable légende», p. 250), c'est-à-dire de ces rares textes de notre littérature dont la popularité et le rayonnement ont véritablement pénétré l'imaginaire collectif. Il y a là matière à réflexion pour les historiens de la culture : la littérature québécoise, à l'instar des grandes littératures, a su engendrer des mythes nationaux.



Maxime Prévost*



NOTES

* Maxime Prévost est professeur agrégé au Département de français de l'Université d'Ottawa.

 

 


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