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L’héritage reçu et celui à transmettre

Un texte de Élaine Larochelle
Dossier : Les filles de Simone
Thèmes : Féminisme, Modernité, Mouvements sociaux
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

FILLE DE SIMONE

 

          Je suis fille de Simone. Tellement fille de Simone que pour moi, depuis toujours, l’égalité et l’indépendance entre les hommes et les femmes allaient de soi. Elles étaient acquises, acquises pour moi, en moi, parce que vécues dans ma famille et dans mon entourage. Jamais je n’ai senti que mes aspirations étaient limitées ou même affectées du fait que j’étais femme. J’ai grandi et me suis définie comme un être humain libre, devenant ce que je voulais être par mes projets. Des projets j’en ai eus et j’en ai réalisés, parmi lesquels on retrouve de nombreux voyages et des études doctorales à l’étranger. À travers tous ces projets qui ont défini et orienté mes années de jeune adulte s’inscrivait, au loin, celui d’avoir un enfant.

          Je dois préciser que ce n’était pas le projet de rencontrer l’homme de ma vie et de fonder avec lui une famille (ce qui aurait impliqué que j’avais intégré l’idée traditionnelle selon laquelle la vocation de la femme est l’amour et la famille). Mon projet de vivre l’expérience de la maternité était personnel, individuel : je voulais porter un enfant, mettre au monde un enfant, élever un enfant. La question du père était secondaire, presque accessoire. J’étais bel et bien fille de Simone. Je concevais qu’une femme puisse vouloir ou ne pas vouloir d’enfant, avoir ou ne pas avoir d’enfant. Moi, j’en désirais un. Je ne le désirais pas comme une femme qui a besoin d’un homme, pas comme une femme qui se réalise en fondant et en maintenant une famille, mais comme un individu qui, se trouvant doté d’organes reproducteurs féminins, pouvait se donner le projet de la maternité sans la collaboration ou l’accord de qui que ce soit. Tout se passe jusqu’ici comme si j’avais intégré les idées de liberté et d’indépendance de Simone, sans son dégoût et son rejet de la maternité.

 

DÉSACCORD : DE L’ASSERVISSEMENT À L’ESPÈCE À L’EXPÉRIENCE PRIVILÉGIÉE

 

          Les propos de Simone de Beauvoir, lorsqu’elle traite de la constitution biologique de la femme, en particulier en ce que cette constitution la destine à la grossesse et à la maternité, sont catégoriques. De par sa constitution, la femme est asservie à l’espèce : depuis la puberté jusqu’à la ménopause, elle subit sa féminité à travers les cycles menstruels, les variations hormonales, les grossesses et les accouchements[1]. Sa féminité, au sens biologique (seul reconnu par Simone), entrave sa liberté (donc son humanité). Aussi la ménopause apparaît-elle à Beauvoir comme une libération, une seconde naissance[2]. Ici le « féminisme » de Beauvoir prend à mes yeux la forme d’un « anti-féminisme », car il est assez explicite dans ses propos que la femme se libère en renonçant précisément à ce qui la caractérise de la façon la plus évidente, incontestable et universelle : la possibilité d’enfanter. La femme se libère en s’assurant la stérilité et, si possible (et c’est possible aujourd’hui), en abolissant en elle les cycles que lui impose la nature. La liberté féminine, selon Beauvoir, est négation de la nature.

À cet égard, aussi bien ma réflexion que mon expérience m’amènent à conclure que Beauvoir a fait fausse route. Pour moi, une véritable valorisation de la femme consiste à accorder davantage d’importance à ce qu’elle a de particulier, à ce qui lui est propre, donc à valoriser la maternité et le rapport privilégié à la vie qu’elle permet de connaître. Certes il y a l’aspect biologique (et donc animal) qui répugne tant à Simone, mais vécu par une femme, cet aspect est humanisé et me semble une façon, sinon unique, du moins privilégiée, de comprendre des facettes fondamentales de notre humanité, notamment l’attachement, l’amour, la capacité d’aimer un autre plus que soi, la possibilité de se sacrifier pour autrui, la quête amoureuse. Car il me semble n’avoir compris la véritable origine et l’ultime but de la quête amoureuse que par la maternité. Aussi, à mon sens, le féminisme devrait encourager la verbalisation, la communication et la compréhension de ces révélations sur la condition humaine qui viennent par la maternité.

          La grande majorité des livres traitant de la condition humaine sont écrits par des hommes. Ce point de vue est essentiel, mais il est partiel. Je crois qu’il faut l’autre point de vue, celui des femmes, et pas seulement des femmes qui s’intéressent aux mêmes sujets que les hommes, qui vivent et travaillent désormais comme eux, mais des femmes qui ont accès à ce qui n’est accessible qu’à la femme et sans quoi le reste ne serait pas : la transmission de la vie et les sentiments et idées qu’elle fait naître.

Un véritable féminisme, à mon sens, valoriserait la maternité, en tant qu’expérience humaine fondamentale et fondatrice, en tant qu’apport inestimable à la société, en tant qu’un choix légitime et qui engage de façon irréversible. Car se valoriser, s’accomplir, s’épanouir, par la transcendance, par ce qui nous projette dans le monde extérieur (politique, droit, économie, science, etc.), c’est se valoriser à la façon des hommes. Que cela soit maintenant reconnu comme une aspiration, non pas simplement masculine, mais générale, voire universelle, et que cela soit désormais accessible aux femmes, qu’elles y soient appelées par l’éducation qu’elles reçoivent et par les besoins de la société ; tout cela constitue un bien. Les femmes y trouvent une source d’épanouissement. Mais il me semble que la véritable liberté implique un choix entre cette vie extérieure et une vie tournée, pendant quelques années, vers l’intérieur, c’est-à-dire vers la famille et les enfants. La véritable liberté implique donc la possibilité, l’acceptation et la valorisation, de la mise en veilleuse de la carrière au profit de la maternité et de la famille. Il me semble qu’à cet égard, beaucoup de féministes manquent de solidarité féminine ; elles voudraient que leur choix soit celui de toutes. Beauvoir a dit et répété qu’un projet authentique doit viser le bien, le bonheur et la liberté des humains[3]. Or le bien, le bonheur et la liberté peuvent être cherchés et trouvés dans la maternité et la vie de famille. Nier cela, refuser la légitimité morale à cette option, c’est limiter la liberté des femmes.

 

LES ACQUIS INESTIMABLES

 

          Qu’on ne se méprenne pas : loin de moi le souhait d’un retour en arrière ! Je ne voudrais pour rien au monde que ma fille vive dans l’univers qu’ont connu mes grands-mères. Un univers où il n’y avait, pour une femme, pas de salut en dehors du mariage et de la vie religieuse. Un univers où la maternité était imposée et où toute faiblesse de la chair, avant ou à l’extérieur du mariage, stigmatisait une femme pour la vie. Grâce aux féministes, on a libéré la femme d’une conception du mérite et de l’honneur qui faisait reposer toute sa valeur sur la virginité, la chasteté et la fidélité, donc sur son rapport à l’homme et à la sexualité. La femme a désormais droit au désir, et à l’erreur et l’errance qui l’accompagnent parfois. Les filles ne sont pas condamnées au mariage dès leur puberté. Au contraire, on les oriente vers des horizons qui ont, pour la jeunesse, beaucoup plus de pertinence : les études, les voyages, le travail. Lorsqu’elles choisissent la vie à deux et la maternité, c’est véritablement un choix et c’est après avoir acquis une formation qui leur garantit une indépendance financière, après avoir acquis une certaine expérience de la vie et une connaissance des diverses possibilités qu’elle offre, une expérience de l’amour et de ses difficultés. En tout cas, cela est désormais possible et me semble souhaitable.

          Le marché du travail est ouvert aux femmes. Certaines s’épanouissent par la carrière, d’autres aspirent à la maternité. Ces dernières devraient rencontrer plus de souplesse lorsqu’il s’agit de concilier le travail et la famille, et plus de sympathie lorsqu’elles choisissent de mettre en veilleuse le travail pour se consacrer à la famille. Offrir la véritable liberté aux femmes consisterait à accorder autant d’estime à la femme qui met une croix sur la famille au nom de la profession, qu’à celle qui met une croix sur la carrière au nom de la famille, et à faciliter toutes les variantes entre ces deux choix plus radicaux.

          Par ailleurs, il me semble que l’aspiration à la maternité, qui ne se fait souvent sentir qu’après vingt-cinq ans, devrait être néanmoins prise en compte dans l’éducation de l’adolescente, et précédée ou préparée par certaines précautions. Car ici on se heurte souvent aux limites de la liberté.

 

LES LIMITES DE LA LIBERTÉ

 

          « J’aurai passé la moitié de ma vie sexuelle active à tout faire pour éviter une grossesse, et l’autre moitié à la désirer sans l’obtenir » : c’est l’aveu que m’ont fait quelques amies autour de l’âge de trente-cinq ans. Cela constitue le drame de plusieurs « filles de Simone », qui n’ont pas pensé à la maternité avant que l’horloge biologique se fasse entendre, et qui lorsqu’elles ont souhaité devenir mères, se sont heurtées à leur infertilité. Cette dernière peut avoir plusieurs causes, bien sûr. L’âge en est une. On ne peut pas ignorer la nature, sous prétexte de liberté, pendant vingt ans, et s’attendre à ce qu’elle réponde immédiatement lorsque notre volonté l’interpelle soudain. Parmi les causes de l’infertilité figurent aussi les MTS. Il est difficile d’établir avec justesse les ravages qu’elles causent à la fertilité des femmes, parce que la question n’est soulevée que longtemps après leur traitement. Mais il est clair qu’une chlamydia à vingt ans peut condamner à la stérilité. Ainsi la liberté de la jeunesse peut entraver les aspirations ultérieures.

          Si je ne veux pas que l’on recommence à éduquer les jeunes filles au culte de la virginité et à l’idée que la sexualité doit viser la seule procréation, il me semble néanmoins souhaitable de leur apprendre à préparer une éventuelle maternité en protégeant le corps et les organes qui la rendent possible. Il me semble nécessaire de leur apprendre à penser au-delà de l’impression immédiate de liberté, pour envisager l’avenir et les possibilités qu’on veut lui préserver. Et si cela est vrai pour le corps, ce l’est aussi pour le cœur : je crois qu’il faut préparer nos enfants à aimer. Et cela non pas parce que le mariage doit être sans retour (idée obscène selon Beauvoir[4]), mais simplement parce qu’en les préparant à aimer, on les prépare au bonheur.

 

LES REVERS DE L’INDÉPENDANCE

 

          En effet, il ne suffit pas d’amener nos enfants à la liberté, à l’autonomie et à l’indépendance ; il faut aussi leur apprendre l’engagement et la responsabilité. Or si ces deux termes ont des résonances existentialistes, il me semble qu’une liberté qui, comme la définissent Sartre et Beauvoir, ne fait que se vouloir elle-même, que s’affirmer elle-même, est inconciliable avec l’engagement parental et la responsabilité qu’il implique. En témoignent les trop nombreuses séparations et reconstitutions des couples de la génération des « enfants » de Simone. S’engager dans un couple et concevoir un enfant tout en se pensant et se voulant libre et indépendant, c’est vouer le couple et la famille à l’éclatement.

          Il y a plus. J’ai commencé en affirmant que, « fille de Simone », j’envisageais la maternité comme un projet personnel dans lequel l’homme n’était qu’accessoire, pour ne pas dire instrument. Cette idée à demi consciente est celle de bien des « filles de Simone », comme en témoignent les femmes qui, tout en étant hétérosexuelles, sont de plus en plus nombreuses à choisir d’avoir un enfant par insémination artificielle, au moment où elles le désirent, sans avoir à attendre de rencontrer l’homme adéquat, sans avoir de comptes à rendre à un quelconque géniteur. C’est aussi cette perception de la maternité et de l’indépendance qui incite de nombreuses femmes à la décision de faire un enfant avec un homme dont elles savent qu’elles se sépareront à court ou moyen terme. Au fond leur désir d’avoir un enfant et leur conception de l’indépendance l’emportent sur la considération du bien de cet enfant, ou du moins amènent un point de vue biaisé sur cette considération.

          J’étais une de ces femmes, mais la maternité m’a révélé que cette attitude est fondée sur une erreur : le père est essentiel, non seulement pour l’enfant, mais aussi pour la mère. La perte du père, par la mort physique ou par l’absence ou la mort de l’amour, est toujours un mal. Même si cela va à l’encontre de tout ce qu’on veut croire en tant que « filles de Simone », une femme enceinte trouve un grand réconfort dans la présence et l’amour de celui qui la rend mère. Elle a besoin de cette présence (même si les faits montrent qu’elle peut s’en passer). De plus, il est bien connu qu’après la naissance, la mère est en symbiose avec son enfant. Il s’avère alors crucial, autant pour le bien de l’enfant que pour celui de la mère, que le père s’immisce dans cette symbiose et la détruise. D’où l’image symbolique du père qui coupe le cordon ombilical. De nos jours, en tout cas au Québec, les pères s’impliquent plus que jamais dans la vie au foyer et l’éducation des enfants : cela constitue un progrès. Les papas prennent soin des enfants à leur manière, différemment des mamans, et cette différence est saine pour l’enfant. Le rôle biologique de l’homme et de la femme, dans la reproduction, diffère ; l’attitude psychologique de l’homme et de la femme, par rapport à l’enfant, diffère aussi. Cette dernière différence est à mon avis naturelle, parce qu’elle s’enracine dans la première, la différence biologique, qui est indéniable. C’est pourquoi un enfant a besoin de ses deux parents, idéalement sous un même toit. Et la reconnaissance de ce besoin de l’enfant implique l’acceptation de l’interdépendance des conjoints et des compromis que suppose cette interdépendance.

          J’ai terminé la section précédente en affirmant qu’il fallait préparer nos enfants à aimer. Admettre l’interdépendance de l’homme et de la femme constitue peut-être le point de départ de cet apprentissage. Cette interdépendance n’implique pas la subordination d’un sexe à l’autre, la supériorité d’un sexe sur l’autre, mais simplement la reconnaissance de différences générales entre les sexes et d’une complémentarité. Cette complémentarité n’est pas une simple donnée naturelle, comme celle des organes reproducteurs féminins et masculins. S’enracinant dans la nature, elle doit néanmoins être choisie, réalisée par des actes libres, par une façon de se rapporter au monde, de choisir ses liens aux autres. Ce qui demeure compatible, dans une certaine mesure, avec certaines idées de Beauvoir. Car cette complémentarité est à l’image de celle qui est possible, selon elle, sur le plan érotique, et qui constitue le sommet de l’érotisme.

          En effet, dans Le deuxième sexe, après s’être attardée sur les formes inauthentiques et aliénantes des relations sexuelles entre l’homme et la femme, Beauvoir évoque la possibilité d’un rapport authentique, respectueux, fondé, non sur l’affrontement des sexes, mais sur leur complémentarité. Ce passage mérite d’être reproduit dans son intégralité : « L’asymétrie de l’érotisme mâle et femelle crée des problèmes insolubles tant qu’il y a lutte des sexes ; ils peuvent aisément se trancher quand la femme sent chez l’homme à la fois désir et respect ; s’il la convoite dans sa chair tout en reconnaissant sa liberté, elle se retrouve l’essentiel au moment où elle se fait objet, elle demeure libre dans la soumission à laquelle elle consent. Alors, les amants peuvent connaître chacun à sa manière une jouissance commune ; le plaisir est éprouvé par chaque partenaire comme étant sien, tout en ayant sa source dans l’autre. Les mots recevoir et donner échangent leur sens, la joie est gratitude, le plaisir tendresse. Sous une forme concrète et charnelle, s’accomplit la reconnaissance réciproque du moi et de l’autre dans la conscience la plus aiguë de l’autre et du moi. Certaines femmes disent sentir en elles le sexe masculin comme une partie de leur propre corps ; certains hommes croient être la femme qu’ils pénètrent ; ces expressions sont évidemment inexactes ; la dimension de l’autre demeure ; mais le fait est que l’altérité n’a plus un caractère hostile ; c’est cette conscience de l’union des corps dans la séparation qui donne à l’acte sexuel son caractère émouvant ; il est d’autant plus bouleversant que les deux êtres qui ensemble nient et affirment passionnément leurs limites sont des semblables et sont cependant différents. Cette différence qui, trop souvent, les isole, devient quand ils se rejoignent la source de leur émerveillement ; la fièvre immobile qui la brûle, la femme en contemple dans la fougue virile la figure inversée, la puissance de l’homme, c’est le pouvoir qu’elle exerce sur lui ; ce sexe gonflé de vie lui appartient comme son sourire à l’homme qui lui donne le plaisir. Toutes les richesses de la féminité, de la virilité, se réfléchissant, se ressaisissant les unes à travers les autres, composent une mouvante et extatique unité. Ce qui est nécessaire à une telle harmonie ce ne sont pas des raffinements techniques mais plutôt, sur les bases d’un attrait érotique immédiat, une réciproque générosité de corps et d’âme[5]. » C’est bien ici de complémentarité, de réciprocité et d’harmonie entre l’homme et la femme, entre la féminité et la virilité, qu’il est question. Comment croire que ces dimensions physiques et sexuelles qui, au dire même de Beauvoir, ne s’accomplissent que parce qu’elles sont accompagnées par une générosité d’âme, n’ont pas leur prolongement dans des dimensions psychologiques et émotives, qui seraient tout aussi susceptibles que les premières d’être vécues dans l’affrontement ou dans l’harmonie ? La complémentarité sexuelle de l’homme et de la femme donne la vie. Si on y ajoute la générosité, qualité proprement humaine, cette complémentarité permet l’accomplissement érotique, le plaisir physique humanisé. N’est-il pas légitime d’envisager que l’homme et la femme se complètent aussi sur les plans psychologique, émotif, intellectuel et moral ? Si tel était le cas, alors la nature, loin de devoir être niée, devrait nous servir de guide.

          L’indépendance dont j’ai parlé jusqu’ici concerne l’attitude des conjoints l’un par rapport à l’autre, mais la proclamation universelle de l’indépendance des individus modifie aussi l’attitude des proches (parents et amis) des conjoints. Ce qui entraîne un autre revers à l’indépendance, un revers qui joue aussi un rôle dans l’éclatement endémique des familles. Je nommerais ce revers « la démission de l’entourage ». Entourage qui, ne voulant pas se mêler des affaires des autres, refuse de se mêler du bien des êtres aimés.

          On a déploré que le mariage a trop longtemps été une affaire de famille et d’intérêt, plutôt que d’amour. On a voulu que l’engagement amoureux ne concerne désormais que les deux membres du couple : les individus sont libres et souverains, ils n’ont de permission à demander à personne. D’où la passivité attristée de l’entourage devant une séparation imprévue de parents, séparation souvent causée par un coup de foudre (ou de sang) d’un des deux conjoints qui s’affirme individu libre en quête de réalisation et de bonheur personnel.

          Cette démission peut aussi prendre une autre forme. L’entourage assiste souvent à la formation d’une union dont il sait qu’elle ne sera pas heureuse. Faut-il intervenir, commenter, conseiller ? Bien sûr que non, cela ne nous regarde pas ; et l’on se dit que de toutes les façons, cela ne durera pas. Puis le couple emménage. Puis il annonce la venue d’un enfant. Trop tard pour intervenir, on espère s’être trompé, avoir mal jugé, jusqu’au jour où l’on assiste impuissant à un drame qu’on avait vu venir depuis longtemps.

          En fait, le respect de la liberté des individus a amené une banalisation des unions (qui souvent ne sont plus célébrées, ne sont plus officialisées) et des séparations. Auparavant, le mariage devait faire l’objet du consentement du père, il était discuté et célébré par l’entourage, il le concernait. Aujourd’hui, les unions se font et se défont sans que les proches ne s’en mêlent. Pourtant, un ami de longue date, un parent, un frère, peuvent connaître si bien un proche qu’ils voient ce que lui ne peut voir, aveuglé qu’il est par le désir, l’espoir, même l’amour. Pourquoi s’interdit-on désormais de suggérer à un proche que le partenaire qui paraît idéal dans l’immédiat de la totale liberté, de la jeunesse, des projets et des espoirs ; que ce partenaire fera vraisemblablement un parent irresponsable, un partenaire instable, peu fiable dans les difficultés ? Parce qu’on ne veut pas porter atteinte à la sacro-sainte liberté des individus. Il me semble qu’ici aussi les acquis de l’indépendance ont leurs revers. Ils ont leurs revers dans la passivité devant la formation d’une trame qui mène à un malheur prévisible. Il me semble qu’ici aussi on aurait intérêt à parler d’interdépendance entre les individus, plutôt que d’indépendance : pour voir clair, on a parfois besoin du regard d’un ami, d’un parent, de quelqu’un qui nous connaît et nous aime. Et il faut savoir demander ce regard. Je ne souhaite certes pas que le mariage redevienne l’affaire du père, mais je déplore l’absence d’une « culture du conseil », de la discussion, qui aiderait peut-être à éviter tant de ruptures et de malheurs. Demander conseil à un proche, avant de s’unir, avant de concevoir, avant de se séparer. Reconnaître que notre clairvoyance a des limites, que le sentiment présent peut être trompeur, que le désir peut aveugler, c’est reconnaître les limites de notre liberté et de notre souveraineté, c’est remettre en question les bases de la pensée de Sartre et de Beauvoir, mais c’est peut-être se donner les moyens de fonder des unions et des familles plus durables et plus heureuses.

 

CONCLUSION

 

En somme, l’idée que l’individu s’accomplit par la souveraineté absolue m’apparaît illusoire, et dangereuse en ce sens qu’elle engage l’individu qui y adhère dans une voie qui l’éloigne de la possibilité d’une expérience privilégiée des rapports humains qui promettent le plus de bonheur. Aussi, s’il est impératif d’affirmer que les acquis auxquels ont mené la pensée et l’œuvre de Simone de Beauvoir sont inestimables pour les femmes, et qu’ils doivent être protégés, il n’en reste pas moins que l’armature philosophique ou ontologique qui porte cette œuvre voue à l’échec la vie familiale et donc appauvrit, à mon avis, la vie humaine en général, et la vie des enfants en particulier. Ce n’est donc pas simplement la conception beauvoirienne de la maternité qui est à revoir ; c’est toute sa compréhension des liens humains. Et ce n’est pas un hasard si le premier lien humain est celui de la mère à l’enfant : méconnaître ce lien c’est méconnaître l’humain.

 

Élaine Larochelle*

 

NOTES

* Élaine Larochelle est titulaire d’un doctorat de l'université Paris-IV (Sorbonne). Elle enseigne la philosophie au Collège François-Xavier-Garneau.

[1]. Le deuxième sexe, Paris, Folio, tome I, chapitre 1, en particulier les pages 64 à 73.

[2]. Le deuxième sexe, Paris, Folio, tome 1, p. 71.

[3]. Les Archives de Radio-Canada, « Grandes entrevues », avec Wilfrid Lemoine, 13 novembre 1959.

[4]. Les Archives de Radio-Canada, « Grandes entrevues », avec Wilfrid Lemoine, 13 novembre 1959.

[5]. Le deuxième sexe, tome II, p. 187-188.

 


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