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De la dérive d’Espace musique à la création de Radio-Québec : du choix du divertissement à un espace pour la culture

Un texte de Daniel Turp
Dossier : La démission de Radio-Canada
Thèmes : Canada, Culture, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

Depuis plus de trois ans, une colère grondait en moi. Le 14 août 2007, je joignais ma voix à ceux – et en particulier aux groupes et aux personnes qui avaient répondu à l’appel du Mouvement pour une radio culturelle au Canada[1]qui dénonçaient depuis quelques années le changement de vocation de la Chaîne culturelle de Radio-Canada et son remplacement par une chaîne dénommée Espace musique[2]. Après une analyse et une réflexion sur l’évolution de la programmation de la radio d’État, je constatais la dérive d’Espace musique et le choix de Radio-Canada pour le divertissement (I) et proposais la création d’une Radio-Québec et d’un authentique espace pour la culture (II).

 

LA DÉRIVE D’ESPACE MUSIQUE OU LE CHOIX DU DIVERTISSEMENT

 

          Pour transformer la Chaîne culturelle en un « Espace-musique », les alchimistes de la radio canadienne avaient supprimé de la grille horaire toutes les émissions relatives à la « culture » et privé ainsi les auditeurs de théâtre radiophonique, d’émissions littéraires et de débats philosophiques qui donnaient à nos dramaturges, écrivains et intellectuels une tribune pour leurs œuvres et leurs idées.

          Non seulement le nouvel Espace musique est-il devenu une chaîne exclusivement musicale, il s’est donné comme vocation d’être la chaîne de la « diversité musicale ». Ce virage de la diversité aura eu comme résultat l’élimination totale des émissions consacrées à la musique contemporaine et la diminution du nombre d’émissions consacrées à la musique classique, et corollairement l’augmentation du nombre d’émissions présentant de la chanson et des musiques du monde. Un examen de la grille horaire d’Espace musique de l’année 2006-2007 permettait de constater que seulement 20,8 % des émissions étaient consacrées à la musique classique (35 heures sur 168)[3]. En raison du remplacement de l’émission matinale de musique classique par un rendez-vous éclectique tous les matins de la semaine et aussi d’autres changements à la grille horaire pour l’année 2007-2008, la place de la musique classique dans la programmation de l’année 2007-2008 accusait une autre diminution et se situe dorénavant à 18,7 %[4]. Seules cinq émissions de musique classique sont maintenant diffusées sur Espace musique, à savoir Concerts classiques de Mario Paquet (du mardi au jeudi de 20 h à 22 h), Réveil classique de Michel Keable (les samedis et dimanches de 6 h à 10 h), Musique Classique d’Edgar Fruitier (le samedi de 10 h à 13 h 30), Musique classique – opéra de Sylvia L’Écuyer (le samedi de 13 h 30 à 17 h 30) et Musique classique d’Alain Lefèvre (le dimanche de 10 h à 12 h). Depuis septembre 2007, Espace musique offre par ailleurs un Espace classique, présenté comme étant la webradio d’Espace musique, qui diffuse de la musique en continu et qui présente des concerts exclusifs sur le web[5]. L’émission Réveil classique de Carole Trahan, diffusée durant la semaine de 6 h à 10 h, a par ailleurs été maintenue pour une partie du réseau de Radio-Canada au Québec, excluant Montréal, la Mauricie et l’Estrie.

          En réalité, le choix de la diversité musicale pour Espace musique a eu comme résultat la diminution de l’offre de musique classique à la radio dans son ensemble et donc la réduction de la diversité des expressions musicales à la radio. Au Québec, l’offre de musique classique est limitée aux émissions en nombre de plus en plus réduit d’Espace musique consacrées à la musique classique et à la programmation musicale de Radio-Classique (CJPX-Montréal et CJSQ-Québec), de Couleur-FM (CHLX-Gatineau), à une proportion de la programmation de Radio Ville-Marie, qui diffuse à Montréal, Sherbrooke, Trois-Rivières et Victoriaville, et à des émissions particulières, comme Continuo de Denis Grenier sur les ondes de CKRL à Québec ainsi que Classique Actuel de Christophe Huss et Michel Dumais sur les ondes de CIBL.

          En réduisant la part de la musique classique dans sa grille horaire, Radio-Canada aura également créé des dommages collatéraux pour le milieu de la musique classique au Québec. Ainsi, les enregistrements, captations et productions de concerts par Espace musique sont de moins en moins nombreux, comme en fait foi la réduction significative de tels enregistrements, captations et productions de la chaîne musicale durant les nombreux festivals du Québec et la diminution anticipée des enregistrements pour la saison musicale 2007-2008.

          Et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer l’identité des personnes qui ont été sacrifiées sur l’autel de la diversité musicale. Le licenciement de Johanne Laurendeau, antérieur à la création d’Espace musique, et celui, depuis la création de la nouvelle chaîne, d’animateurs compétents et appréciés comme Gilles Dupuis, Michel Ferland et Francine Moreau, sans parler du spécialiste de l’art lyrique Georges Nicholson, ne peut passer sous silence. Et l’on ne saurait non plus se priver du droit de critiquer le critère du « vedettariat culturel », voire de la « notoriété télévisuelle » dans le choix de certains nouveaux animateurs d’Espace musique dont les compétences musicales ne sont guère évidentes.

          Amorcée en 1994 et poursuivie après le lock-out de 2002, la transformation de la Chaîne culturelle en un Espace musique aurait été dictée par la volonté d’augmenter la cote d’écoute de la radio FM de Radio-Canada. Dans une lettre du 17 mars 2005, la directrice générale des ressources et de la planification stratégique de la radio française rappelait que « la radio publique devait et doit toujours préserver l’équilibre entre son caractère distinct et unique dans le paysage radiophonique et l’obtention d’une écoute raisonnable de l’auditoire susceptible de justifier les importants investissements publics dans cette radio ». Mais qu’en est-il au juste de cette écoute « raisonnable » depuis l’entrée en ondes d’Espace musique ? L’information colligée dans le tableau ci-après et les représentations graphiques qui suivent, provenant des données de base de la radio fournies par Sondages BBM, démontrent que les cotes d’écoute n’ont pas augmenté véritablement à Montréal et que le nombre d’auditeurs d’Espace musique dans la métropole est stable, voire en régression, depuis l’entrée en ondes d’Espace musique à l’automne 2004.

 

Tableau 1

 

 

 

 

Tableau 2La réponse de la Société Radio-Canada à l’argument de la dérive d’Espace musique a été offerte par la première directrice d’Espace musique dans une lettre datée du 16 août 2007. Ainsi, madame Christiane Leblanc était d’avis que les griefs formulés à l’égard de la Société Radio-Canada n’étaient que de « vieux préjugés » et qu’« Espace-musique assum[ait] entièrement ses responsabilités envers les artistes québécois et canadiens, sans discrimination de genres musicaux. Dans l’ensemble, Radio-Canada continu[ait] de faire preuve de leadership et de jouer pleinement son rôle d’appui, de promotion et de développement du talent ». Une réponse additionnelle était offerte par le vice-président de Radio-Canada, monsieur Sylvain Lafrance, lors d’un lancement de la programmation d’Espace musique le 28 août 2007 dont le contenu démontrait une diminution additionnelle, comme cela a été évoqué plus haut, de la part de la musique classique sur les ondes d’Espace musique et révélait, en dépit du nouveau slogan « Toutes les musiques, un seul espace », que la musique contemporaine n’a aucunement été réintégrée dans ce seul espace.

          Lorsque l’on examine l'approche privilégiée par Espace musique depuis sa création en septembre 2004, l’on est en droit de s’interroger sur la vocation réelle de cette chaîne de la radio publique canadienne. Qu’il s’agisse de l’élimination des émissions relatives à la culture et à la musique contemporaine, de l’absence de médiation musicale résultant d’instructions données aux artisans de la radio à programmer des pièces courtes et à faire des micros courts, on doit constater que cette approche en est une qui relève du divertissement plutôt que de la culture et qu’elle ne saurait véritablement contribuer à la connaissance des œuvres musicales, littéraires et aux débats d’idées.

          Tout en rappelant que le combat pour un autre Espace musique demeure légitime et mérite d'être poursuivi, le temps est maintenant venu d’envisager la création d’une radio culturelle et musicale publique du Québec et de militer en faveur d’un espace pour la culture dans une Radio-Québec.

 

LA CRÉATION D’UNE RADIO-QUÉBEC ET D’UN ESPACE POUR LA CULTURE

 

          L'idée de créer une Radio-Québec culturelle et musicale, que j’ai lancée le 14 août 2007, a reçu un accueil enthousiaste et de nombreuses personnes l’ont appuyée. Dans une lettre que m’adressait le Conseil québécois de la musique, publiée dans le journal Le Devoir le 21 septembre 2007, celui-ci appuyait également cette initiative en ces termes :

Dans cette optique, le Conseil québécois de la musique ne demanderait pas mieux que de voir le gouvernement du Québec retenir votre proposition de créer une nouvelle Radio-Québec, dont la mission serait de diffuser, sur l'ensemble du territoire, les œuvres de nos compositeurs et de nos musiciens.

 

          En créant une Radio-Québec, l’État québécois reviendrait en quelque sorte aux sources et réaffirmerait la volonté qui avait été exprimée dès 1929 par l’adoption d’une Loi relative à la radiodiffusion en cette province et qui s’était traduite par la création en 1945 de l’Office de la radio du Québec. L’existence de cet office ne s’est pourtant matérialisée que 23 ans plus tard lorsque le gouvernement de l’Union nationale décida, en 1968, de faire entrer la loi en vigueur et de transformer en 1969 l’office en un Office de radio-télédiffusion du Québec. Cet ORTQ, dont le service de radio-télédiffusion était dorénavant désigné comme « Radio-Québec », avait comme fonctions de préparer, pour des fins éducatives, des émissions de radiodiffusion et détenait le pouvoir d’ériger des stations ou d’acquérir, de gré à gré, ou par expropriation, toute station de radiodiffusion. D’ailleurs, les premières émissions produites par Radio-Québec furent des émissions de radio présentées dans le cadre d’une série intitulée En montant la rivière consacrée à l’histoire du Québec et diffusées par 42 stations à travers le Québec. Ce sont toutefois les seules émissions de radio qu’a produites l’ORTQ qui est devenu en 1977 la Société de radio-télévision du Québec et à qui on a d’ailleurs songé de confier un mandat de radio éducative en 1978. En 1996, la Société de radio-télévision du Québec est transformée en une Société de télédiffusion du Québec et toute référence à la radio et à la radiodiffusion disparaît de la loi constitutive de la nouvelle Télé-Québec.

          Tout en continuant de soutenir la télévision éducative et culturelle de qualité qu’est devenue Télé-Québec, il s’agit aujourd’hui de faire renaître Radio-Québec et de doter ainsi le Québec d’une radio publique qui offrira, comme le fait Télé-Québec, une programmation destinée à créer un espace pour la culture, et en particulier pour la musique et la littérature. Cette nouvelle Radio-Québec pourrait avoir, comme Télé-Québec, comme mission « de développer le goût du savoir, de favoriser l'acquisition de connaissances, de promouvoir la vie artistique et culturelle et de refléter les réalités régionales et la diversité de la société québécoise ». À cette fin, elle pourrait développer une programmation en enregistrant, captant et produisant un nombre significatif des concerts donnés par les orchestres et ensembles nationaux, régionaux et locaux du Québec, présentés par les conservatoires et facultés de musique et organisés dans le cadre des nombreux festivals de musique se déroulant sur l'ensemble du territoire du Québec. Radio-Québec devrait également être présente dans les événements et festivals de théâtre et de littérature et collaborer avec les institutions collégiales et universitaires évoluant dans ces domaines, comme elle devra faire également une place aux autres arts de la scène et au septième art. Radio-Québec devrait être également un lieu de débats de société et devenir une tribune visant à éclairer les citoyens sur les enjeux écologiques, économiques, sociaux et culturels de la nation québécoise.

***

          Pour créer un espace pour la culture et donner naissance à une Radio-Québec culturelle, j’ai proposé aux personnes qui avaient démontré un intérêt pour le projet de doter le Québec de sa propre radio publique de définir un projet susceptible de permettre au Québec d'apporter sa contribution à la diversité des expressions musicales et culturelles dans le monde. Une première rencontre s’est déroulée à Montréal le 23 septembre 2007 avec des personnes issues du milieu culturel et musical montréalais et une deuxième rencontre a eu lieu avec des personnalités de Québec le 13 décembre 2007. Un groupe de travail a par ailleurs été institué afin d’élaborer un projet de mandat ainsi qu’un plan d’action qui devrait être mis en œuvre par une Association pour la création de Radio-Québec dont la responsabilité sera de mobiliser le milieu autour du projet de création de Radio-Québec et de convaincre les autorités politiques de réaliser un tel projet.

          J’invite les gens du Québec à présenter leurs idées pour Radio-Québec** et à participer aux événements qui seront organisés dans les prochains mois par une Association pour la création de Radio-Québec dont l’objectif sera de concrétiser le projet de doter le Québec d’un espace radiophonique qui deviendra un authentique espace pour la culture.

Daniel Turp

 

NOTES

* Daniel Turp est député de Mercier à l’Assemblée nationale du Québec.

[1] Instauré par le professeur Jean Portugais, le Mouvement pour une radio culturelle au Canada lançait à l’automne 2004 une pétition, publiait un argumentaire et présentait une plainte au CRTC dont les textes sont accessibles sur son site électronique à l’adresse www.radioculture.tk.

[2] Daniel Turp, « En réponse à la dérive d’Espace musique, Pour la création d'une Radio-Québec culturelle et musicale », La Presse, 14 août 2007, p. A17 et « En réponse au choix du divertissement à Espace musique – De l’espace pour la culture dans une nouvelle Radio-Québec », Le Soleil, 28 août 2007, http://www.cyberpresse.ca/article/20070828/cpsoleil/70828064/5287/cpopinions.

[3] Cette proportion augmente à 32,4 % si l’on inclut la musique classique diffusée sur Espace musique par l’intermédiaire de la chaîne Galaxie entre 3 h (ou 4 h la fin de semaine) et 6 h le matin.

[4] Cette proportion augmente à 22,3 % si l’on inclut la musique classique diffusée sur Espace musique par l’intermédiaire de la chaîne Galaxie entre 4 h et 6 h le matin les vendredis, samedis et dimanches.

[5] http://www.radio-canada.ca/radio2/classique/index.shtml?avecWebRadio=1.

** Des informations et documents sur le projet de création de Radio-Québec, et notamment des Commentaires du public et une Revue de presse, sont disponibles à l’adresse http://www.danielturp.org/radio-quebec. Toute personne intéressée à faire part de ses idées sur ce projet peut les transmettre par courriel à l’adresse dturp@assnat.qc.ca


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