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Cioran. Une réussite crépusculaire

Un texte de Sylvain David
Thèmes : Philosophie, Revue d'idées
Numéro : vol. 10 no. 1 Automne 2007 - Hiver 2008

Je n’ai approfondi qu’une seule idée, à savoir que tout ce que l’homme accomplit se retourne nécessairement contre lui[1].


Dans Aveux et anathèmes, son tout dernier recueil publié en 1987, Emil Cioran se qualifie non sans ironie de « sceptique de service d’un monde finissant[2] ». Une telle remarque, si elle fait sourire, n’en contient pas moins une part de vérité dans la mesure où les propos de l’essayiste – aisément citables car ils s’énoncent souvent sous forme de fragments ou d’aphorismes – paraissent à bien des égards emblématiques de l’imaginaire contemporain. Une telle « réussite crépusculaire[3] », pour détourner une expression de l’auteur, est d’autant plus éclatante que, pour une bonne part de sa carrière d’écrivain, Cioran s’est continuellement inscrit à rebours de l’opinion dominante. Ainsi, dans les années 1950-1960, où la vogue intellectuelle était au compagnonnage de route avec diverses formes de communisme ou de socialisme – qui souvent masquaient un vulgaire totalitarisme –, l’auteur d’Histoire et utopie dénonçait la croyance au progrès, ce « grotesque en rose[4] ». De même, dès les années 1970, où les « Nouveaux philosophes » marquaient une volonté de rupture avec les idéologies de toutes sortes, l’essayiste abordait la question d’un « après l’histoire[5] », lançant, bien avant la fin de la Guerre froide, la question de la post-historicité.

Mais Cioran n’est pas pour autant lu comme un théoricien. À mi-chemin entre la littérature et la philosophie, il fait figure de « penseur d’occasion[6] » dans la mesure où, à la suite notamment de Nietzsche, il considère que toute réflexion doit émaner de son « fond propre[7] » ; mais aussi de « moraliste[8] » – au sens où l’on pouvait entendre ce terme au xviie et au xviiie siècle – en ce que, chez lui, l’expérience individuelle ouvre chaque fois sur l’universel : « Tout ce que j’ai conçu se ramène à des malaises dégradés en généralités[9]. » Ces dernières remarques font en sorte que, contrairement à bien des intellectuels qui ont produit une œuvre volontairement impersonnelle, la pensée de Cioran demeure indissociable de la trajectoire – biographique, mais surtout existentielle – de son auteur. Il paraît donc utile, pour présenter de manière cohérente l’œuvre malgré tout éclatée (et parfois contradictoire) de l’écrivain, d’aborder celle-ci en tant qu’essai – c’est-à-dire comme démarche, comme mouvement – qui s’enrichit et s’infléchit d’un recueil à l’autre. Une telle approche permet en outre de donner à voir la richesse et la cohérence d’une pensée par ailleurs trop souvent réduite – jeu des citations oblige – à une série de formules.

 

UN ENFANT DU SIÈCLE

 

Si c’est essentiellement le Cioran français qui retient l’attention aujourd’hui – soit celui qui, à compter des années 1940, a écrit et publié à Paris – la jeunesse de l’auteur n’en pèse pas moins dans la genèse de l’œuvre à venir. Emil Cioran est né en 1911, à Rasinari, petit village de ce qui était alors l’Autriche-Hongrie, et qui appartient maintenant à la Roumanie. De son enfance, l’essayiste conserve un souvenir radieux, « triomphal[10] », du moins jusqu’à l’adolescence où, en raison de la carrière du père pope (ou prêtre orthodoxe), la famille déménage à la ville de Sibiu, un déracinement qui sera maintes fois évoqué par l’auteur comme étant à l’origine de son pessimisme. Cette époque est celle, pour Cioran, des débuts d’une insomnie chronique qui ne le quittera plus – « À vingt ans, ces nuits où des heures durant je restais le front collé à la vitre, en regardant dans le noir[11]… » – mais aussi, autre facteur déterminant dans l’élaboration de sa vision du monde, de la découverte d’auteurs comme Schopenhauer et Nietzsche, un intérêt qui le mène à suivre des études de philosophie à l’Université de Bucarest où il obtient, en 1932, une licence avec un mémoire consacré à Bergson.

Malgré un séjour universitaire à Berlin en 1933, le jeune Cioran – déjà iconoclaste et provocateur – se détourne rapidement de la carrière académique et, en 1934, marque son « adieu à la philosophie[12] » par la publication d’un recueil d’essais au titre évocateur : Sur les cimes du désespoir. L’auteur bénéficie immédiatement d’un certain succès, à la fois d’estime et de scandale, qui contribue à faire de lui, aux côtés notamment de Mircea Eliade et d’Eugen Ionescu (futur Eugène Ionesco), une étoile montante de l’intelligentsia bucarestoise. S’ensuivent ainsi Le livre des leurres (1936), Des larmes et des saints (1937) et Le crépuscule des pensées (1940). Si ces livres, qui n’ont que tardivement – à la fin des années 1980 – fait l’objet d’une traduction française, révèlent un Cioran déjà désespéré, mais davantage lyrique et mystique que dans ses essais ultérieurs, c’est autour d’un autre titre, resté à ce jour inédit en français, que se joue le destin intellectuel de l’auteur : dans Schimbarea la fata a Romaniei (soit « La transfiguration de la Roumanie »), paru en 1936, l’auteur délaisse son pessimisme habituel pour s’interroger sur le sort de sa nouvellement fondée nation, témoignant au passage de son admiration pour Lénine, mais aussi pour Corneliu Zelia Codreanu, le « capitaine » de la Garde de Fer – légion locale d’extrême droite –, et pour Adolf Hitler.

Les opinions sur cet aspect longtemps méconnu – les témoignages à ce sujet ont commencé à affluer au cours des années 1990, après la chute du rideau de fer – de la trajectoire de l’essayiste demeurent contradictoires. Certains tentent à tout prix de dédouaner le jeune Cioran en faisant de lui un « extrémiste pur[13] », séduit uniquement par le côté radical du nazisme, alors que d’autres, au contraire, le considèrent, à l’instar de ses amis Eliade et Constantin Noïca, comme un authentique fasciste, un « antisémite de conviction[14] ». La réalité est, malgré tout, plus complexe. S’il est difficile, aujourd’hui, d’évaluer quelles étaient précisément les intentions de l’auteur dans les années 1930, force est de constater que, dans ses textes ultérieurs, non seulement Cioran dénonce-t-il toute forme d’extrémisme politique – « passion pour un dogme[15] » –, mais encore abonde-t-il d’aveux codés comme quoi il aurait lui-même « prôné des bêtises enflammées[16] », mea-culpa tardif qui accrédite la thèse de l’engouement passager. Mais, en même temps, son œuvre subséquente demeure marquée de catégories – les « peuples », les « nations », la « décadence » – qui relèvent essentiellement d’une pensée de droite, ce qui étaierait à l’inverse l’idée d’une adhésion en toute connaissance de cause au fascisme. C’est autour d’un tel paradoxe – à ce jour irrésolu – que s’articulera désormais la pensée politique, mais aussi philosophique, de l’auteur.

 

LA FUREUR DU DOUTE

 

En 1937, titulaire d’une bourse (de l’Institut français de Bucarest) pour la préparation d’une thèse sur Nietzsche à la Sorbonne – travail qu’il n’accomplira jamais –, Cioran s’installe à Paris. Hormis un controversé – car nul ne sait véritablement ce qu’il y a fait – séjour en Roumanie en 1940, l’auteur ne reverra plus sa mère patrie. Menant une existence d’étudiant bohème, étirant ses maigres subsides à la cantine universitaire, l’ancien jeune premier, désormais inconnu, continue un moment à écrire en roumain : de ces brouillons émergera le Bréviaire des vaincus, publié en français en 1993. Mais c’est en 1947, alors que, selon ses propres dire, il tentait de traduire Mallarmé en roumain, que l’essayiste, soudain conscient de la futilité d’une telle entreprise, se décide à n’écrire dorénavant plus qu’en français. Deux ans plus tard sort chez Gallimard le Précis de décomposition, sous la signature de E. M. Cioran, en hommage à l’écrivain anglais E. M. Forster. L’ouvrage se fait remarquer, ainsi qu’en témoignent une série de critiques favorables – notamment de Maurice Nadeau – et l’octroi du prix Rivarol (seule distinction officielle que l’auteur acceptera d’ailleurs de sa carrière).

Ce recueil, composé de courts essais ou fragments philosophiques, marque, à plusieurs égards, une « seconde naissance[17] » dans la trajectoire de Cioran. D’une part, dès l’incipit de l’ouvrage, intitulé « Généalogie du fanatisme », l’auteur dénonce clairement les « farces sanglantes[18] » qui résultent du penchant, selon lui naturel, de l’homme pour l’extrémisme, rompant ainsi implicitement avec ses prises de position passées. D’autre part, comme il l’a lui-même maintes fois souligné, le passage du roumain au français agit sur lui à la manière d’un carcan linguistique, la « syntaxe d’une raideur, d’une dignité cadavérique[19] » de la langue française le menant presque malgré lui à une forme d’écriture – et donc de pensée – plus pondérée. Mais si l’essayiste vante désormais les bienfaits du doute et du scepticisme, il n’en déplore pas moins la propension de la société moderne à saper, par l’exercice continu de l’esprit analytique, les fondements de son propre imaginaire, une conscience exacerbée de soi qui ne peut mener, dans sa perspective, qu’à un affaiblissement de la collectivité : « Les mythes redeviennent concepts : c’est la décadence[20]. » De fait, l’entièreté de son œuvre française se construit à partir d’un fondamental paradoxe, qui oppose un besoin essentiel de croire et l’incapacité – doublée de la connaissance des dérives potentielles – d’adhérer à une foi, que celle-ci soit religieuse ou politique. D’où l’aveu révélateur à émerger des Syllogismes de l’amertume (1952), un recueil d’aphorismes et de maximes : « Lorsque, liquidés les sujets de révolte, on ne sait plus contre quoi s’insurger, on est pris d’un tel vertige qu’on donnerait sa vie en échange d’un préjugé[21]. »

Cette dernière aporie se voit en partie surmontée, ou à tout le moins problématisée, dans La tentation d’exister (1956), où Cioran – à la suite de l’Héautontimorouménos de Baudelaire : « la plaie et le couteau[22] » – se propose de « penser contre soi[23] ». Évitant ainsi autant le plat relativisme qui résulte d’un scepticisme radical que les œillères de la croyance, vision forcément partielle du monde, l’essayiste – dont la démarche ici ne va pas sans rappeler la « dialectique négative » de Theodor W. Adorno – cherche à exacerber sa réflexion en repliant chacun de ses refus sur lui-même, en ouvrant chaque négation à une négation plus grande encore. Une telle spirale de déconstruction ou de « décomposition » permet en outre au tempérament naturellement fougueux de l’auteur de s’exprimer malgré tout, dans un domaine cependant plus neutre que celui de l’idéologie. Il reconnaîtra d’ailleurs lui-même, des années plus tard, que :

 

Vous avez beau déserter telle croyance religieuse ou politique, vous conserverez la ténacité et l’intolérance qui vous avaient poussé à l’adopter. Vous serez toujours furieux, mais votre fureur sera dirigée contre la croyance abandonnée ; le fanatisme, lié à votre essence, y persistera indépendamment des convictions que vous pouvez défendre ou rejeter. Le fond, votre fond, demeure le même, et ce n’est pas en changeant d’opinions que vous arriverez à le modifier[24].

 

Les débuts parisiens de Cioran sont donc marqués, alors même que l’époque est, rappelons-le, à l’engagement sartrien et aux adhésions militantes clairement affichées, par ce qu’on pourrait nommer un désistement actif, un doute forcené. Sa rage, désormais tournée contre lui-même, se fait paradoxalement prélude au détachement.

 

UNE MÉTAPHYSIQUE DU PIRE

 

Alors que le Précis de décomposition avait suscité un certain intérêt, les Syllogismes de l’amertume sont, quant à eux – de l’aveu même de l’auteur –, passés littéralement inaperçus. Découragé par un tel insuccès, Cioran – qui, à l’époque, mène toujours une existence d’étudiant attardé – est près de renoncer à l’écriture. Or, Jean Paulhan, à l’époque directeur de la Nouvelle revue française (mieux connue sous le nom de NRF), le sollicite néanmoins pour quelques articles[25]. Ce sont ces textes qui formeront l’essentiel des livres à venir de l’essayiste. À compter de La tentation d’exister émerge ainsi une nouvelle facette de l’œuvre de Cioran, où les recueils – format journalistique oblige – passent de l’assemblage de fragments à des développements plus soutenus, évoluent de la juxtaposition de remarques ponctuelles à la constitution d’une réflexion plus élaborée. Celle-ci prend toute son ampleur dans les trois ouvrages subséquents de l’auteur, Histoire et utopie (1960), La chute dans le temps (1964) et Le mauvais démiurge (1969), généralement considérés comme représentant l’apogée de la pensée cioranienne en matière de politique et de métaphysique.

Cette trilogie – « massif intérieur séparé[26] » au sein de l’œuvre – témoigne d’une certaine ambition par rapport à ce qui précède car si, jusque-là, Cioran prenait essentiellement acte de la stérilité de l’esprit contemporain et des ravages exercés par les idéologies de toutes sortes, il s’applique désormais à spéculer sur les causes et conséquences de ces phénomènes, soit, en d’autres mots, à dégager une histoire de l’Homme, des commencements à l’apocalypse. L’essayiste déploie ainsi, d’une part, ce qu’on a pu appeler son « roman noir des origines[27] », en ce que, à l’aide tant du péché originel chrétien que de la mythologie grecque, il construit un récit de la chute où l’humanité se voit inéluctablement en proie à un « élan vers le pire[28] » ; mais aussi, d’autre part, il développe divers scénarios au sujet d’une inévitable « fin de l’histoire[29] », celle-ci renvoyant tour à tour à une invasion de hordes « barbares[30] » venues conquérir un Occident fatigué, à l’émergence de « nouveaux dieux[31] » pour remplacer des croyances usées, ou, simplement, esprit de la Guerre froide prévalant, à une immense et définitive catastrophe :

 

La fin gagne du terrain. On ne peut sortir dans la rue, regarder les gueules, échanger des propos, entendre un grondement quelconque, sans se dire que l’heure est proche, même si elle ne doit sonner que dans un siècle ou dix. Un air de dénouement rehausse le moindre geste, le spectacle le plus banal, l’accident le plus stupide, et il faut être rebelle à l’Inévitable pour ne pas s’en apercevoir[32].

 

Comme on peut le constater, la thèse qui prévaut, dans cette période de la réflexion de l’auteur, est celle du Mal comme fondement ontologique de l’Homme – car il est « à peu près certain que seuls les côtés sombres du christianisme éveillent encore en nous un certain écho[33] » –, une perspective qui a certes le mérite de contrer toutes les pensées du progrès et du « mieux[34] » sur lesquelles se fondent les idéologies modernes, mais n’en mène pas moins, faute d’ouverture, à un inéluctable désespoir, si ce n’est à une certaine déresponsabilisation dans la mesure où, si le Mal est posé comme origine, il est, de fait, conçu comme naturel.

Une telle ligne de pensée se fait particulièrement tendancieuse lorsque Cioran délaisse les arguments à teneur métaphysique sur le Temps pour aborder le sujet, davantage incarné, de l’Histoire. S’appuyant sur une conception – fortement inspirée d’Oswald Spengler – de l’évolution des nations comme étiolement progressif de leurs forces vitales, l’essayiste soutient que : « Les institutions, les sociétés, les civilisations diffèrent en durée et en signification, tout en étant soumises à une loi qui veut que l’impulsion indomptable, facteur de leur ascension, se relâche et s’assagisse au bout d’un certain temps[35]. » Suivant cette idée, des pays comme la France ou l’Angleterre seraient en plein état de « décadence », alors que les États-Unis ou la Russie demeureraient – nous sommes dans les années 1960 – en phase d’ascension. De tels propos deviennent quelque peu grinçants quand Cioran, suivant en cela strictement la logique de son modèle, avance que l’Allemagne nazie représente un dernier sursaut « de fraîcheur et de barbarie[36] » dans un Occident autrement sclérosé, propos bien évidemment ambigus en raison du passé de l’auteur. De même, il manifeste une tendance à parler de peuples et de cultures en termes ontologiques – le « Français », mais aussi le « Juif[37] » –, ce qui constitue un autre écho équivoque d’une pensée de droite. Mais, ce sont là des exemples malgré tout isolés. Il convient d’ailleurs d’ajouter, à la décharge de Cioran, que celui-ci se présente, alors même qu’il tient de tels propos, comme un « étranger[38] », un « métèque[39] », un « nouveau venu[40] ». L’essayiste en vient d’ailleurs rapidement à dépasser un tel mode de réflexion et, dans ses recueils subséquents – Écartèlement (1979), notamment – décrète péremptoirement un passage à la « post-histoire[41] », où tous se confondent – démocratiquement ? – dans une essentielle stagnation.

 

UNE RÉFLEXION INCARNÉE

 

À l’époque où Cioran développe ses considérations générales sur le temps et l’histoire, il consigne dans son journal – publié, à titre posthume, sous le nom Cahiers 1957-1972 – un désir de revenir à des préoccupations plus intimes, plus personnelles, se proposant dès lors de retravailler la substance même dudit journal pour en faire une œuvre : « C’est peut-être une erreur, mais cette formule est plus près de ma nature, de mon goût pour l’inachevé, bien dit, que ces essais élaborés où il faut maintenir une apparence de rigueur aux dépens de la vérité interne[42]. » De cette visée découlent les recueils d’aphorismes De l’inconvénient d’être né (1973), considéré par beaucoup comme étant le sommet de l’œuvre cioranienne, et Aveux et anathèmes (1987). L’essayiste, qui vit toujours chichement dans une mansarde du Quartier latin – il est demeuré un auteur confidentiel jusqu’au milieu des années 1980 –, se présente ainsi, au fil de ses remarques et observations, en proie à l’insomnie (« un type spécial de veilles[43] ») ou à la tentation du suicide (« Et si j’allais me jeter du haut de la falaise[44] ? ») ; mais aussi, plus prosaïquement, au jardin du Luxembourg, à la bibliothèque, à la campagne, voire au marché. Émerge ainsi l’image d’un individu dont le mode d’existence – marginal – est en accord avec les grands principes de son œuvre : « Tout ce que j’ai abordé, tout ce dont j’ai discouru ma vie durant, est indissociable de ce que j’ai vécu. Je n’ai rien inventé, j’ai été seulement le secrétaire de mes sensations[45]. »

Cette ouverture à la dimension du quotidien correspond, comme l’a souvent relevé la critique, à une certaine atténuation du pessimisme cioranien, comme si c’était uniquement en se détournant de la raison pure que l’essayiste avait pu surmonter à la fois sa culpabilité quant à ses égarements de jeunesse et sa fureur néanmoins persistante de tout nier en bloc. Comme l’auteur le résume lui-même par une boutade : « Quand on sait de manière absolue que tout est irréel, on ne voit vraiment pas pourquoi on se fatiguerait à le prouver[46]. » Une telle évolution a d’ailleurs pour effet de faire pencher Cioran plus nettement du côté de la littérature. En une prise de position qui ne va pas sans rappeler ce que dit Nietzsche au sujet de l’« illusion vitale », le penseur admet, alors même qu’il en a réfuté les fondements, n’en être pas moins « rivé à ce bel univers maudit[47] ». Dès lors, puisque tout n’est que forme, ou apparence, pourquoi ne pas se consacrer en toute connaissance de cause au plus prégnant de ces faux-semblants, le Verbe lui-même :

 

On pourrait réagir de la même manière à l’égard de n’importe quoi dont on a entrevu les dessous et saisi le secret. Cependant, par une obnubilation qui tient du prodige, des gynécologues s’entichent de leurs clientes, des fossoyeurs font des enfants, des incurables abondent en projets, des sceptiques écrivent[48]

 

Il est d’ailleurs significatif que c’est à cette période de sa trajectoire que Cioran rassemble les diverses incursions vers la critique littéraire qu’il avait pu faire jusqu’alors sous le titre Exercices d’admiration (1986), une série d’hommages – parfois caustiques – qui en disent en fait aussi long sur leur auteur que sur le texte étudié.

La double échappatoire du quotidien et de l’écriture culmine, dans l’œuvre de Cioran, par un recours constant à l’ironie, ainsi qu’en témoignent des boutades tragicomiques du genre : « Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation[49]. » Et c’est peut-être ce sourire en coin qui distingue l’auteur, malgré des préoccupations similaires – le Temps, l’Histoire, l’idéologie – de penseurs plus « sérieux » comme Adorno, Walter Benjamin ou Paul Ricœur. Mieux encore, il ne serait pas faux d’affirmer qu’un tel état d’esprit demeure fondamental à l’œuvre cioranienne. Comme a pu en témoigner plus d’un lecteur, les recueils de l’essayiste valent – en dépit de leur profonde négativité – avant tout pour l’étonnante vitalité qu’ils dégagent, pour leur capacité à exprimer le « tremblement tonique d’un esprit qui a "fondé sur l’abîme", au lieu de s’y laisser choir et d’en cultiver les affres[50] ». De fait, Cioran – qui, malgré une fascination pour les suicidés de la littérature, s’est éteint de causes naturelles à Paris, en 1995 – apparaît comme un emblème de la modernité tardive car, dans un climat intellectuel qu’il conçoit lui-même comme étant saturé de négativité, il réussit à concilier lucidité et légèreté, à envisager les ratés de l’imaginaire contemporain sans pour autant se laisser aller à la macération ou à l’épitaphe. D’où la sentence, volontairement paradoxale : « Nous sommes tous au fond d’un enfer dont chaque instant est un miracle[51]. »

 

Sylvain David *

 

NOTES

* Sylvain David est professeur adjoint au Département d’études françaises de l’Université Concordia. Il est l’auteur de Cioran. Un héroïsme à rebours (2006).

[1] E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, 1973, repris dans Œuvres, 1995, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », p. 1396.

[2] E. M. Cioran, Aveux et anathèmes, 1987, repris dans Œuvres, p. 1652.

[3] E. M. Cioran, Écartèlement, 1979, repris dans Œuvres, p. 1426.

[4] E.M. Cioran, Histoire et utopie, 1960, repris dans Œuvres, p. 1000.

[5] E. M. Cioran, Écartèlement, p. 1426.

[6] E. M. Cioran, Précis de décomposition, 1949, repris dans Œuvres, p. 666.

[7] Ibid., p. 732.

[8] E. M. Cioran, Le mauvais démiurge, 1969, repris dans Œuvres, p. 1234.

[9] E. M. Cioran, Écartèlement, p. 1427.

[10] E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, p. 1392.

[11] Ibid., p. 1333.

[12] E. M. Cioran, Précis de décomposition, p. 622.

[13] Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, Paris, Gallimard, 1997, p. 114.

[14] Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco. L’oubli du fascisme, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2002, p. 121.

[15] E. M. Cioran, Précis de décomposition, p. 582.

[16] Ibid., p. 635.

[17] Sanda Stolojan, « La seconde naissance de Cioran », Magazine littéraire, no 327, décembre 1994, p. 38.

[18] E. M. Cioran, Précis de décomposition, p. 581.

[19] E. M. Cioran, Histoire et utopie, p. 979.

[20] E. M. Cioran, Précis de décomposition, p. 679.

[21] E. M. Cioran, Syllogismes de l’amertume, 1952, repris dans Œuvres, p. 811.

[22] E. M. Cioran, La tentation d’exister, 1956, repris dans Œuvres, p. 826.

[23] Ibid., p. 821.

[24] E. M. Cioran, Aveux et anathèmes, p. 1694.

[25] Voir, à ce sujet : Simone Boué, « Interview », in Norbert Dodille et Gabriel Liiceanu (dir.), Lectures de Cioran, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1997, p. 19.

[26] Michel Jarrety, La morale dans l’écriture. Camus, Char, Cioran, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 134.

[27] Ibid., p. 133.

[28] E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, p. 1276.

[29] E. M. Cioran, Écartèlement, p. 1426.

[30] E. M. Cioran, La tentation d’exister, p. 846.

[31] E. M. Cioran, Le mauvais démiurge, p. 1179.

[32] E. M. Cioran, Écartèlement, p. 1427.

[33] E. M. Cioran, Exercices d’admiration, 1986, repris dans Œuvres, p. 1541.

[34] E. M. Cioran, La chute dans le temps, 1964, repris dans Œuvres, p. 1087.

[35] E. M. Cioran, Le mauvais démiurge, p. 1411.

[36] E. M. Cioran, La tentation d’exister, p. 838.

[37] Ibid., p. 858.

[38] E. M. Cioran, Le mauvais démiurge, p. 1245.

[39] E. M. Cioran, Précis de décomposition, p. 671.

[40] E. M. Cioran, La tentation d’exister, p. 832.

[41] E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, p. 1276.

[42] E. M. Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 690.

[43] E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, p. 1271.

[44] E. M. Cioran, Aveux et anathèmes, p. 1679.

[45] E. M. Cioran, Écartèlement, p. 1486.

[46] E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, p. 1240.

[47] E. M. Cioran, Aveux et anathèmes, p. 1679.

[48] E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, p. 1309.

[49] Ibid., p. 1285.

[50] E. M. Cioran, Exercices d’admiration, p. 1583.

[51] E. M. Cioran, Le mauvais démiurge, p. 1259.


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