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Les beaux dessins

Un texte de Evelyne de La Chenelière
Dossier : Autour d'un livre: La culture québécoise est-elle en crise? de Gérard Bouchard et Alain Roy
Thèmes : Art, Culture, Québec
Numéro : vol. 10 no. 1 Automne 2007 - Hiver 2008

La culture québécoise est-elle en crise ? Je concentrerai ma réflexion autour de la pratique théâtrale au Québec, puisque que je crée pour le théâtre et que ma vision peut alors en être une « de l’intérieur ».

Indéniablement, je suis inquiète en pensant à l’état de la culture au Québec. Quand je cherche à nommer la raison de cette inquiétude, je ne sais pas quel terme employer. S’il s’agissait vraiment d’une crise, elle évoquerait pour moi un point tournant, une rupture. Or, et à regret, je n’ai pas le sentiment, comme artiste, de faire partie d’un mouvement décisif pour l’avenir de la culture au Québec.

Ainsi, plutôt que « crise », j’emploierais plus spontanément le mot fatigue, découragement, désabusement, apathie, cynisme, et presque rejet du théâtre par le théâtre lui-même.

Avant de développer ma pensée, je dois d’abord nommer en quoi ma situation est délicate, parce que je m’apprête à parler d’un phénomène auquel, forcément, je participe directement, et à critiquer un milieu auquel j’appartiens. J’ai découvert que nous (gens de théâtre) avons beaucoup de mal à émettre une pensée critique sur notre pratique théâtrale parce que les enjeux par rapport à notre carrière sont trop grands. La terreur (et le mot n’est pas trop fort), de ne pas travailler, de ne jamais plus travailler ou de se faire des ennemis, rend les véritables discussions impossibles. Comment parler librement dans un milieu où nous dépendons à ce point les uns des autres ? Les acteurs veulent séduire les metteurs en scènes, les metteurs en scènes veulent séduire les directeurs de théâtre, les directeurs de théâtre veulent séduire les commanditaires, les auteurs veulent séduire tout le monde (et le monde entier). Personne ne veut froisser personne, si bien qu’on baigne dans la flatterie réciproque et dégoulinante, et c’est tout le milieu théâtral qui finit par payer pour ce manque de courage.

Pour que ma démarche soit tout à fait honnête, je ne ferai pas abstraction du fait que je jouisse, comme femme de théâtre, d’une tribune assez enviable dans le paysage de la création théâtrale québécoise. Je dois donc accepter de critiquer un système qui me réserve pourtant un bel accueil. C’est inconfortable, puisque cette pensée critique me fait immédiatement douter de la légitimité de cet accueil pour mon travail. De plus, j’ai l’impression de « mordre la main qui me nourrit ». Pourtant je vais saisir cette occasion pour exprimer le fond de ma pensée, tout en étant parfaitement consciente que certains de mes propos pourront sembler faciles à tenir pour une auteure « gâtée ».

Quand on parle théâtre, on glisse rapidement vers le sujet de la « condition lamentable » des artistes et du sous-financement généralisé de la culture. J’ai le sentiment de soulever un véritable tabou si j’évoque une nécessaire remise en question de la force de nos créations. Pourquoi faudrait-il nous bercer dans l’illusion que tout ce que nous proposons sur scène est terriblement intéressant et novateur ? Parce que les créateurs et les décideurs ne veulent pas discuter de la pertinence ou de la puissance des œuvres : ils veulent prouver encore une fois que l’État ne soutient pas suffisamment les artistes. That’s it. Alors on se vante du fameux « foisonnement » de notre création théâtrale, on en parle comme d’un trésor inestimable que les structures ne sont pas en mesure d’accueillir convenablement. C’est vrai, mais seulement en partie. Je suis incapable de m’insurger, comme d’autres le font, devant certains faits. Je ne pense pas qu’il soit outrageant qu’un auteur, par exemple, ne vive pas de sa plume à trente ans. Je ne trouve pas que, par exemple, une lecture publique qui n’aboutit pas ultérieurement à une production soit un phénomène aberrant.

Et, oui, je vais oser le dire : il n’est pas anormal que tous ceux qui écrivent du théâtre ne soient pas montés au théâtre. Arrêtons de nous faire croire que des dizaines de génies écrivent sans jamais être lus et que ce manque de considération est une honte à leur talent. Cessons de démocratiser l’exceptionnel. Ça suffit. Tout le monde a le droit de s’exprimer, mais tout ce qui s’écrit n’a pas la même valeur. Attention : je ne pense pas pour autant que chaque artiste reçoive une attention proportionnelle à son talent, à son originalité, à la richesse de son regard sur le monde. Parce que, alors, il n’y aurait pas de problème. Mais quoi ? Voulons-nous que tous les artistes créent dans le confort et la sécurité financière, que tous les artistes aient une part égale de succès, de gloire, de subvention ? C’est tout simplement impossible, et ce n’est même pas souhaitable. Ce n’est pas à ces signes que l’on pourrait aussitôt conclure à la santé de notre culture.

J’ai froid dans le dos quand je constate l’attitude de plusieurs individus représentant les « nouvelles cuvées » (quelle expression ridicule) qui sortent de nos prestigieuses écoles de théâtre. Bien sûr, il est sain de croire qu’on va faire mieux que ceux qui nous ont précédés. Autrement, on ne créerait pas. On ne peut pas avoir envie de créer si on vit une « satiété » culturelle par rapport à ce qui existe déjà. Soit. Mais l’arrogance, le manque de considération et d’humilité de certains de ces « frais moulus » (autre expression ridicule) dépasse l’entendement. Qu’apprennent-ils dans les écoles ? Qu’ils sont les meilleurs du monde ? Qu’avant eux, ça ne compte pas ? Qu’ils s’apprêtent à tout réinventer ? Qu’on leur doit déjà quelque chose ? C’est trop souvent avec ce genre d’autosatisfaction prétentieuse qu’ils abordent le métier en proposant, ironiquement, des objets théâtraux les plus conventionnels qu’on puisse imaginer. Je dis ceci sans mépris, mais avec une grande tristesse. Parce que, de grands créateurs, il y en a parmi eux. Mais s’ils se font croire qu’ils n’ont qu’à exploiter leur première idée pour tout révolutionner, ils se tirent dans le pied. Pour couronner le tout, ils s’attendent à faire de l’argent. Rapidement. C’est un désir normal, d’arriver à vivre en pratiquant à temps plein le métier qu’on aime, OK. Mais rêver de faire un métier aussi précaire que celui d'artiste du théâtre, et attendre, comme quelque chose qui nous serait dû, l’argent et la célébrité… c’est à se demander s’ils sont sortis de l’enfance, avant d’entrer à l’école de théâtre.

Notre plus grande illusion, comme artistes, est de croire que le seul problème majeur est de l’ordre du financement et que, si on avait plus (d’argent), on ferait mieux. Pourtant, le sous-financement n’est pas notre seule oppression, ni notre seul empêchement. La censure existe au Québec. Elle est extrêmement efficace parce que difficile à cerner. Cette censure est une vaste entreprise de banalisation qui étouffe les voix discordantes. La divergence et la marginalité sont noyées en en faisant un phénomène parmi tant d’autres. La subversion devient une curiosité intéressante, aussitôt commercialisée avec tout le reste. Le culte de la nouveauté a l’effet pervers d’en voir même où il n’y en a pas, de confondre l’artiste au nouveau visage et l’artiste au nouveau propos. Pourtant, l’un va souvent sans l’autre.

La majorité des artistes semblent oublier que la liberté, ce n’est pas la permission. Oui, il est permis, dans notre société, de dire à peu près tout ce qu’on veut, mais ce privilège ne fait pas automatiquement de nous des artistes libres. La liberté de la parole ne vaut rien sans la liberté de la pensée qui, elle, demande un effort. La spontanéité est le berceau de bien des clichés : elle ne suffit pas, même si elle peut être attrayante.

Ainsi, tout devient insignifiant, ce qui pourrait avoir un impact fort est aussitôt évacué pour faire place à autre chose, et ce phénomène participe à notre impression d’être futiles et capricieux dans nos revendications. Pourtant ces revendications sont légitimes.

Ce que nous souhaitons, artistes du théâtre, c’est d’arrêter de sentir qu’il faut sans cesse justifier la nécessité de notre travail pour la société. Nous ne voulons plus avoir l’impression de mendier, nous voulons que notre travail, bien que sa portée soit subtile, parfois même invisible, soit reconnu comme étant essentiel. En écrivant ces mots je me rends compte qu’il y a quelque chose de gênant dans cette revendication, tant certains enjeux me semblent beaucoup plus graves, et tant, en apparence, les artistes sont omniprésents dans les médias. Mais si on s’y arrête, on découvre que les médias confondent les artistes et les célébrités, et que c’est ce qui nous donne l’illusion que le travail des artistes est reconnu, voire survalorisé, alors que profondément il n’en est rien. Et en ce qui concerne les enjeux dont l’urgence est grandissante (environnement, vieillissement de la population, éducation, santé, et tutti quanti), je ne crois pas qu’ils portent un véritable ombrage à la culture. Le raisonnement comparatif qui poserait la question : « une société a-t-elle davantage besoin de médecins, ou d’artistes ? » est complètement idiot. On ne demande pas à un enfant de choisir, par exemple, entre une couverture et un repas : il a besoin des deux.

Mais pour que notre travail soit un jour perçu comme étant indiscutablement nécessaire, il faudrait aussi que les artistes cessent d’être complaisants, et exigent davantage d’eux-mêmes avant d’exiger des autres en général et du gouvernement en particulier. Ça, on n’en parle pas. On ne dit pas que, souvent, les directeurs de théâtre se contentent de trop peu, que la critique théâtrale se pâme trop facilement et n’a plus aucune crédibilité, et que le public, plus intelligent et plus exigeant qu’on ne le croit, se surprend à assister à des spectacles qui ne répondent pas à ses attentes, qui n’étanchent pas sa soif de profondeur. Si je me mettais à la place du public, ma perception du milieu théâtral, par moments, serait la suivante : un groupe de gens qui n’arrêtent pas de se féliciter les uns les autres, et qui s’excitent devant des objets théâtraux parfois inaboutis, convenus, de courte vue, redondants, superficiels, et dont pourtant la critique m’avait assuré que c’était révolutionnaire et absolument exaltant.

Comprenez-moi bien : je pense que c’est une erreur de créer pour plaire au public, ce n’est pas une démarche artistiquement valable. Ce que j’entends c’est que, nous, artistes du théâtre, qui avons la prétention de convier des spectateurs à entendre notre parole, avons le devoir de le faire dans le respect de leur intelligence et de leur soif d’une expérience qu’on ne peut pas vivre ailleurs qu’au théâtre.

Je reconnais qu’il y a un danger dans la volonté d’un genre d’évaluation de nos œuvres théâtrales. Une œuvre n’est justement pas un produit dont on peut simplement mesurer la qualité, et la valeur d’un artiste ne relève pas de la compétence comme celle d’un technicien. Pourtant il est fondamental d’évaluer notre travail. Malheureusement nos critiques, majoritairement, n’ont ni la culture, ni la formation adéquates pour jouer leur rôle de miroir, alors nous devons nous-même faire l’exercice ardu de nous mettre à l’extérieur de notre création pour tenter d’y voir clair. Pour cesser de nous infantiliser les uns les autres en nous répétant : « Il est beau, ton dessin ! » « Non, non, c’est ton dessin à toi, qui est beau ! »

Si je suis dure, c’est parce que c’est aussi de moi-même que je parle. C’est à moi-même, que je répète combien il faudra bûcher, combien il me faudra être courageuse, exigeante et honnête, combien il faudra m’engager, me commettre, me dépayser, toujours me questionner, chercher, ne pas attendre la tape dans le dos ni le compliment pour être l’artiste que je veux être.

Bien sûr, je crois que nous avons besoin de temps et d’espace pour créer. Pour prendre de vrais risques et pour nous tromper. Pour que, peut-être, un mauvais spectacle donne ensuite l’idée d’un spectacle puissant. Pour que, lentement, sans pression de rentabilité, sans avoir à donner d’éternelles justifications, nous puissions découvrir notre chemin d’artiste à travers des propositions théâtrales farfelues, osées, innovatrices, parfois ratées. Cette détente, cette disponibilité, ce luxe de temps, cette indépendance de l’esprit, ça coûte des sous.

Mais, franchement, si les sous en question étaient enfin donnés à nos théâtres, je ne suis pas certaine que ces derniers en feraient un si bon usage que ça, malheureusement. Et ça, c’est quelque chose que les artistes préfèrent ne pas entendre.

Je me rends compte que je demande beaucoup à l’art. C’est parce que je sais tout ce qu’il peut. Depuis l’enfance, je découvre et garde en mémoire des œuvres qui m’inspirent, me bouleversent, me transforment. Leurs créateurs ont ma gratitude éternelle parce qu’ils m’aident à vivre. Aussi je tente, avec la meilleure foi possible, de reconnaître ma propre banalité pour être en mesure de la transcender.

J’ai peu de certitudes, et la bonne volonté ne fait pas à elle seule les grands artistes mais, tout de même, je crois que le devoir d’un artiste est au moins d’avoir comme projet la création d’un objet beaucoup plus grand que lui-même.

J’en appelle donc à tous les créateurs, pour que jamais nous ne nous contentions du médiocre, pour que notre moteur ne soit jamais une quête superficielle, mais qu’il soit plutôt l’ambition de faire partie d’un contrepoids essentiel aux courants de pensée nourris par l’intolérance, l’ignorance, la mesquinerie, la lâcheté, la facilité.



Evelyne de la Chenelière*



NOTES

* Evelyne de la Chenelière, auteure et comédienne, a écrit plusieurs pièces de théâtre qui ont été montées au Québec ainsi qu’à l’étranger, et traduites en plusieurs langues. Que l’on pense à Des fraises en janvier, Au bout du fil, Henri & Margaux, Aphrodite en 04, L’Héritage de Darwin, Bashir Lazhar, sa création est une méticuleuse observation de la nature humaine. En 2006, elle a reçu le prix littéraire du Gouverneur général pour son recueil intitulé Désordre public. Issue du Nouveau Théâtre Expérimental, elle a souvent collaboré avec Jean-Pierre Ronfard et travaille régulièrement en tandem avec Daniel Brière.

 

 


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