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La fatigue politique du Québec français (II)

Un texte de Daniel Jacques
Dossier : Devons-nous en finir avec l'indépendance?
Thèmes : Canada, Nationalisme, Québec
Numéro : vol. 10 no. 1 Automne 2007 - Hiver 2008

L’indépendance est une notion de l’esprit.

Hubert Aquin




INTRODUCTION : L’IDÉAL D’UN PEUPLE

Les peuples, tout comme les hommes qui les composent, ont parfois de ces rêves qui les incitent à se dépasser, à vivre en quelque sorte, pour un temps, au-delà de leurs possibilités habituelles. Chacun d’eux paraît alors destiné à devenir plus que lui-même en ce qu’il vise à atteindre un idéal. Il arrive aussi que des rêves semblables, en d’autres circonstances, conduisent à un affaissement de soi, que ce soit dans la mauvaise foi, le mépris ou le déni. La frontière entre ces deux usages de l’idéal – celui, salutaire, qui conduit au dépassement de soi et celui, néfaste, qui nous amène à l’amoindrissement de notre être – n’est pas facile à tracer et il faut parfois traverser bien des écueils avant de nous éveiller de ces songes malheureux.

Il en fut ainsi de nombreux utopistes de par le monde qui, devant l’effacement de l’illusion communiste, ont dû réapprendre à vivre dans une existence historique privée désormais des idéaux de justice et de générosité qui en constituaient le sens intime. Sans vouloir ramener notre situation nationale à ces grandes aventures qui ont marqué le siècle précédent, à une tout autre échelle, il nous faut pourtant nous interroger sur la pertinence de notre rêve, tout à la fois persistant et inachevé, d’indépendance; « nous », c’est-à-dire ceux qui ont partagé cette foi particulière faite de « raisons communes », qui paraissons aujourd’hui, à la manière de quelque malheureux Sisyphe, condamnés à recommencer inlassablement les mêmes rituels politiques en vue du grand soir. Je sais qu’il en est plusieurs qui se refusent ne serait-ce qu’à envisager cette éventualité, tant il est difficile pour eux de concevoir un autre avenir souhaitable, mais il importe aujourd’hui, dans le souci que l’on porte aux nôtres, de nous demander s’il est encore approprié d’ordonner nos existences à la mesure d’une telle « notion de l’esprit », pour reprendre les mots d’Hubert Aquin[2].

Une telle interrogation sur le sens de notre devenir collectif survient sur le tard ; elle annonce, me semble-t-il, la fin d’une histoire, à tout le moins d’une période cruciale de notre histoire. L’idéal d’indépendance du Québec – renommé par la suite, afin de le priver de ses aspérités les plus saillantes, souveraineté – a pris forme au sein du creuset symbolique qu’a représenté la Révolution tranquille. On ne saurait bien sûr réduire cette dernière à cette seule fonction, mais il importe de souligner l’intime parenté qui lie pareille sortie du Canada français à la formulation d’un projet indépendantiste au Québec. Nul doute qu’une telle métamorphose du discours politique découle, en partie tout au moins, du rôle accordé à l’État en remplacement de l’Église catholique. L’idéal d’indépendance est devenu possible précisément parce que, dans notre univers symbolique, l’État a remplacé l’Église dans la constitution de notre existence collective, assumant ses principales tâches historiques. Le destin de cet idéal fut lié, dès le départ, à la formation de cet écheveau historique, fait d’un mélange bien particulier de religion et de politique, que nous ne sommes pas parvenus à dénouer entièrement depuis.

L’idéal d’indépendance fait partie de la texture même de l’identité de tous les Québécois. En effet, ce projet politique est le résultat d’une transformation du regard que nous portons sur nous-mêmes et de la volonté que suscite cette compréhension de soi. Il désigne un avenir possible et souhaité par un nombre considérable de citoyens du Québec, avenir qui dessine en creux une certaine lecture de notre passé commun. Or, chacun le sait désormais, l’identité d’un peuple, qui est un fait de mémoire, se situe à la croisée des regards portés sur le passé et l’avenir. Il semble ainsi que le projet d’indépendance, sans recouvrir la totalité des possibles envisagés au sein de cette identité, pénètre celle-ci jusque dans ses couches les plus profondes. Et même ceux qui n’ont jamais partagé cet idéal, qu’ils soient anglophones, fédéralistes ou autres, furent tenus de se redéfinir en fonction de celui-ci, prenant en compte le fait incontournable que représente son émergence dans notre paysage politique et culturel.

La question que pose aujourd’hui la disparition éventuelle de ce rêve touche à la constitution même de notre être historique, car un tel événement annoncerait sans doute des transformations majeures dans l’économie générale de notre imaginaire collectif. Il nous faudrait apprendre à envisager tout autrement notre avenir et, par conséquent, le lieu de notre existence politique. Enfin, il se pourrait, bien que rien ne soit assuré en cette matière, que le déclin de l’idéal d’indépendance soit le premier signe manifeste d’un déplacement de l’horizon de notre volonté, révélant qu’une période de notre histoire se termine et que ce que nous pourrions appeler une « fenêtre d’opportunité » se referme avec elle pour les francophones de ce pays. C’est dans la complexité de cette problématique que nous désirons avancer, non sans ressentir au passage d’irréductibles réticences.

 

LA SITUATION ACTUELLE DU QUÉBEC : LA FATIGUE POLITIQUE

 

Doit-on en finir avec l’indépendance? Telle est la question qui s’impose à nous aujourd’hui et à laquelle nous avons le devoir de nous confronter. On l’aura compris, il ne s’agit pas ici du type d’interrogation que l’on se pose dans les partis politiques. Chacun d’eux ayant ses objectifs de campagne, ils n’envisagent jamais un objet qu’en fonction de leur horizon d’intérêt spécifique et selon son efficacité dans le jeu électoral, c’est-à-dire, en somme, de son utilité pour la victoire, et non pas selon sa vérité historique intrinsèque. Voilà pourquoi les fédéralistes se réjouiront d’un tel examen, l’assimilant, à tort, à une victoire définitive de leur programme; alors même que les souverainistes, ne pouvant renier sur la place publique leur principale option, écarteront simplement ces discussions qu’ils jugeront déprimantes, les réservant au mieux pour quelques moments de confidences privées. Il nous appartient, à nous intellectuels, d’introduire la question dans l’espace public et d’interroger la pertinence de l’idéal d’indépendance.

Cette formulation de la question laisse entendre à quel effort il nous faut consentir – nous qui sommes ou qui avons été souverainistes – pour nous arracher à l’attrait exercé par cet idéal. En outre, devant pareille question, qui paraît creuser un vide immense devant nos espérances les plus anciennes, plusieurs interrogations surgissent d’elles-mêmes : nous est-il donné de choisir l’objet de notre volonté commune, dès lors que celle-ci s’est formée au contact d’un tel idéal; peut-on opérer un tel détachement par le moyen d’une compréhension distincte de soi; quelle serait, enfin, la voie à suivre pour parvenir à une telle compréhension, qui sans être vraiment libératrice, n’en ouvrirait pas moins un espace légitime d’accomplissement pour notre collectivité qui soit plus en accord avec sa situation politique? Ce sont là quelques-uns des problèmes qu’il nous faut aborder afin de jeter un éclairage un tant soit peu significatif sur la question de départ.

Pour nous engager dans cette voie, il nous faut d’abord établir le caractère dominant, voire déterminant, de l’époque, au regard de cette problématique générale. Ce qui s’impose aujourd’hui à l’attention, après deux référendums successifs sur la souveraineté, c’est ce que je nommerais, en reprenant certains termes de l’équation formulée par Aquin, la fatigue politique du Québec français. J’estime, pour ma part, que cette faiblesse constitue un indice précieux de notre condition actuelle et que l’interprétation de ce phénomène récurrent ouvre la voie à une compréhension plus juste de notre situation historique. Davantage, c’est cette réalité, que nous avons peine à accepter, voire à formuler, qui explique les louvoiements si nombreux de nos politiques, depuis plus de quarante ans, eux qui n’ont jamais pu envisager sérieusement de s’engager sur la voie d’une véritable révolution nationale, faute du soutien populaire nécessaire. C’est d’ailleurs cette même inaptitude à la grande politique qui permet de comprendre les oscillations périodiques des partis souverainistes et autonomistes entre les tentations divergentes et inconciliables, en définitive, du bon gouvernement provincial et de la rupture finale du lien fédéral.

Il importe, afin d’éviter toute équivoque, de nommer le sujet existentiel de cette fatigue persistante. Rappelons, en accord cette fois avec Fernand Dumont, que le projet d’indépendance de ce pays a concerné et concerne toujours, en premier lieu, les citoyens francophones du Québec et que ceux-ci, pris comme totalité, constituent l’acteur pour ainsi dire unique de ce drame historique[3]. La question qui nous préoccupe s’adresse donc principalement à la majorité francophone de cette province, qui demeure d’ailleurs, sous un autre rapport – celui de la vérité politique 4 une minorité de toujours. Il s’agit, par conséquent, de chercher à savoir comment la volonté de cette majorité minoritaire, qui forme un bien étrange sujet politique, s’oriente à l’égard de l’avenir. La notion de fatigue politique permet d’entrevoir que la volonté de cette majorité minoritaire se révèle, à terme, ni déterminée ni déterminante pour la suite de l’histoire.

Le sujet de cette histoire étant d’une constitution délicate, pour ne pas dire foncièrement ambiguë, il convient ici de préciser la signification accordée à la notion de « fatigue politique ». La fatigue politique est d’abord un clone conceptuel de la notion de « fatigue culturelle » élaborée par Aquin, mais elle est aussi sa contrepartie en ce qu’elle nous engage dans la question de notre devenir historique sous l’angle du politique, et non de la culture. Il s’agit d’inverser pour ainsi dire les pôles du questionnement afin d’obtenir une nouvelle solution à l’équation formulée par Aquin, à l’aube de notre si tranquille révolution, afin d’interpréter notre destinée malheureuse de conquérants conquis. Voilà l’explication pour la partie politique de l’expression, mais qu’en est-il de la fatigue?

Le concept de « fatigue », tout comme chez Aquin cette fois, renvoie à une disposition générale et persistante de la volonté du sujet concerné, voire même d’un affaissement de son vouloir. Pour bien saisir ce dont il est question, rappelons qu’on ne saurait envisager la possibilité d’un affaissement, quel qu’il soit, sans posséder au préalable une mesure de la hauteur envisagée. Bien sûr, une telle mesure n’est jamais offerte dans la réalité – puisque le réel n’est jamais que ce qu’il est, ni affaissé ni surplombant –, mais elle est toujours une vue de la pensée. La fatigue politique du Québec français n’est donc mesurable qu’en vertu d’une telle vue de l’esprit, d’un tel idéal partagé, qui, pour Aquin, comme pour tout indépendantiste convaincu et convaincant, ne peut être que l’idée d’une plénitude promise de notre collectivité dans l’histoire. Penser la fatigue politique du Québec nécessite au préalable que l’on puisse envisager quelle devrait être la plénitude politique pour le Québec, plénitude d’ailleurs partageable, à terme, avec tous les autres sujets de l’histoire. Remarquons d’ailleurs, à ce propos, que plusieurs notions de plénitude – politique, économique, culturelle, spirituelle – peuvent être proposées et s’amalgamer les unes aux autres de diverses manières selon l’histoire des peuples. La lecture proposée de la question initiale repose sur une primauté accordée au politique.

Aujourd’hui, le signe le plus manifeste de la fatigue politique du Québec français se trouve dans la disparition progressive, mais apparemment inéluctable, de cet idéal de l’horizon de la conscience collective des Canadiens français vivant sur le territoire du Québec. Un tel effacement de l’idéal de plénitude se laisse appréhender notamment dans le fait que, sur la place publique, que ce soit dans les journaux ou les forums radiophoniques, de plus en plus de citoyens francophones de cette province se demandent ouvertement pourquoi, c’est-à-dire en vue de quelle fin, faut-il faire l’indépendance, ou la souveraineté. Comme si la raison d’être d’un tel projet ne présentait plus aucune évidence à leurs yeux, de sorte qu’il faut la reconstituer chaque fois, devant leur conscience dispersée, morceau par morceau, au moyen d’un montage rhétorique incertain et, avouons-le, lassant. On comprend alors que, sous une pareille fatigue, la volonté, devenue incertaine de ses raisons, s’ordonne sans conviction, sans idéal partagé, principalement selon la mesure de l’intérêt personnel.

Est-il besoin de rappeler, à la suite de ces remarques, que l’idéal politique que représente l’indépendance du Québec n’a pas et n’a jamais eu d’évidence pour tous les citoyens, loin de là, et qu’il ne constitue pas l’unique mesure de nos actions, puisque d’autres, et parfois les mêmes, ont aussi à cœur la justice, la prospérité et la paix, qui sont des idéaux bien vivants et qui présentent une pertinence certaine. Il s’est agi, par le moyen du concept de fatigue politique, d’expliciter le sens de l’idéal qui touche le plus directement à la constitution de l’identité politique du Québec, et qui fonde la reconnaissance de soi dans l’histoire. Or, cet idéal se présente à la conscience des Canadiens français de cette province sous un aspect si imprécis qu’il n’engage que bien faiblement leur vouloir dans un projet politique aussi exigeant que celui de l’indépendance. La fatigue politique des citoyens francophones du Québec signifie que, parmi tous les idéaux envisagés, celui de l’indépendance n’est pas parvenu à dominer de manière durable l’imaginaire d’une majorité substantielle d’entre eux. L’évidence de ce que nous pourrions appeler ici, avec un parti pris certain, une aspiration à la plénitude politique, ne s’est pas imposée à la conscience de ce sujet historique. En conséquence, on ne saurait comprendre notre situation historique actuelle, sans d’abord saisir les motifs d’une telle indisposition de notre vouloir collectif. Nul doute, à tout le moins pour moi, que la fatigue politique du Québec français témoigne, après plus de quatre décennies de mise en pratique, de l’échec de la pédagogie souverainiste.

Cette pédagogie, qui devait conduire les Québécois francophones à privilégier l’indépendance, c’est-à-dire à situer, dans leur échelle d’appréhension d’eux-mêmes et de l’avenir, cet idéal au sommet, reposait entièrement sur la mise en valeur de notre identité culturelle, identité présentée ensuite comme le motif d’un engagement politique radical. C’est au nom de la culture qu’il s’est agi ici de donner sens au politique. Le projet reposait sur la conviction que la conscience de notre histoire nationale nous conduirait, au grand soir de la décision partagée, à fonder la nation politique. En d’autres termes, la pédagogie souverainiste, pratiquée par certaines élites québécoises depuis la Révolution tranquille, visait à justifier le projet de l’indépendance politique en dévoilant notre appartenance initiale à la nation culturelle. La fatigue politique du Québec français me paraît être aujourd’hui le résultat manifeste de cette éducation des consciences et la preuve de ses insuffisances, puisqu’une telle éducation politique n’est pas parvenue à faire de cet idéal de plénitude culturelle l’objet d’une volonté majoritaire susceptible d’engendrer un véritable pays.

Ces quelques remarques sur la fatigue politique du Québec français ainsi que sur l’échec présumé de la pédagogie souverainiste, laissées à elles-mêmes, ne permettent pas encore d’élucider la question qui nous intéresse. Tout au plus nous permettent-elles de circonscrire la problématique en un certain sens, c’est-à-dire selon un certain souci. Afin d’expliciter davantage le sens de notre situation actuelle, il nous faut élargir notre horizon de compréhension de ces phénomènes en considérant maintenant la source, ou plus justement encore les sources, de cette longue et ancienne fatigue que suscite en nous le politique. À ce propos, il convient d’envisager, à tout le moins, deux types d’explications distinctes. Le premier prend en compte notre idiosyncrasie collective et conduit à dégager un ensemble de mobiles particuliers; le second repose sur le fait que notre devenir national a pris forme dans le grand mouvement démocratique qui traverse la modernité, et dessine un ordre de considérations plus général, sans être universel pour autant.

 

CRITIQUE DE LA NATION CULTURELLE

 

Pourquoi les élites politiques et intellectuelles du Québec ne sont-elles pas parvenues à penser le devenir de notre collectivité dans des termes proprement politiques? Pour ébaucher une réponse à cette interrogation, nous devons revenir à la Révolution tranquille et dégager l’intention directrice de cette fausse révolution. Bien sûr, l’époque fut le lieu de réformes majeures, notamment des tâches de l’État québécois, et de plusieurs bouleversements importants des usages établis dans la société. À cela s’ajoute le fait que cette période historique, qui s’est constituée par l’institution du mythe de la « Grande Noirceur », fut le théâtre d’une reformulation des bases symboliques de la collectivité québécoise qui s’est alors détachée du Canada français.

La Révolution tranquille, aujourd’hui sagement célébrée dans tous nos manuels d’histoire comme étant notre entrée dans la modernité, comme si celle-ci nous avait été entièrement inconnue jusque-là, fut pour l’essentiel une opération rhétorique, menée par les élites francophones, conduisant à la reformulation de notre identité collective. S’il y a donc révolution du discours sur soi-même, et déplacement du lieu imaginaire de notre existence historique, il n’y a pas eu, à proprement parler, de révolution politique puisque ni l’ordonnance générale des classes sociales ni les structures de pouvoir ne furent vraiment affectées, encore moins renversées. La Révolution tranquille demeure un événement éminemment paradoxal, en raison notamment du fait que le discours n’y fut jamais tout à fait à la mesure de la réalité. C’est d’ailleurs Aquin qui faisait alors remarquer que le plus grand danger qui menaçait les acteurs de cette présumée révolution était de se payer de mots, si poétiques soient-ils, en échange de la si prosaïque réalité du pouvoir[4].

On oublie généralement de mentionner, à propos de ces événements, que la Révolution tranquille fut d’abord une invention des élites canadiennes-françaises. Ainsi l’espérance de liberté qu’elle a incarnée a-t-elle été formulée au sein des institutions, notamment religieuses, qui caractérisaient le Canada français, institutions d’ailleurs déjà imprégnées par bien des idées modernes. Pour ramasser toute la complication de ces choses en une formule simple, nous pourrions dire que le moteur de cette révolution symbolique fut le mépris de soi et que ce mépris justement est né au sein même de la culture religieuse du Canada français.

Comme chacun le sait, en raison de circonstances particulières à notre histoire, l’Église catholique du Québec a été conduite à jouer un rôle éminemment politique auquel rien ne la prédestinait, si ce n’est qu’elle fut pendant bien longtemps la seule institution — nous pourrions même écrire le seul « État » — destinée à la préservation et au développement de la communauté francophone de ce pays. Ce faisant, la religion devint, avec la langue bien sûr, le principe de délimitation de la nation canadienne-française. De cet amalgame du politique et du religieux a résulté une manière d’ancien régime en tout étranger à l’esprit de la démocratie en Amérique. En effet, la démocratie, du moins dans cette partie du Nouveau Monde, nous a conduits généralement à envisager la religion comme une affaire privée qui n’implique qu’accessoirement l’usage des pouvoirs publics. Il était inévitable, sous l’influence grandissante des idées modernes dans ces mêmes milieux catholiques, qu’on en vienne à condamner cet usage du religieux à des fins politiques, et que l’on tente dès lors de rétablir une stricte séparation entre le spirituel et le temporel, c’est-à-dire entre l’ordonnance des âmes et la disposition des corps. Nul doute que cette compromission de l’Église, au service de la nation canadienne-française, n’ait pesé lourdement sur la mémoire, désormais malheureuse, de cette institution[5].

Dans la détestation de notre ancien régime, baptisé par la suite « Grande Noirceur », les élites canadiennes-françaises ont trouvé un nouveau motif de mépris d’elles-mêmes, voire une raison supplémentaire, non seulement de séparer l’État de l’Église, mais plus encore de se séparer d’elles-mêmes en purgeant la conscience nationale de sa composante religieuse. Ce faisant, le Canada français s’est pour ainsi dire immolé symboliquement pour renaître, sous les nouveaux habits de la culture, à la manière de quelque insaisissable Phénix. Au cœur de cette détestation nouvelle de soi se trouve l’invocation d’un souci bien moderne pour la liberté individuelle. Dans l’économie générale de notre ancien régime, la foi était devenue la gardienne de l’ordre, c’est-à-dire des autorités établies, dans le monde politique et financier. Un usage aussi conservateur de la puissance symbolique rattachée à l’Église catholique ne pouvait qu’être dénoncé par les nouvelles élites canadiennes-françaises désireuses de s’accorder avec l’humanisme moderne et les divers courants de pensée qu’il a suscités au sein de la catholicité. Dans un monde désormais soumis à une logique individualiste, la position conservatrice de cette Église régionale devenait chaque jour plus incertaine et, par conséquent, contestable. Tout, dans ce Canada français désormais mal-aimé et malmené, est apparu subitement trop petit et trop autoritaire, alors même que nous nous sentions brusquement appelés à vivre dans l’universel et le consentement général. Il suffit de relire certaines pages célèbres de la revue Cité libre pour constater que la critique de l’autorité politique de l’Église catholique s’est accomplie au nom des principes évangéliques. Il est vrai, notera-t-on, que ces principes furent alors interprétés de nouvelles façons, selon des idées fort modernes, parmi lesquelles se trouvait bien sûr la liberté de conscience. C’est au regard de ce nouvel idéal de liberté, de ce nouvel humanisme, que notre ancien régime s’est fait si obscur, si ténébreux au théâtre de notre mémoire collective. Sous cet éclairage inédit, à tout le moins pour ceux d’ici, une part considérable de notre histoire est devenue méprisable, si ce n’est même proprement détestable. L’énergie nécessaire à notre révolution symbolique nationale a été largement puisée à ce bassin, apparemment sans fond, de ressentiment envers soi-même, dans cette dénonciation de notre nanisme théologico-politique. De cette résolution d’en finir avec soi, à tout le moins le « soi » canadien-français, est né notamment le projet de constituer la nation culturelle du Québec et de réaliser son indépendance. On fera sans doute remarquer, non sans raison, que cette présentation en raccourci des événements reste trop sommaire pour être exacte et que la complication propre de ces choses ne se réduit pas à une semblable formule. Ainsi, pareille détestation de soi-même, qui encore une fois est le moteur initial de cette révolution symbolique, sous l’influence d’un même humanisme chrétien, a-t-il conduit autrement à une rénovation de la pensée fédéraliste[6].

En quoi tout cela touche-t-il à la question qui nous intéresse et, surtout, nous rapproche-t-il d’une réponse? Cette détestation de soi, qui a caractérisé un certain segment de la culture canadienne-française à l’aube de la Révolution tranquille, a fourni la pulsion intellectuelle et morale nécessaire pour opérer la transmutation de la nation. En effet, la Révolution tranquille, qui est la fille encore une fois de ce reniement de soi, a produit l’espace symbolique au sein duquel la nation religieuse et conservatrice a pu devenir une nation culturelle et progressiste. Notons au passage que ce délestage de la survivance canadienne-française au profit du projet québécois fut largement déterminé par les modalités spécifiques de l’opération. Pour le dire autrement, la nation québécoise a conservé, dans son ombre, certains traits caractéristiques du Canada français qui n’ont cessé depuis d’influencer son évolution.

Pour bien saisir la portée de cette dernière assertion, il convient de rappeler que l’identité nationale canadienne-française reposait à la fois sur la langue et la religion catholique, qui constituait ainsi les deux piliers de cet édifice symbolique construit sur les décombres de la Rébellion. La Révolution tranquille ne conservera qu’une seule de ces fondations et nous pourrions dire que l’essentiel de son travail fut de procéder à une substitution de la référence culturelle à la référence religieuse. Non seulement, sous la magie du langage nouveau de la modernité, le Canadien français de la Belle Province s’est métamorphosé en Québécois et l’État s’est approprié toutes les tâches sociales et politiques assumées autrefois par l’Église, mais plus encore, c’est le principe de délimitation de la communauté nationale, la religion, qui a laissé place à un nouveau référentiel : la culture. Je crois que nous n’avons pas encore mesuré adéquatement la signification profonde de ce déplacement des repères symboliques de notre géographie politique imaginaire, car la « culture » a conservé en elle, sous sa nouvelle évidence, une part essentielle de « l’esprit » de la religion, pour reprendre ici le mot dans le sens que lui accorde Montesquieu. Si la religion fut le motif de rassemblement du peuple canadien-français, la culture est devenue par la suite, avec la langue toujours, la manière d’être spécifique de la nation québécoise, son « lieu » d’existence. Aujourd’hui, alors que s’annoncent de nouveaux glissements de nos repères, il apparaît que nous avons toujours en commun une langue, mais il n’est plus assuré que nous ayons encore une culture, si bien sûr on entend par ce terme autre chose que le rassemblement de nos industries culturelles. En revanche, il est certain que nous n’avons plus de religion. Il se pourrait, en définitive, que la culture ait été pour nous une manière de religion sécularisée, c’est-à-dire une ritualisation de notre « être ensemble » qui nous a tenu lieu, dans ce monde désormais si résolument voué à l’immanence, d’ultime transcendance. Tel est, du moins, ce qui me semble constituer la voie ouverte et parcourue par un Fernand Dumont.

Ces quelques éléments d’historiographie rassemblés, on remarquera alors un aspect essentiel à la compréhension de notre question initiale sur la pertinence de l’indépendance aujourd’hui : ni la nation canadienne-française, ni la nation québécoise ne sont essentiellement ni principalement de nature politique. Et l’une et l’autre sont le fruit des cogitations de prêtres ou de clercs, de poètes ou de professeurs qui n’ont jamais exercé le pouvoir ni assumé la responsabilité de la souveraineté. Ce fait à lui seul devrait nous faire réfléchir sur le sens même de cette compréhension partagée de la « nation » qui s’est perpétuée par-delà l’effet de rupture opéré par la Révolution tranquille : les élites canadiennes-françaises n’ont jamais envisagé le politique qu’à partir de leur souci initial pour la religion. De même pourrions-nous dire que les élites québécoises, d’Aquin à Dumont, n’ont jamais porté d’intérêt à la politique qu’en fonction de leur souci premier pour la culture, de sorte que, dans l’un et l’autre cas, ils ne sont pas parvenus à penser la nation comme un phénomène politique, ce qu’elle est d’abord et avant tout[7]. La nation n’est jamais célébrée, avant comme après la Révolution tranquille, qu’en tant qu’instrument en vue de la réalisation d’une fin qui lui est supérieure : le destin spirituel du Canada français ou bien encore l’épanouissement de notre être historique dans la culture du Québec. La nation est ainsi asservie à des objectifs collectifs, tout comme elle est soumise, dans la tradition libérale, aux buts de l’individu. Il n’est jamais envisagé – c’est le point aveugle vers lequel converge toute notre enquête – que le politique n’est pas qu’une médiation nécessaire, un instrument social en somme, mais qu’il constitue en lui-même le cadre initial au sein duquel la religion, à tout le moins en tant que fait social, la culture et l’individu sont rendus possibles, car, à tout bien peser, il n’est d’éducation de l’homme à lui-même que dans l’espace de rencontre rendu disponible par l’existence d’un commandement.

La représentation de la nation née de la Révolution tranquille a conduit à l’élaboration d’une politique souverainiste dont les apories nous apparaissent aujourd’hui clairement. Il s’est agi, dans cette pédagogie de l’indépendance, encore une fois, de renforcer la conscience historique des citoyens de manière à susciter un profond sentiment d’appartenance à la culture commune, devenue depuis principe de délimitation de l’étendue de la nation « réelle », par opposition au pays artificiel que forme le Canada. La situation politique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui révèle les pièges d’une telle pédagogie puisqu’elle n’est pas parvenue à susciter la volonté nécessaire à la réalisation du projet historique qu’elle légitime. Toute la difficulté de cette entreprise tient au fait que la signification dernière de l’indépendance politique repose entièrement sur l’importance accordée initialement à l’appartenance culturelle. Dès lors qu’il est démontré que la culture québécoise s’est développée et s’est enrichie – pensons ici au théâtre, à la littérature, à la musique – au sein même du Canada, il apparaît que l’indépendance politique devient superflue, voire tout simplement inutile. On rétorquera, non sans raison, que ce n’est pas la culture célébrée par Pierre Perrault, pour ne citer que celui-là, et que nos succès commerciaux dans l’univers du divertissement de masse ne sauraient tenir lieu de culture de remplacement, mais il demeure qu’une telle distinction savante entre les ordres de la culture est bien difficile à maintenir devant la conscience commune et ne constitue pas un argument très efficace en campagne électorale. Curieusement, depuis quelque temps, il revient à un ancien chef du parti souverainiste, qui ne cesse d’ailleurs de célébrer sur toutes les tribunes nos réussites culturelles et nos succès économiques, d’avoir offert la démonstration finale qu’il n’est pas nécessaire de quitter le cadre fédéral pour pouvoir nous accomplir comme entité culturelle. Cette difficulté considérable, et pour ainsi dire insurmontable de la pédagogie souverainiste, est inscrite, dès l’origine, dans la définition même de la nation comme phénomène culturel et elle constitue un reste inattendu de notre attachement passé à la religion.

Pour qu’il en soit autrement, il aurait fallu, par un travail théorique considérable et un sens critique exceptionnel, que nos élites soient capables, au moment de la Révolution tranquille, de se délivrer de l’« esprit » de religion qui fut le leur pour accéder à une conscience proprement politique de notre situation historique. La nation envisagée comme représentation de la culture ou de la religion n’est jamais que le résultat d’une histoire marquée par l’impuissance politique. Le repli effectué alors sur la culture n’a eu pour tout résultat que d’échanger un principe de délimitation apolitique pour un autre de nature semblable. Sous ce rapport, qui est néanmoins essentiel pour la suite de l’histoire, il n’y a pas eu de véritable révolution au Québec, mais davantage un déplacement de nos repères symboliques dans le sens de ce qui avait été établi au sein même du Canada français. Encore une fois, pour qu’il en soit autrement, il aurait fallu que nos élites nationalistes parviennent à une compréhension proprement politique de la nation. Or, un fait historique considérable faisait, et fait encore obstacle, à une telle compréhension.

Si le politique n’est pas d’abord culture ou religion, mais qu’il est davantage une mise en commun de l’espace sous l’autorité de la Loi commune, il apparaît alors que la nation résulte d’un acte de fondation qui la constitue. Ce qui signifie que la définition du cadre politique, qui est l’acte souverain par excellence, donne à la nation son existence historique et, par conséquent, ce n’est ni la culture ni la religion qui lui fournissent sa signification ultime. Comprise de cette façon, la nation québécoise, qui possède bel et bien une existence historique, apparaît comme une création de la Confédération canadienne. Le peuple qui s’est installé sur les rives du Saint-Laurent n’était, à la vérité, qu’un prolongement de la nation française, tout comme les colonies américaines n’étaient qu’une portion égarée en ces terres lointaines de l’Angleterre. De même, ce que l’on a appelé par la suite le Canada français ne fut jamais qu’une invention de l’Empire britannique. N’oublions pas que le Parlement, qui fut notre première institution « nationale », fut aussi un don de la couronne accordé aux colonies du Nord en réponse aux événements révolutionnaires au sud. Enfin, bien que cela soit difficile à accepter pour notre conscience malmenée, la nation québécoise est bien entendu l’enfant imprévu du pacte confédératif. Notre difficulté consiste aujourd’hui à reconnaître ces paternités successives qui nous sont toutes, en raison de nos humiliations passées, aussi désagréables les unes que les autres. La réalité n’en demeure pas moins que notre inscription politique dans l’espace américain s’est accomplie sous l’influence de ces héritages britanniques, bien davantage que sous celle de la France d’Ancien Régime et du magistère de l’Église de Rome. S’il a été si difficile pour les élites canadiennes-françaises d’accéder à une compréhension politique de la nation, c’est que ces réalités proprement politiques nous sont toujours apparues comme étrangères et que notre conscience de ces choses s’est constituée au sein d’un long exil du pays réel, dans le pays imaginaire de la religion d’abord, et de la culture ensuite.

Tout cela, tout ce long chemin tortueux fait de grandes défaites et petites conquêtes a conduit à un refus systématique du politique, comme si celui-ci, en tant qu’objet de pensée et pratique de pouvoir, appartenait alors à ce que l’on estimait être la « nation ennemie ». C’est ainsi que nous avons été conduits, le « nous » étant ici les élites canadiennes-françaises, à établir l’« amitié » qui fonde notre être national sur des bases plus spirituelles, voire plus anthropologiques dès lors que les prêtres ont été remplacés dans ces tâches par les professeurs d’université. Il n’en demeure pas moins que cette inaptitude à penser la politique, qui est à l’origine de notre incapacité commune à la vouloir, découle d’une impuissance qui cette fois n’est pas que symbolique. Et si l’objet de notre vouloir est aujourd’hui si incertain, c’est parce que notre compréhension de nous-mêmes comme collectivité historique est demeurée grevée d’importantes imprécisions. L’échec de notre projet politique, ultimement, repose sur une incapacité atavique à penser véritablement le politique dans les conditions qui furent les nôtres. Il me semble que cette histoire particulière, dans ses aléas si nombreux, contient une première explication de notre fatigue politique actuelle. Nous ne savons faire la grande politique tout simplement parce que nous ne savons la penser.

 

LA RELIGION DE L’UNIVERSEL

 

Cette présentation du travail de constitution de nous-mêmes effectué par les élites canadiennes-françaises d’abord, et québécoises ensuite, serait bien incomplète, et pour tout dire injuste, si elle était laissée dans cet état fragmentaire. En effet, le tissu historique formé par l’assemblage de nos causalités particulières s’inscrit lui-même dans un espace de déterminations plus large, que ce soit dans l’espace, le Nouveau Monde par exemple, ou le temps, la modernité. Notre compréhension de ce fragment d’histoire reste donc partielle, et de ce fait trompeuse, si ce dernier n’est pas, à son tour, situé dans la configuration d’ensemble de laquelle il a été détaché arbitrairement. C’est d’ailleurs une faiblesse récurrente de l’historiographie politique de ce pays de se constituer trop souvent en vase clos, comme si notre destin particulier était pour ainsi dire séparé de celui des autres modernes[8]. Par exemple, il est manifeste que le passage d’un régime social légitimé par la religion à un autre, trouvant sa justification dans la culture, ne nous est pas particulier ; ce qui l’est, ce sont ses modalités et sa durée. De même, la difficulté que nous éprouvons à penser le politique n’est pas inconnue des autres nations modernes, bien que, encore une fois, notre marginalisation du pouvoir ait accentué cette difficulté. Ainsi le Québec français s’interroge-t-il sur l’étendue de son être; tout comme l’Europe, à une autre échelle, se demande où poser ses frontières. Et, en Europe, tout comme ici, il y a des penseurs pour proposer une délimitation politique, économique ou culturelle de son espace[9]. Notre destin ne saurait donc être pensé uniquement à partir de sa singularité, il faut aussi apercevoir en lui les traces de causalités plus générales résultant de la révolution démocratique accomplie par les modernes.

Ce n’est pas bien sûr le lieu d’expliciter le sens du projet moderne, ce qui constituerait, on en conviendra aisément, une tâche propre démesurée. Qu’il nous suffise de remarquer, à la suite d’autres, que la modernité institue un nouveau régime de coexistence sociale fondé sur l’égalité de tous. Cette immense révolution sociale et politique, dont Tocqueville a tenté de mesurer l’exacte étendue, se poursuit parmi nous, bien que l’amplitude de la vague suscitée par cet ébranlement soit quelque peu amoindrie, à tout le moins dans les plus anciennes démocraties, donnant ainsi naissance à une configuration sociale plus stable. La révolution des modernes est de nature essentiellement politique puisque l’égalité est d’abord une manière d’être ensemble et qu’elle engage à sa suite une redéfinition de toutes les figures de l’autorité sociale. À cela s’ajoute que cette disposition à l’égalité, pour ainsi dire spirituelle, est la source d’une recherche toujours inachevée de justice. Voilà pourquoi le projet moderne ouvre la voie à une quête universelle de reconnaissance de tous et de chacun, dans leur singularité individuelle et collective, bien que celle-ci repose ultimement sur la similitude présumée de tous. Dès lors dans les sociétés démocratiques comme les nôtres, la figure de l’humanité, qui est le rassemblement imaginaire de tous les hommes, s’impose à la conscience commune des citoyens, tout à la fois comme une certitude morale et un idéal politique.

L’humanité est, pour les modernes, dont nous sommes bien sûr, la mesure ultime de toute existence humaine juste. C’est là le principe de notre humanisme, de notre soif d’universel, un principe qu’on n’aura de cesse de dévoyer au nom d’une grande diversité d’intérêts qui n’ont eu cette fois rien d’équitable ni d’universel. Cet amour inné des modernes pour l’universel engendre ce que nous pourrions appeler la religion du semblable. Sous l’empire de cette religion insolite qui n’a pour toute divinité que l’homme lui-même, seul principe d’institution de la Loi, ce sont toutes les frontières symboliques qui séparent les individus entre les sexes, les classes et les pays qui deviennent non seulement discutables, mais profondément contestables[10]. Il n’est plus dès lors de séparations légitimes au sein de la société des hommes que celles constituées librement selon leur bon vouloir. La question qui reste alors indéterminée est bien sûr celle qui consiste à savoir de quels « hommes » on parle en l’occurrence : ceux du Québec, du Canada, de l’Amérique ; de la France, de l’Europe ou du monde? L’esprit de similitude, qui nous rassemble dans une même identité essentielle, nous prédispose à croire spontanément qu’il n’est qu’une seule réponse acceptable, à savoir tous les êtres humains, hommes et femmes réunis, c’est-à-dire l’assemblée constituante d’une démocratie universelle. Une telle réponse, bien qu’elle soit cohérente, est bien sûr la plupart du temps, si ce n’est toujours, impraticable; voilà pourquoi il faut s’en remettre à un rassemblement particulier d’individus – généralement la nation – qui oeuvrera à la définition de la Loi et de l’autorité qui en fera usage. Cette réponse, sans être entièrement satisfaisante pour la pensée, n’en est pas moins suffisante pour légitimer l’usage régulier des pouvoirs établis, qui est bien souvent le seul souci de nos élites économiques et politiques. Plus encore, elle convient parfaitement aux intérêts des puissances établies qui n’ont pas à justifier les frontières qui définissent l’étendue de leurs prérogatives. Il n’en est pas ainsi des petites nations sans État qui balancent toujours entre leur désir de participer à la modernité, de célébrer également le culte commun de l’humaine humanité, et leur volonté de se constituer comme corps particulier à distance de toute cette similitude proclamée. C’est pourquoi, au sein de la modernité, en raison même de notre humanisme, ce sont tous les nationalismes qui sont suspects et les nationalistes qui ont mauvaise conscience, bien que ce soient les petites nations qui cherchent à advenir dans l’histoire qui ressentent avec le plus d’acuité cette ambivalence insondable de la politique des modernes.

Nul doute que le cours de ces raisons bien générales n’ait influencé à son tour notre destin particulier. J’irais même plus loin en affirmant que c’est dans l’Église du Canada français que nous avons appris les rudiments de cette figure de l’humanisme et que c’est au nom de cette dernière, et de l’idéal de justice et de liberté qu’elle incarne, que nous avons été conduits à rejeter ce même Canada français, devenu sous ces éclairages nouveaux trop étroit pour nos ambitions et surtout si détestable en raison du penchant à l’autorité qui le caractérisait. Nous avons ainsi appris à nous détester – j’entends ici la détestation dont fait l’objet la Grande Noirceur – en raison de traces laissées par une histoire marquée par l’oppression, mais aussi au nom d’un désir d’universalité partagé avec tous les modernes. C’est ici que s’amalgament en une même matière symbolique les effets divers de ces déterminations particulières et générales. Le parcours d’un Pierre Trudeau est à cet égard exemplaire, tout comme celui d’un Fernand Dumont d’ailleurs, bien qu’ils aient donné l’un et l’autre des réponses divergentes au défi que nous posait l’humanisme chrétien, à « nous » qui étions décrits alors comme un petit peuple soumis à l’autorité excessive de son « chef » et de son Église.

Il est vrai que fort rapidement nous avons abandonné ces habits religieux, trop associés désormais au passé décrié, et que nous nous sommes accordés, pour ainsi dire sans partage, à l’humanisme sans dieu qui est le projet même de la Cité des modernes. Ce faisant, sous l’influence de cette éducation nouvelle, nous avons appris les rudiments d’une forme jusque-là inusitée, pour nous tout au moins, du mépris de soi puisqu’il s’est agi de distiller cette figure particulière de la détestation morale dans toute l’étendue de notre histoire, séparant ainsi, au nom du progrès espéré, l’hier, l’aujourd’hui et le demain. Nul doute que cette détestation morale, qui résulte, en partie du moins, de notre pleine participation à l’éducation moderne, ait contribué à notre mauvaise conscience de nationaliste et affaiblit du coup notre volonté commune de nous constituer un État à l’écart d’autrui – cet autrui qui nous ressemble toujours davantage – par l’établissement de nouvelles frontières politiques. Nous avons eu à défendre notre droit à établir un lieu séparé pour notre communauté, dans un monde pour ainsi dire fasciné, de part en part, par les mouvements culturels, techniques et économiques qui travaillent tous également à son unité matérielle et spirituelle. Cette incertitude quant à notre modernité, quant à la légitimité de fonder un État distinct, de nous disposer à distance de l’Autre – ultime hérésie morale ! – par un geste politique, en un lieu qui nous soit propre et réservé; toute cette incertitude enveloppant de toute part le projet d’indépendance du Québec a considérablement affecté son évidence, diminué l’éclat de ses raisons, et ainsi, pour finir, largement contribué à la faiblesse politique du Québec français[11]. Sous la clarté aveuglante de notre idéal de justice et de fraternité universelles, le soleil de « nos raisons communes » n’a cessé de pâlir comme s’il allait s’éteindre de lui-même au contact d’une comparaison si disproportionnée, laissant la conscience des francophones de ce pays, qui n’en est pas un, bien incertaine de ces fins et pour le moins vacillante devant l’avenir.

 

LE RÈGNE DE LA DUPLICITÉ

 

La fatigue politique du Québec français n’est pas un phénomène passager qui pourrait disparaître en d’autres circonstances. Il s’agit d’un trait, qui sans être permanent, n’en est pas moins caractéristique de l’état général de notre vouloir collectif dans l’histoire récente. Cette persistance de la fatigue politique provient du fait que les « causes » qui l’engendrent sont elles-mêmes durables. On ne voit pas poindre le moment où leurs effets cesseraient de se faire sentir, bien au contraire, puisque ces causes s’enracinent dans notre histoire particulière, comme peuple d’Amérique, et puisent à notre inscription dans le devenir de la modernité. Il s’ensuit donc que la fatigue politique du Québec français est là pour demeurer et affectera considérablement l’orientation générale de la volonté commune en ce pays. Il résulte de ces considérations sur les motifs de notre fatigue politique une conséquence majeure pour notre discussion. En effet, si notre fatigue politique persiste aujourd’hui et s’accentue à l’avenir, il est bien improbable que puisse un jour se réaliser le projet de l’indépendance du Québec, ce qui ne signifie pas qu’il soit devenu impossible.

Afin de répondre à la question qui nous est posée, il nous faut examiner avec soin les possibilités historiques que délimite une telle improbabilité. Autrement dit, le caractère improbable aujourd’hui de l’indépendance du Québec nous oblige à nous demander s’il convient de maintenir cet idéal politique, quand bien même il ne se réaliserait jamais. Est-il raisonnable de jauger nos actes et nos existences selon cette mesure abstraite que constituerait la plénitude de notre être politique dès lors que nous savons pertinemment que cet idéal risque de ne jamais se transcrire dans la réalité? Davantage, le fait qu’une partie importante des citoyens du Québec reste attachée à ce projet divise l’opinion publique et rend notre volonté incertaine en regard de l’avenir souhaitable pour tous. Cette indétermination de notre vouloir, qui s’oriente selon des idéaux à la fois divergents et parfois contradictoires, est à la source d’une ambivalence récurrente qui affecte lourdement notre destinée collective.

Certains historiens influents estiment aujourd’hui qu’une telle ambivalence est l’expression d’une sagesse séculaire qui nous serait particulière[12]. Dans une époque qui se targue de s’être libérée de la contrainte des grands récits, il y aurait un profit considérable à accepter cette division intérieure comme un avantage stratégique. Il nous suffirait, sans mépris, sans honte, d’apprendre à user de notre ambivalence symbolique pour aménager le meilleur avenir possible pour nous-mêmes et nos descendants. Je crois, pour ce qui me concerne, que cette autre « vue de l’esprit » néglige les coûts politiques associés à une telle installation de notre être dans l’indétermination. Il ne suffit pas, en effet, que la société québécoise apprenne à parler d’elle-même autrement, sans utiliser par exemple le langage de la nation, pour que la réalité politique qui pèse sur elle disparaisse, car notre être collectif n’est pas fait que de récits accumulés.

Prenant acte du caractère improbable de la réalisation de l’indépendance du Québec, il nous faut mesurer les coûts et les profits que pourrait entraîner la résolution de persister malgré tout dans la poursuite de ce rêve. Une politique ayant pour finalité la souveraineté du Québec, quand bien même celle-ci ne se réaliserait jamais, comporte certains avantages stratégiques considérables. Il n’est pas besoin d’être devin pour comprendre que la position des francophones au sein du Canada va en se fragilisant et que le poids politique du Québec au sein de la Confédération ira en s’amenuisant à l’avenir, sans oublier bien sûr le rôle économique de Montréal. Dans un tel contexte général, il peut être très utile de brandir devant nos compatriotes la menace de l’indépendance, à tout le moins d’un référendum sur une éventuelle souveraineté par association, afin de donner un poids supplémentaire à nos revendications et servir ainsi nos intérêts. Il est donc impératif, d’un simple point de vue stratégique, de préserver dans le discours le projet de l’indépendance du Québec ne serait-ce que pour obtenir certaines concessions politiques et financières susceptibles d’amoindrir les effets à long terme de la diminution de notre influence politique au sein du Canada. Du point de vue d’un politicien souverainiste, qui aurait intégré à sa conduite quelques leçons du Prince, l’usage politique de l’idéal – quel qu’il soit, quelle que soit sa vérité – constitue un moyen privilégié par tout bon gouvernement. Notre ambivalence proverbiale n’est donc pas sans intérêt dans la joute politique que nous menons avec nos compatriotes.

En revanche, la poursuite de l’idéal d’indépendance peut avoir de nombreuses conséquences néfastes sur ce que nous pourrions appeler métaphoriquement la santé de notre corps politique. Il me semble, en effet, que le maintien du Québec dans la Confédération canadienne, alors même qu’une partie importante de ses citoyens demeurent attachés au projet de la souveraineté, comporte à tout le moins trois périls majeurs. Notre ambivalence politique pourrait contribuer à nourrir parmi nous la mauvaise foi, le mépris de soi et le déni du réel.

Commençons cet inventaire des effets néfastes de notre ambivalence par l’examen de la mauvaise foi qui est sans doute la conséquence proprement politique la plus manifeste. La démocratie, du moins dans sa représentation idéale, est de tous les régimes politiques celui qui exige la plus grande participation des citoyens. Cette participation à la définition de la vie commune, qui est l’un des éléments de la conception classique de la liberté politique, ne saurait avoir lieu s’il n’existe pas une certaine confiance mutuelle entre les individus qui composent la nation. En d’autres termes, un régime démocratique présuppose un engagement entre des partenaires qui ont une égale loyauté envers l’autorité qu’ils instituent de par leur rassemblement. Que je sache, la duplicité – résultant ici du fait que nous avons deux têtes politiques – n’a jamais favorisé la bonne foi nécessaire au fonctionnement de nos institutions politiques[13]. Du reste, le fait qu’une partie considérable de nos concitoyens ne se reconnaissent pas dans l’État fédéral pose déjà un problème majeur en termes d’allégeance politique. Mais plus encore, ce qui doit nous inquiéter, c’est le fait que la conduite de notre politique instille dans l’espace canadien, qui demeure à ce jour le nôtre, une défiance mutuelle puisqu’il est difficile de mesurer la bonne foi de citoyens, qui s’estiment étrangers à l’État qui les gouverne, et surtout de leurs représentants qui se comportent comme des exilés dans leur propre pays. Nos politiques souverainistes, ou encore autonomistes, sont ainsi tenus de faire un usage stratégique de l’idéal d’indépendance, sans même croire à sa réalisation éventuelle, ni même la souhaiter sincèrement, ce qui les conduit à terme à introduire une forme insidieuse de cynisme dans notre vie politique.

Le mépris de soi est l’une des autres conséquences néfastes induites par notre ambivalence. Nous l’avons mentionné, cette configuration particulière du mépris nous est familière depuis longtemps et a joué un rôle déterminant dans l’évolution de notre sensibilité politique. Il est périlleux de maintenir dans l’horizon d’espérance de la conscience d’un nombre considérable de citoyens un idéal dont la réalisation risque de devenir toujours plus improbable. Pour ceux-là, en effet, qui conservent à l’esprit cette mesure de notre existence collective, le risque paraît grand qu’ils en viennent à se juger très sévèrement, à l’aune d’un tel projet. Il se pourrait ainsi qu’ils soient conduits à se mépriser eux-mêmes pour ne pas avoir su accomplir l’objet de leur espérance. Par un malheureux retour de l’histoire, sous les échecs répétés, les référendums perdus, celui qui a choisi, par idéalisme, d’orienter sa volonté en direction de la plénitude de notre être collectif, en vient lui-même à se désintéresser du sort de ses semblables, à s’abandonner à l’individualisme régnant, voire même à s’interroger ouvertement sur les raisons de préserver une telle culture de l’échec. Certaines œuvres du cinéaste Denys Arcand, pour ne citer que lui, pensons par exemple au documentaire Le confort et l’indifférence ou encore au Déclin de l’empire américain, illustrent parfaitement le risque que comporte un tel idéalisme.

Enfin, il existe un dernier péril découlant de notre ambivalence, c’est-à-dire de l’indétermination de notre vouloir et de notre difficulté à choisir le pays auquel notre loyauté doit s’attacher. Le fait de poursuivre la réalisation d’un rêve que nous savons sourdement menacé d’échec, à tout le moins toujours plus improbable dans ce Québec qui n’est plus celui chanté autrefois par Leclerc et Vigneault, mais celui mis en scène par Lepage et par Le Cirque, peut nous conduire à terme à vivre dans le déni de la réalité, préférant la poursuite de l’idéal, si nécessaire dans l’échec, à la lourde réalité de ce monde changeant et désormais voué à la réalisation d’autres projets. Nous pouvons bien avoir un musée national, une capitale nationale et bientôt, si le parti souverainiste reprend le pouvoir, une constitution nationale, il demeure que nous n’avons pas de pays au sens proprement politique et que nous résidons toujours dans une province. Le danger ultime de l’ambivalence, à tout le moins pour ceux qui ont choisi de vivre résolument dans l’espérance du grand soir, est de nous confiner dans le rêve, à distance de la réalité de ce pays qui se construit ailleurs, dans un état que certains psychiatres décriraient comme une séparation névrotique entre l’imaginaire et le réel. Ce n’est pas bien sûr le vocabulaire qui est le nôtre, mais il permet d’envisager l’étendue du malaise que recouvre un tel déni de notre inscription dans l’espace politique canadien au nom d’un projet inlassablement différé. Les réélections du Bloc québécois à Ottawa témoignent de cette schizophrénie collective qui nous conduit à fuir la vérité effective de ce pays qui demeure, quoi qu’on en pense, le nôtre, et à nous situer, de nouveau, à la marge du pouvoir.

L’ambivalence de notre vouloir commun, son indétermination répétée, résultat conséquent de notre fatigue politique, présente quelques avantages, dont le plaisir insondable de s’ouvrir à tout en n’étant rien, mais il comporte aussi de nombreux risques. Nous l’avons mentionné, en commençant, l’idéal d’indépendance est intimement lié à la construction de l’identité québécoise. Il apparaît, par conséquent, que son déclin dans les consciences pourrait, à terme, conduire à une déstructuration de cette identité ouvrant la voie à une configuration inédite de notre imaginaire collectif. Certains ne verront dans ces mutations de notre être historique qu’une occasion d’aménager autrement, sans perte ni gain, nos intérêts et nos espoirs; d’autres estimeront sans doute que tout changement de cette nature n’est pas nécessairement souhaitable et que certaines occasions heureuses pour les individus peuvent se révéler néfastes pour la collectivité prise dans l’ensemble de son devenir historique. Il n’en demeure pas moins que nous ne saurions envisager que deux sorties possibles de l’ambivalence de notre être collectif et de ses pièges : ou bien une improbable souveraineté, toujours possible sous le choc d’imprévisibles événements; ou bien encore un retour progressif et réfléchi de notre collectivité dans l’espace canadien, ce qui signifierait alors la fin du rêve d’indépendance.

 

CONCLUSION : REDEVENIR CANADIENS FRANÇAIS ?

 

Que faire dans ces circonstances ? Nul doute que plusieurs parmi nous préféreront s’en tenir, par idéalisme, à la poursuite acharnée de notre rêve d’indépendance politique, c’est-à-dire de ce qui serait, dans l’absolu, le mieux pour nous-mêmes. Je ne saurais entièrement leur reprocher cette décision aventureuse puisque je partage le même désir de plénitude et la même conviction politique. Il s’agirait alors de vivre dans l’attente d’improbables événements qui nous apporteraient la victoire tant souhaitée. Nous pourrions ainsi attendre patiemment que le Canada tout entier s’« enfarge » sur lui-même, à l’occasion par exemple de nouvelles négociations constitutionnelles, qui conduiraient alors à un improbable regain d’intérêt pour la souveraineté. Il faut toutefois remarquer, dans ce scénario incertain, que notre libération nationale résulterait non pas d’une grande vertu politique, mais de petites maladresses accumulées, ce qui constituerait, avouons-le, une bien modeste apothéose pour le Peuple québécois. Les plus cyniques parmi les souverainistes diront à ce sujet que les moyens importent peu et que seul le résultat compte.

D’autres, au contraire, choisiront peut-être, non sans réticence, de prendre acte du caractère toujours plus improbable de la réalisation de l’indépendance du Québec. Par souci pour les leurs, ils jugeront qu’il nous appartient non seulement de définir l’idéal pour notre peuple, mais aussi de considérer les néfastes conséquences qui pourraient résulter de sa recherche dans ce contexte caractérisé par la fatigue politique des francophones de la province de Québec. Il conviendrait alors de se demander s’il est sage de poursuivre une politique souverainiste, si cela demeure vraiment le meilleur pour nous-mêmes, compte tenu de ce que nous sommes devenus au fil de l’histoire. Ceux-là, peut-être, envisageront que le temps est venu pour nous, pour les francophones du Québec et pour tous ceux qui se sont liés à leur destin, d’amorcer un retour raisonnable et raisonné au Canada français dans le cadre d’une politique de reconnaissance mutuelle, voire d’un projet d’autonomie provinciale qui, notons-le au passage, conserverait sans doute certaines traces de nos habituelles duplicités. À la vérité, un tel retour éventuel de tous les Québécois au sein d’un Canada français renouvelé ne constituera jamais une sortie complète et définitive de notre ambivalence historique.

Il se pourrait donc que le mieux, dans l’absolu, pour le peuple du Québec, ne soit déjà plus à notre portée et qu’il nous faille, en conséquence, envisager de ne poursuivre que le meilleur, c’est-à-dire ce qui s’apparente à l’idéal dans ces circonstances historiques particulières. Pour tous ceux qui ont eu foi dans l’indépendance de ce pays rêvé, il faudra une bonne dose de sens critique et un effort de détachement considérable, en faveur de la vérité, pour envisager qu’il nous faille peut-être aujourd’hui apprendre, après plus de quarante années, à redevenir des Canadiens français, qui accompagnent les autres Canadiens de toute appartenance linguistique, dans l’aventure commune que représente l’établissement d’une société démocratique plus juste dans cette partie de l’Amérique.

Il faut cependant reconnaître qu’un tel projet de reformulation de notre identité collective n’est pas sans rencontrer d’importants obstacles. Tout d’abord, nous ne pouvons pas redevenir des Canadiens français tout simplement parce que, dans le pays réel, nous n’avons jamais cessé d’en être. Par ailleurs, ce projet contrevient à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes comme nation culturelle, or l’imaginaire des peuples, qu’il soit fondé sur la vérité ou sur l’illusion, n’est pas une matière qu’il nous est donné de remodeler à notre guise. Il faudrait, pour que ce projet parvienne à se réaliser, qu’une tranche importante des francophones souverainistes accède à une autre compréhension d’eux-mêmes, qu’ils se considèrent progressivement comme étant citoyens d’une autre patrie que le Québec, ce qu’ils ont toujours été par ailleurs.

Un tel retour au Canada français nous permettrait de réunir le pays réel et le pays imaginaire et d’en finir avec notre penchant séculaire au déni. Le prix, cependant, d’une telle réconciliation avec « soi » serait considérable sur le plan symbolique puisqu’il nous faudrait accepter que notre condition de minorité nationale soit définitive et que nous ne serons jamais majoritaires en aucun pays réel. Sans doute une telle reformulation de notre identité collective, qui ne saurait être vraiment un retour, puisqu’il manque ici la composante religieuse caractéristique de l’ancien Canada français, nous permettrait de porter un regard tout à la fois plus sain et plus équitable sur nous-mêmes. Délivrés de la recherche obsessive de l’idéal, référendum après référendum, il deviendrait possible de célébrer, sans mauvaise conscience, les beautés considérables et les nombreux succès du Québec contemporain. En outre, nous pourrions alors reconnaître en toute justice, ce qui nous a toujours été difficile, les contributions importantes de nos partenaires historiques, que ce soit du Québec ou du reste du Canada et de l’Amérique, à l’édification de notre culture. Enfin, car cela aussi participe à l’équité, il nous faudrait accepter, par-devers nous-mêmes, en toute sincérité, que le peuple du Québec, s’il n’est pas destiné à la grandeur politique, n’en est pas pour autant méprisable.

Ce n’est pas, encore une fois, sans réticence et sans regret qu’il m’est donné d’envisager le caractère raisonnable, voire souhaitable, d’un éventuel retour au Canada français, car un tel retour signifierait la mort de l’idéal d’indépendance. Avec le déclin de cet idéal dans les consciences, dont le signe manifeste est notre fatigue politique, une fenêtre se referme sur l’histoire des francophones de ce pays. Je demeure convaincu, pour des raisons qu’il y aurait lieu d’avancer dans une autre discussion, que l’indépendance du Québec aurait représenté un progrès considérable pour tous les citoyens de ce pays, qu’ils soient francophones, anglophones ou de toute autre origine linguistique. Et ce n’est pas sans ressentir une nostalgie bien singulière, puisqu’elle est dirigée vers le pays où l’on aurait pu vivre, qu’il me faut envisager un avenir pour notre communauté qui ne soit pas à la hauteur de l’idéal de plénitude formulé par nos ancêtres et par nous-mêmes, pour la suite des choses.

 

Daniel Jacques*

 

NOTES

* Daniel Jacques enseigne la philosophie au collège François-Xavier-Garneau. Il a publié des ouvrages de philosophie politique dont le plus récent est La Révolution technique (Montréal, Boréal, 2002).

[1] Cette étude s’inscrit à la suite d’une autre ayant le même titre et traitant de la pensée politique d’Hubert Aquin, ce qui explique la numérotation utilisée. Je précise, par ailleurs, que la thèse présentée dans cet essai fut d’abord envisagée dans un ouvrage paru il y a quelques années, intitulé Les humanités passagères. Considérations politiques sur la culture politique québécoise, Boréal, 1991.

[2] Hubert Aquin, « L’Existence politique », dans Blocs erratiques, Montréal, Typo, 1998, p. 61.

[3] Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1997, p. 66-67.

[4] Ibid., p. 60.

[5] E.-M. Meunier et J.-Ph. Warren, Sortir de la « Grande Noirceur », Montréal, Les cahiers du Septentrion, 2002, p. 125-139.

[6] André Burelle, Pierre Elliott Trudeau : l’intellectuel et le politique, Montréal, Fides, 2005.

[7] Voir notamment Hubert Aquin, « La fatigue culturelle du Canada français », dans Mélanges littéraires, Bibliothèque québécoise, 1995, p. 84; ainsi que Raison commune, id.

[8] L’ouvrage de Gérard Bouchard, Genèse des nations et des cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000, constitue une heureuse exception à cette règle.

[9] Pierre Manent, « Frontières culturelles, frontières politiques », dans Commentaires, vol. 28, no 112, hiver 2005-2006, p. 821-824.

[10] Pour un exposé systématique de ces questions, je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage Nationalité et modernité, Montréal, Boréal, 1999.

[11] Voir, à ce sujet, l’ouvrage de Jacques Beauchemin, La Société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, Montréal, Athéna, 2005.

[12] Voir, à ce sujet, le livre de Jocelyn Létourneau, Que veulent vraiment les Québécois ?, Montréal, Boréal, 2006.

[13] Voir, à ce sujet, le récent sondage de La Presse, le samedi 23 juin 2007, A 2-3, qui indiquait que 91 % des Québécois sont fiers d’être québécois et 86 % tout aussi fiers d’être canadiens.





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