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Le mouvement de contestation et de mobilisation entourant la fermeture de la station choi-fm radio x. De l’apparence d’un mouvement organisé à l’organisation d’un mouvement

Un texte de Jean-François Tremblay, Jean-Michel Marcoux
Thèmes : Revue d'idées, Société, Culture
Numéro : vol. 9 no. 2 Printemps-été 2007

Cet article, tiré d’une recherche empirique[1], vise à offrir une lecture globale et nuancée du phénomène de mobilisation entourant la fermeture de la station radiophonique de Québec choi-fm radio x. Cette recherche nous a notamment permis de prendre le contre-pied des nombreuses interprétations idéologiques qui ont accompagné et façonné cette campagne. Nous rappellerons simplement, pour le bénéfice du lecteur, l’interprétation du professeur de philosophie Frédérick Têtu, qui s’est directement engagé dans la campagne de sauvegarde de la station. Formulée à l’occasion d’une sortie dans les pages d’Argument[2], sa lecture présente cette mobilisation comme un phénomène d’éveil générationnel fondé sur la promotion de « la vertu nord-américaine de self-reliance ». Bien que le présent article réfute de soi cette interprétation, nous discuterons plus spécifiquement la thèse de M. Têtu en deuxième partie.

Le mouvement pour la sauvegarde de la station choi-fm radio x (qui se situait bonne dernière parmi les stations de Québec dans les sondages en 1997 avant de gagner le premier rang en 2004) a certainement fait couler beaucoup d’encre. Dans cette affaire, la contestation de la décision du crtc a ceci de particulier que la démarche juridique entre les parties concernées s’est accompagnée d’une mobilisation populaire massive et multiforme : pétitions, lettres d’opinion envoyées aux différents journaux, interpellation des élus et même de l’onu, apparitions télévisuelles, etc. Ces nombreuses sorties publiques ont connu leur apogée lors de deux grandes manifestations : l’une à Ottawa (3 000 personnes) et l’autre à Québec (pas moins de 30 000 personnes). De toute évidence, il s’agit-là d’un phénomène unique au Québec. Par son amplitude, il a polarisé l’espace public et conduit de nombreux protagonistes du monde politique et académique à se prononcer sur sa signification et sa portée.

Du très grand nombre d’interprétations formulées depuis lors, un fait semble être pris pour acquis : cette mobilisation pour la défense de la station, reconduite en défense de la liberté d’expression, constitue un événement éminemment politique. L’affaire devient cependant plus ambiguë lorsque l’on constate que le groupe d’individus mobilisés est majoritairement composé de jeunes hommes appartenant à la classe moyenne inférieure, lesquels sont traditionnellement réputés comme faisant partie de la tranche de la population la moins encline à une participation active à la vie publique. Ce paradoxe fut l’objet de nombreuses interprétations, certaines — d’une grande portée sociopolitique — avançant l’idée que cet engagement politique était profondément ancré chez les auditeurs mobilisés. Les idéologues accompagnant le mouvement émettaient entre autres l’idée qu’il s’agissait là de l’éveil d’une génération, ou encore ils y voyaient l’illustration d’une mobilisation pour les droits les plus élémentaires liés à la liberté d’expression, allant jusqu’à rattacher ce phénomène à une protestation contre « la conspiration socialiste-syndicaliste » qui n’aurait de cesse d’écraser les libertés individuelles de tous et chacun. Nous faisons référence ici aux propos tenus entre autres par Frédérick Têtu, Jacques Zilbelberg et Réjean Breton.

Cette lecture des événements, assez généralisée dans l’opinion publique, laisse à penser que l’affaire choi-fm aurait permis la traduction en acte d’une force politique latente composée d’une nouvelle génération d’individus ayant en partage des valeurs foncièrement différentes et, par là, très critiques des générations précédentes. Sans juger à priori de la justesse de ces interprétations, il nous a semblé qu’elles souffraient pour la plupart d’une absence de validation auprès des gens qui se sont mobilisés pour cette cause. Prenant le contre-pied de ces spéculations qui ont traversé et façonné l’opinion publique, nous avons cherché à saisir la nature de cette mobilisation par une étude approfondie de ses différents aspects empiriques, notamment : quelle signification lui donnent les auditeurs mobilisés? Comment se construit le discours de ces derniers? Corollairement, comment se construit et s’oriente leur discours par rapport à celui des animateurs de la station? Bref, c’est par une étude empirique de la population qui appuie choi-fm dans sa lutte, que nous avons tenté de définir la nature et la portée de cette mobilisation.

 

DE L’APPARENCE D’UNE CONSCIENCE POLITIQUE…

 

Notre étude révèle qu’en effet, cette contestation pourrait à première vue être interprétée politiquement, les auditeurs et leur station semblant en effet avoir en partage certaines valeurs sociales et politiques puisées aux sources du conservatisme américain. Les uns comme les autres accusent les institutions publiques et politiques d’être responsables des plus grandes entraves à la libre expression des individus. Ils prônent à la fois un désengagement massif de l’État ainsi qu’une libéralisation tous azimuts des marchés — tout cela, bien sûr, animé par un antisyndicalisme que l’on pourrait qualifier de « féroce ». Cette orientation se confirme aussi dans le comportement électoral des individus interrogés. Nous observons que ceux-ci appuient massivement les mêmes partis politiques (l’Action démocratique du Québec et le Parti conservateur du Canada) que ceux encouragés par la station choi-fm radio x. Nos données semblent donc rejoindre l’interprétation générale du mouvement de mobilisation et témoignent d’une certaine concordance entre le discours des auditeurs interrogés et celui des animateurs de la station : tous sont porteurs d’un discours radicalement néolibéral et surtout remarquablement homogène.

Or, dès que nous laissons de côté les interprétations idéologiques et le discours des animateurs, nous constatons de fortes incohérences internes dans le discours des auditeurs mobilisés. Il est frappant de constater à quel point les personnes interrogées expriment leurs opinions de manière prompte, rapide et catégorique — ne donnant que rarement dans la nuance —, sans pour autant être en mesure de formuler une argumentation consistante ou une justification valable. Nous avons par ailleurs observé que cette incohérence dans les propos tenus repose sur un phénomène de mimétisme entre le discours de la station et celui des auditeurs. En effet, le discours des auditeurs s’est avéré être d’ordinaire un décalque de celui des animateurs de la station. Sur bon nombre de questions, les réponses et explications avancées par les auditeurs étaient systématiquement limitées à celles que nous pouvions entendre sur les ondes le matin, le midi ou dans les jours précédant les entrevues. Autre fait étonnant, nous avons constaté que ce mimétisme était très largement répandu au sein de l’auditoire mobilisé : il touchait autant les questions d’ordre social et politique que les considérations morales sur lesquelles se prononçaient les auditeurs.

Deux éléments permettent d’expliquer cette asymétrie du discours. Le premier prend appui sur les conditions socioéconomiques et culturelles des auditeurs mobilisés, lesquelles seraient propices à l’émergence d’un ressentiment d’une partie de la population de Québec. Le second témoignerait de la récupération et de l’exploitation de ce ressentiment par quelques ténors de la talk radio de la ville de Québec.

1) Profil socioéconomique et culturel de l’auditoire : les conditions d’un ressentiment.

Tout d’abord, l’un des aspects essentiels qui ressort des entrevues est la présence d’un profond ressentiment chez ces gens qui, il faut le rappeler, sont majoritairement des jeunes hommes se situant dans la fourchette inférieure de la classe moyenne. Le caractère instable de cette situation socioéconomique particulière fonde les conditions d’un ressentiment qui est canalisé par les animateurs de la station et tourné contre les soi-disant institutions de la classe moyenne en général (incarnée entre autres par les baby boomers) : la classe politique, les syndicats, l’État, les fonctionnaires, etc. Terreau fertile s’il en est un, la grande région de Québec représente la plus grande concentration de fonctionnaires dans la province!

Nos résultats attestent d’un autre trait du profil de l’auditoire mobilisé : son désintérêt politique. Celui-ci est si grand qu’il confine à l’« apolitisme ». La grande majorité des auditeurs affirme ne s’être jamais intéressée aux questions politiques (et même à celle de la liberté d’expression avant que la menace de la fermeture de la station ne soit présentée sous cet aspect). Leur participation aux démarches d’appui à la station fut aussi exempte de toute forme d’implication ou de dialogue à caractère politique. Beaucoup d’entre eux ont exercé à cette occasion leur droit de vote pour la toute première fois (une bonne partie des auditeurs interrogés se sont trouvés incapables de distinguer clairement les principaux partis politiques et leur pallier respectif de gouvernement!). Cet apolitisme se confirme d’ailleurs lorsque nous jetons un coup d’œil du côté du Liberty club qui, créé dans la foulée des événements, se présente comme un « fan club » et non comme une organisation liée à la prétendue cause politique incarnée par la station. Bref, l’enquête révèle qu’il n’existe aucun lieu de discussion politique ou d’éducation populaire sur les grands enjeux de la « lutte pour la liberté ». Mis à part la tenue de certains événements plutôt ponctuels (émissions de télévision, débats), aucune volonté de discussion sur les grands thèmes mobilisateurs de la lutte n’a été observée. Enfin, il faut garder à l’esprit que Genex communication, tel qu’elle se décrit elle-même, demeure d’abord et avant tout une entreprise commerciale dont les fins sont liées à la production ainsi qu’à la vente d’émissions et d’activités de loisir.

Il ressort également que la culture de la consommation et des loisirs vient amplifier la situation « irritante » vécue par les auditeurs. Leur pouvoir d’achat limité arrive effectivement assez mal à satisfaire leur grande soif de consommation. Le désintérêt politique des auditeurs mobilisés s’accompagne donc, du point de vue culturel, de la participation active des auditeurs à ce que l’on appelle la « société des loisirs ». Bien que les gens interrogés forment, pour la plupart, leur tout premier ménage, il n’en demeure pas moins qu’ils sont de très bons consommateurs d’activités récréatives, notamment celles liées à la station choi-fm, et qu’ils s’identifient fortement à la publicité et aux marques dont la station fait la promotion. À l’image de leur station favorite, ils puisent leurs sources de divertissement à la fontaine de la culture de masse américaine : la palme en matière de goût musicaux et de cinéma va à nos voisins du sud.  De plus, les médias d’information à caractère plus populistes, tels que tqs et le Journal de Québec, arrivent en tête de liste dans le choix des auditeurs. Bref, il apparaît de manière significative que l’attrait politique et les questions d’intérêt public ne sont que secondaires dans l’économie d’ensemble d’un mode de vie davantage axé sur la consommation de masse.

Jusqu’ici, le paradoxe d’un « apolitisme politique », loin de se résoudre, semble au contraire faire preuve d’un certain crescendo. Nous avons d’un côté une mobilisation multiforme et présentant une forte homogénéité idéologique, et de l’autre, un noyau mobilisateur pour lequel l’attrait politique et les questions d’intérêt public sont, comme nous l’avons vu, absents d’un mode de vie plutôt tributaire de la « société du loisir ».

Toutefois, deux éléments peuvent désormais être retenus afin de dépasser ce paradoxe et ainsi de poser les premiers jalons d’une interprétation adéquate de cette mobilisation : nous savons, d’une part, que le discours porté par les auditeurs repose sur un phénomène de mimétisme qui emprunte largement au discours de la station; d’autre part, nous sommes en mesure de dire qu’un profond ressentiment lié à des conditions socioéconomiques et culturelles particulières rend compte de la grande pénétration du discours de la station chez les auditeurs. La compréhension globale de l’affaire choi-fm commande donc une analyse de la logique discursive développée par cette station (ou plutôt importée du modèle « talk radio » américain).

2) La récupération idéologique par la talk radio d’un phénomène proprement culturel lié à la consommation de loisirs.

Pour quiconque veut bien se prêter à l’exercice, l’écoute un tant soit peu attentive de la station permet de percevoir, derrière la façade idéologico-politique à saveur néolibérale, un système de production du discours structuré à partir d’un processus de « libération permanente de l’opinion ». L’objectif d’un tel système est de conquérir une plus grande cote d’écoute par un processus de « migration de l’opinion », c’est-à-dire par la production instantanée d’opinions de toutes sortes, opinions qui ont par ailleurs la qualité d’être immédiatement émancipées de tout cadre d’analyse, de toute responsabilité ou encore de toute imputabilité quant au sens des propos émis.

Voici un exemple qui illustre bien cette absence de cadre primaire d’analyse, de réflexion ou de jugement. Dans son « Émission du retour », l’animateur Gilles Parent disait ceci : « On n’a pas toujours à toujours se justifier. Je suis tanné de toujours expliquer pourquoi on ne doit pas fermer la station [...]. Ça, c’est comme de la glace, quand tu prends de la glace, oui c’est bon, oui ça fait du bien, pis j’aime ça, point. La station choi c’est pareil, c’est bon parce que c’est bon, pis j’aime ça. Mais on n’est pas obligé de toujours expliquer pourquoi c’est bon. On est des milliers à trouver ça bon. On ne doit pas, on ne devrait pas passer notre temps à expliquer pourquoi on aime ça, pourquoi c’est bon. C’est bon et j’aime ça, point. Je suis tanné de toujours expliquer ça à tout le monde. On ne devrait pas s’expliquer là-dessus. » C’est cet animateur qui disait encore : « Je ne suis pas payé pour penser ».

L’univers discursif de ce type de radio fait donc appel à une fabrication instantanée de sens par un appareillage discursif aux formulations aussi aléatoires que colorées[3]. Toutes choses et leurs contraires peuvent alors être diffusées dans la mesure où l’idéologie foncière se résume à ceci : la vérité étant devenue l’état de fait, toute chose est bonne à dire. D’ailleurs, lors de son passage à l’émission télévisée de Paul Arcand, Jean François Fillion n’a-t-il pas justifié ses paroles controversés en évoquant qu’elles n’avaient de sens que le temps de leur énonciation?

De tels propos nous permettent de comprendre pourquoi le contenu interprétatif de ce qui est entendu sur les ondes de choi-fm est perçu comme du « gros bon sens ». Plus important encore, ils nous permettent de prendre acte du fait que le contenu du discours entendu sur les ondes de choi-fm tend à se confondre, par accident plutôt que par principe, avec l’idéologie dominante — en l’occurrence ici le néolibéralisme ambiant. L’idée de ce système discursif apparaît donc ici dans toute sa terrible simplicité : il s’agit de libérer l’opinion de toute contrainte éthique, et par le fait même, d’émanciper le discours de tout cadre normatif. Ce système, que nous pourrions qualifier d’« ouvert », a pour fonction première de mettre continuellement des opinions en partage — opinions ayant par ailleurs la faculté de naviguer d’un état d’âme à l’autre et fluctuant au gré des humeurs —, à partir desquelles s’ouvrent continuellement de nouveaux sujets.

Ce processus, au fond assez simple, renvoie à une construction de sens momentanée et immédiate, qui ne peut par ailleurs être rendue possible que par l’action d’une interprétation de la réalité produite de manière tout aussi instantanée et arbitraire. De surcroît, cela se fait en usant des seuls matériaux offerts par cette même réalité : les opinions déjà existantes, les faits d’actualité, la mode, les goûts du jour, la tête de turc de la semaine, etc. On note donc une absence de fond propre, voire une absence constitutive de ce mode de production du discours. Cela n’est pas sans rappeler l’appareillage sophistique propre à la production de la publicité. Certains d’entre nous se souviendrons sans doute du légendaire slogan publicitaire imaginé par les « pubards » de la saucisse Hygrade : « Plus de gens en mangent parce qu’elles sont plus fraîches, et elles sont plus fraîches parce que plus de gens en mangent. » Il apparaît alors que toute opinion quelconque qui entre dans une boucle de cette nature peut devenir en quelques jours la vérité elle-même.

 

À L’ÉMERGENCE DU NÉOPOPULISME

 

Contrairement à la manière dont se présente cette mobilisation, notre analyse tend à confirmer au contraire que cette affaire est au départ accidentellement politique; tout indique qu’elle relève d’abord et avant tout d’une recomposition politique d’un phénomène proprement consumériste. Ce sont les termes de cette recomposition politique que nous voulons illustrer lorsque nous parlons de néopopulisme; ces termes font référence à l’idée de l’organisation d’une alliance entre certains politiciens et les médias de masse.

Rappelons au passage que depuis la menace de sa fermeture, cette station a multiplié les actions militantes. Elle a entre autres servi de tremplin pour l’élection du candidat adéquiste Sylvain Légaré dans Vanier; l’un des principaux défenseur de la station, Frédérick Têtu, a participé activement à la campagne et à la promotion du candidat adéquiste durant cette campagne électorale. De plus, les nouveaux députés conservateurs Josée Verner ainsi que Christian Paradis (dont la directrice aux communications était coanimatrice de Jeff Fillion) ont publiquement reconnu l’appui de la station choi-fm dans leur campagne. De toute évidence, la mise sur pied d’événements publics comme l’organisation de deux manifestations a débouché sur une prise de conscience par Genex communication de sa propre capacité d’action, rendant tangible du même coup l’efficacité d’une telle forme de radio dans la réalité québécoise. La menace de la fermeture de la station a en effet systématisé un jeu d’alliance réciproque entre certains partis politiques et la station choi-fm, ce qui s’est d’ailleurs confirmé lors de la dernière campagne électorale fédérale 2005-2006. Parmi les nombreuses interprétations des résultats électoraux — marqués par une forte poussée conservatrice dans la région de Québec —, Patrice Demers, propriétaire de Genex communication, en a évoqué une qui témoigne d’une prise de conscience de l’efficace des outils médiatiques de Genex : « Je regarde la carte électorale, et puis c’est le rayonnement de ma station[4]. »

Sont donc regroupées les conditions propices à la formation d’un nouveau populisme qui travaille une partie de la réalité de la région de Québec. Par l’entremise des médias de masse et au nom des valeurs individualistes, cette nouvelle forme de discours politique à saveur néopopuliste s’attaque directement à ce qui a constitué le « modèle québécois » (syndicats, éducation, État, etc.). Rapportons-nous ici aux propos tenus par le professeur de philosophie Frédérick Têtu (l’un des défenseurs de la station). Dans un article paru dans Argument, il écrivait :

Or, il se trouve que la partie sérieuse des propos que tient Jeff Fillion colle à la peau d’un vaste segment de la jeunesse de Québec. Nous pouvons avoir confiance en ces jeunes qui font la part des choses par rapport à ce qu’ils entendent (si j’ai bien compris, Jeff Fillion lui-même n’est pas toujours d’accord avec ce qu’il dit), mais qui se reconnaissent au plus haut degré dans la constante promotion que fait Jeff Fillion de la vertu nord-américaine de self-reliance. Sur le plan de la philosophie politique, cette anglo-saxonisation de nos jeunes, loin d’être un réflexe réactionnaire et passéiste, constitue un pas de plus sur le chemin de la modernisation du Québec. Ce qu’il y a de plus remarquable à mon sens dans la manifestation de la semaine dernière est précisément ceci : elle fut le fait de 50 000 décisions individuelles, et non d’un intérêt corporatiste ou d’un discours idéologique rassembleur.  Je ne crois pas trahir l’esprit de ces manifestants en disant qu’en manifestant pour choi, c’est d’abord et avant tout pour eux-mêmes qu’ils ont manifesté[5].

 Pour notre part, il nous semble que la forme de modernisation à laquelle fait référence monsieur Têtu, serait plutôt le fait d’une décomposition de l’espace politique moderne et sa recomposition par des organisations auxquelles se rattachent des valeurs proprement hédonistes liées à la consommation de masse. Monsieur Têtu ne semble pas avoir à l’esprit que ce qui se présente (ou ce qu’il présente lui-même) comme un mouvement s’appuyant sur 50 000 décisions individuelles a bien plutôt été coordonné par la capacité technique d’une organisation corporative particulière, en l’occurrence ici choi-fm; ce qui prend l’apparence d’un mouvement organisé apparaît dès lors pour ce qu’il est, à savoir l’organisation d’un mouvement. Donc, sur le plan de la « philosophie politique », contrairement à ce que laisse entendre monsieur Têtu, la modernisation actuelle du Québec — comme pour tant d’autres sociétés en Occident — atteste d’un développement sans précédent d’organisations spécialisées dans les loisirs de masse qui, prenant la place laissée vacante par les débats publics, organisent (dans ce cas-ci du moins) les décisions individuelles en offrant de les synchroniser et de donner ensuite un sens au fait de leur synchronisation.

 

NATURE ET PORTÉE DE CETTE MOBILISATION

 

Deux conclusions s’imposent. Premièrement, quant à la nature de cette mobilisation, nous pouvons conclure qu’elle relève davantage d’un accident de parcours — dans le cas qui nous occupe, le retrait des ondes de leur radio préférée et des activités qui lui sont rattachées —, que d’une prise de conscience politique inscrite chez les auditeurs porteurs de la mobilisation. Le voile politique s’explique par le fait que le discours des auditeurs est en tout point le reflet de celui des animateurs qui, pour leur part, tentent de coller du mieux qu’ils le peuvent aux humeurs et aux demandes de leur public « cible ». L’effet de mimétisme et de mode sur lequel repose la logique de consommation de masse s’est transposé dans le domaine politique au moment où cette station commerciale, cherchant à garantir sa survie, a recouru de manière opportuniste à divers leviers politiques. Par conséquent, l’appel à la sauvegarde de la station choi-fm traduit en un appel à la sauvegarde de la liberté d’expression ne saurait « s’enraciner » dans l’esprit des « x » que pour autant qu’il fait l’objet d’un discours « populaire » quotidien sur les ondes de la station. Ce rapport de réciprocité entre la station et les auditeurs, structuré en temps réel, laisse à penser que le phénomène d’appui à la station choi-fm est en quelque sorte tout aussi éphémère que le contexte dans lequel prennent forme les opinions des animateurs. La fugacité politique des uns et des autres demeure une réalité d’autant plus évidente qu’elle se manifeste dans et par le biais de la consommation. Nous avançons en conséquence l’hypothèse que le mouvement de protestation ne fut qu’une forme transitoire de la fabrication d’une clientèle par un produit (et vice versa).  

Est-ce que ce caractère contingent et éphémère doit détourner notre attention de ce type de phénomène? Notre réponse est assurément que non, et nous aimerions terminer en insistant sur une seconde conclusion qui, de notre point de vue, constitue la véritable originalité et la véritable portée de ce phénomène. Le fait le plus remarquable que nous ayons relevé dans cette affaire est que le discours auquel adhèrent les auditeurs exerce une emprise extrêmement forte chez eux. Même si le contenu discursif est éphémère, le laps de temps pendant lequel ils y adhèrent, si court soit-il, les captive et les fascine : il les mobilise. Les événements de l’été 2004 ont montré que, le temps d’une cause (mais sans que ne soient établis les paramètres sociaux et politiques qui sont pourtant objets de débat), ce système discursif ouvert présente la capacité de se concentrer et de traduire l’éphémère et le contingent en action. Cela explique aussi pourquoi cette masse d’individus rendue mobilisable sur la base d’un ressentiment soit devenue l’enjeu de nombreux idéologues qui, partant de pures constructions abstraites, cherchent à injecter du sens à posteriori dans ce phénomène : Jacques Zilbelberg et la liberté d’expression, Réjean Breton et la conspiration « socialiste-syndicaliste », Frédérick Têtu et l’éveil d’une génération, etc. Cet usage des ondes, cette mobilisation et l’attraction que cela représente pour certains idéologues, traduisent un phénomène de société qui n’a cesse de prendre de l’ampleur ces dernières années et qui semble trouvé ses équivalents ailleurs : l’alliance entre une nouvelle forme de populisme et les médias de masse, qui exploite un ressentiment de plus en plus grand de certaines couches sociales à l’égard des grandes institutions publiques[6]. En cela, la ville de Québec semble être une sorte de laboratoire de cette nouvelle tendance de fond qui traverse plusieurs démocraties occidentales.

 

Jean-Michel Marcoux et Jean-François Tremblay*

 

 

NOTES

1. J.-M. Marcoux et J.-F. Tremblay, Le néopopulisme de choi-fm : de l’expansion de la logique consumériste. Profil socioéconomique et sociopolitique des auditeurs mobilisés, Université Laval, 2004. Ce rapport de recherche a été effectué durant la période de mobilisation de l’été 2004, et il est construit sur la base de près de 150 entrevues effectuées auprès des auditeurs mobilisés, d’une analyse du discours entendu en ondes, de la recension des lettres d’opinion dans les journaux et des données bbm. Nous désirons remercier messieurs Gilles Gagné et Jean-Philippe Warren pour le travail de relecture et les judicieuses retouches qu’ils ont bien voulu apporter à cet article.

2. F. Têtu, « Le cri d’une génération. L’affaire “choi-fm” et le conflit des générations », Argument, vol. 7, no 1, 2004-2005, p. 8-14.

3. Nous renvoyons ici à l’ouvrage de Diane Vincent et Olivier Turbide, Fréquences limites. La radio de confrontation au Québec, Québec, Nota bene, 2004.

 

4. Extrait de « L’avocat et le diable », 31 janv. 2005.

5. F. Têtu, op. cit.

6. Le lecteur se rapportera à l’ouvrage collectif récent, dirigé par G. Mazzoleni, J. Stewart et B. Horsefield : The Media and Neo-Populism. A Comtemporary Comparative Analysis, Westport (Conn.), Praeger, 2003.

 




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