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Le nationalisme canadien : la multiplication des nations est-elle la solution?  Entretien avec Ian Angus

Un texte de Ian Angus
Thèmes : Canada, Nation, Nationalisme
Numéro : vol. 9 no. 2 Printemps-été 2007

jpw : Comme vous le savez, il existe au Québec un vieux débat quant à la pertinence et à la nécessité du nationalisme dans une société moderne, voire postmoderne. Certains prétendent que le nationalisme est par nature inévitablement raciste ou xénophobe. D’autres, comme par exemple George Grant, perçoivent plus positivement le nationalisme québécois. Quelle est votre opinion sur le nationalisme en général, et sur le nationalisme québécois en particulier?

ia : Peut-être puis-je diviser votre question en deux parties. Je dois d’abord séparer la question du nationalisme canadien-anglais du nationalisme québécois. Cette distinction s’est imposée à moi au milieu des années 1980. Je me rappelle deux événements marquants. D’abord, il y eut ma lecture de l’évaluation, faite par un universitaire francophone, d’une demande de subvention envoyée au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Cet évaluateur me faisait remarquer que lorsque j’écrivais « canadien », je faisais en fait référence à des auteurs exclusivement canadiens-anglais. Je dû admettre que c’était vrai. Je voulais parler du Canada, mais je ne connaissais pas suffisamment le Québec. Un peu plus tard, Robert S. Schwartzwald (maintenant rédacteur du International Journal of Canadian Studies et récemment titulaire d’une chaire d’études anglaises à l’Université de Montréal), avec qui je travaillais régulièrement à l’université du Massachusetts, m’a dit : « Pourquoi ne parles-tu pas seulement du Canada anglais? » Et d’une certaine manière (était-ce l’époque, ou alors ma propre bêtise?), cela fut pour moi comme une révélation. Cela m’a permis de dire ce que je voulais dire, sans avoir à m’en faire pour savoir comment parler des différentes parties du pays, et en particulier du Canada français, dont je n’avais aucune expérience directe.

Pour moi, l’action de penser politiquement et philosophiquement se conjugue à la première personne : c’est « je » ou c’est « nous ». J’évite pour cette raison de parler pour les autres. Parler pour les autres : n’est-ce pas une manière de prolonger la dépendance des autres en se donnant à soi-même une position impériale et centrale? Il est préférable de parler à partir de son lieu propre. Cette idée était très importante pour moi. Cela m’a permis de comprendre qu’il y a trois principaux groupes au Canada : les Premières nations, les francophones (vivant principalement au Québec) et ce que j’appelle le Canada anglais. J’en profite pour insister sur le caractère strictement linguistique de cette dernière désignation — et non pas ethnique. Au Québec, cette précision est facile à comprendre, mais, ici, au Canada anglais, c’est une affirmation très controversée, car on tend à penser l’identité en termes individuels et non par rapport à la langue. Cela est lié au fait que l’on tend à aborder la langue et la communication de manière assez superficielle au Canada anglais, et à concevoir la langue comme un moyen ou un vecteur de communication, sans véritable influence sur la vie publique.

            Après, dans les années 1980, cette double prise de conscience, je me suis plus précisément tourné dans mon travail vers la question du Canada anglais — mes réflexions à ce sujet sont regroupées dans mon livre A Border Within. Il me tardait de répondre à un sentiment qui se généralisait — entre autres en raison des événements dans les Balkans — voulant que le nationalisme soit nécessairement un credo violent et exclusif. Dans A Border Within, je me suis attaché à montrer que le nationalisme peut prendre diverses formes et épouser plusieurs idéologies. Pour user d’une terminologie savante, on pourrait dire qu’il s’agit d’un signifiant flottant. L’histoire récente nous enseigne que le nationalisme peut comporter une dimension prolétaire. Il peut être lié à une révolution paysanne ou nourrir un mouvement paysan en faveur de l’indépendance nationale. Il peut aussi être agressif et de type fasciste. J’ai voulu montrer que le nationalisme ne peut donc pas être condamné a priori : c’était là le premier argument que je défendais dans mon livre.           

Je m’intéressai alors à la formation particulière du nationalisme canadien-anglais. Ce nationalisme avait tenté de maintenir une indépendance par rapport à l’empire américain. Dans ce contexte, il me semblait constituer une force progressiste. Quant au nationalisme québécois — et mon point de vue ici est celui d’une personne extérieure au Québec, mais qui s’est intéressée depuis maintenant un certain temps à ce qui s’y passe —, il me semble que l’une de ses caractéristiques les plus importantes, c’est qu’il a longtemps (c’est-à-dire d’environ 1965 jusqu’à au moins 2000) été le foyer, le point d’attraction pourrait-on dire, de la majorité des sentiments et des mouvements progressistes. Au Québec (ainsi qu’au Canada anglais, mais sans véritable lien entre l’un et l’autre), le nationalisme avait une connotation positive, une connotation socialement progressiste.

            Maintenant que pressés par les forces plus irrésistibles de la mondialisation, nous sommes entrés dans une nouvelle phase historique, l’on peut se demander dans quelle mesure les choses ont changé. Je dirais toujours que toute politique d’indépendance nationale, qu’elle soit canadienne-anglaise ou québécoise, aura éventuellement à se mesurer à la puissance des États-Unis. La situation se complique au Québec du fait de votre relation au Canada anglais, à Ottawa, etc. Ce que je dis vaut aussi pour l’Amérique latine. Les États-Unis ont toujours voulu diriger le continent, les Amériques. Et toute politique d’indépendance, que ce soit ici, au Venezuela ou à Cuba, finit toujours par rencontrer les États-Unis sur son chemin. C’est pourquoi, afin d’être « authentique » et « sensible », elle doit forcément comporter une dimension nationaliste. Et ça, je continue de le penser.

 

jpw : Vous insistez sur le fait qu’il existe trois « fragments », ou trois nations, au Canada. Pourtant, vous affirmez que le concept d’État-nation est démodé, et vous le remplacez par celui d’État-nations, en soulignant le pluriel.

ia : Vous abordez une question politiquement complexe. Je crois que mes travaux, et ceux de nombreux nationalistes canadiens-anglais, ont longtemps pris pour acquis (ainsi qu’il fut longtemps commun de le faire) l’idée qu’à chaque nation devrait correspondre un État distinct. C’est pour cette raison qu’une certaine gauche nationaliste canadienne-anglaise eut beaucoup de sympathie pour le nationalisme québécois. Bien entendu, comparés à l’ensemble de la société canadienne, nous ne formions qu’un petit groupe. Peut-être ne nous avez-vous pas remarqués, mais nous étions là! Je me rappelle que pendant la Crise d’Octobre, quand la Loi des mesures de guerre fut imposée, le groupe politique auquel je participais est descendu dans la rue afin de distribuer une brochure expliquant qui était Pierre Laporte et pourquoi il avait été ciblé. Nous tentions d’expliquer — pas de justifier, mais d’expliquer — que cet acte n’était pas arbitraire, que Laporte avait été choisi pour son rôle dans les luttes ouvrières avant 1970, etc. Nous tentions avec véhémence d’éduquer les anglophones quant à ce qui se passait au Québec. Nous nous attendions réellement à être arrêtés pour nous être livrés à de telles activités.

Mais assez de souvenirs! Les 10 ou 15 dernières années ont montré qu’il est possible que l’idée selon laquelle chaque groupe distinct doit avoir son propre État soit poussée trop loin, jusqu’à engendrer une situation de chaos. Je crois donc que nous sommes aujourd’hui face à un dilemme. Il y a davantage de compromis et d’ouverture à ce sujet. On reconnaît désormais que, dans certaines circonstances, il peut être possible pour quelques nations de coexister au sein d’un même État. Si cela était fait convenablement, peut-être serait-ce une meilleure manière d’éviter les conflits. L’on doit analyser le jeu des forces en présence selon les circonstances spécifiques.

 

jpw : Quand on lit vos travaux, l’on n’a pas l’impression que vous vous associez à la philosophie politique de Pierre Elliott Trudeau. Et pourtant, ce que vous venez de dire se situe dans le prolongement de ce qu’il avançait, à savoir que la reconnaissance de différentes nations au Canada ne justifie pas l’exigence de chacune de posséder un État national. Comment votre position diffère-t-elle non seulement de celle de Trudeau, mais aussi de celle d’un Will Kymlicka?

ia : Je ne me sens proche ni de l’un ni de l’autre de ces penseurs. Certes, ils ont reconnu certaines réalités qui, je crois, doivent l’être. Il n’est désormais plus possible, sans au moins certaines précisions, d’accepter la position avancée au début du xxe siècle, celle de la libération nationale, selon laquelle à chaque nation doit correspondre un État. Selon moi, voilà un changement important, et je crois que nous le devons à Trudeau. On doit par ailleurs à Kymlicka d’avoir avancé l’idée selon laquelle il y a trois groupes distincts au Canada, qui doivent chacun participer à la négociation sur l’avenir de l’État-nations (sic). Je lui donne raison à ce chapitre.

Néanmoins, un véritable État-nation comprenant des gens appartenant à différentes nations doit inclure différentes institutions nationales, et pas seulement des gens appartenant aux institutions dominantes. De manière plus cruciale encore, la structure générale de la société ne doit pas placer l’un des groupes dans une position plus centrale. Voilà la véritable question au Canada face à l’héritage impérial. Finalement, Ottawa a remplacé les empires français et britannique. Le Canada est la seule nation non révolutionnaire du Nouveau Monde. C’est pourquoi il n’y a pas eu de discontinuité entre le pouvoir impérial et celui qui a institué l’État-nation en 1867. Je crois que nous ne pouvons faire face adéquatement aux questions politiques auxquelles nous sommes maintenant confrontés, sans faire face aux effets à long terme du fondement impérial de l’État canadien. Mais il semble que la volonté politique nécessaire à cet exercice soit nulle, sinon faible. C’est pourquoi il me semble que la politique canadienne contemporaine ne nous offre que le bruit de turbines tournant sans cesse à vide…

            Bien qu’elle soit désormais soumise à Washington, Ottawa demeure le centre du pouvoir impérial au Canada. Je crois illusoire l’idée selon laquelle il suffirait de s’y installer et d’occuper des positions de pouvoir pour changer l’équilibre des forces en présence au pays. C’est une illusion inhérente au libéralisme. Et voilà le problème avec Trudeau : tôt dans sa carrière, il a reconnu cette illusion (par exemple dans son introduction à La grève de l’amiante[1]). Pourtant, quand il a joint le Parti libéral, il a renoncé à ses premiers idéaux, et il a plutôt reconnu que les institutions à Ottawa étaient aussi honnêtes et équitables que le clamait la classe dirigeante britannique. Mais ces institutions ont toujours paru plus honnêtes et équitables aux yeux de la classe dirigeante en Grande-Bretagne qu’aux yeux des nations inclues de force dans l’empire.

La reconnaissance de cette réalité impériale élémentaire m’éloigne à la fois de Trudeau et de Kymlicka. Je crois à un nécessaire processus de décolonisation et de détachement de l’héritage impérial. C’est un immense programme historique! Ce projet doit aller droit aux institutions, les réformer, et les transformer en autre chose que l’héritage d’une puissance conquérante.

            Si je ne réponds donc pas encore à la question de savoir si le Québec et le Canada devraient demeurer ensemble, c’est que les conditions pour débattre de cette question d’une manière sensée ne sont pas encore réunies.

 

jpw : Comment affirmer pareille chose? Ne peut-on vous répondre que nous vivons dans une démocratie, que tous peuvent parler librement de ces questions, dont nous avons d’ailleurs débattu depuis maintenant fort longtemps? Que manque-t-il?

ia : Un livre qui a été très important pour moi est un ouvrage écrit par Christian Dufour, traduit en anglais sous le titre The Quebec Challenge[2]. L’idée centrale de cet ouvrage, c’est que l’univers politique de différentes nations est habité par des traumatismes historiques que ces nations reproduisent. Cette thèse fait intervenir dans le domaine politique des idées intéressantes provenant de la théorie littéraire et de la psychanalyse. Dufour m’a convaincu (je reconnais que c’est probablement une simplification grossière, mais elle s’avère utile) que la politique québécoise est traversée par le traumatisme de la Conquête de 1760 — bien que je ne sache pas si cela est aussi vrai qu’autrefois. Quant à la politique du Canada anglais, elle est habitée par le traumatisme du Manifest Destiny, c’est-à-dire par la certitude qu’ont les États-Unis de « posséder » le continent. Les Québécois tentent d’affirmer leur différence par rapport aux Canadiens anglais, et nous, nous tentons d’affirmer notre différence par rapport aux États-Unis! Cette situation ne présente pas de problème en soi — mais il s’avère que les débats publics continuent parfois d’être structurés par d’anciens événements historiques.

Nous entrons peut-être dans une période nouvelle. Les relations entre le Québec et le Canada anglais sont en train de changer significativement, bien qu’il soit trop tôt pour dire dans quel sens. La posture agressive — et à dire vrai, la posture très dangereuse — du gouvernement étasunien actuel (à un moment où les États-Unis sont devenus la seule puissance mondiale) nous incite à redécouvrir la nécessité d’une critique de l’empire. J’en vois des signes au Canada anglais. L’époque dans laquelle nous entrons voit se modifier l’équilibre des forces. Ce sont ces bouleversements historiques qui déterminent ce qui est de l’ordre du discutable et de l’indiscutable. Il est naïf de s’imaginer qu’il suffise de discuter d’une idée pour que celle-ci pénètre l’espace public. Les débats publics sont parfois lancés de manière délibérée, mais en réalité, cela ne relève jamais complètement d’un individu en particulier. Cela est dû en partie à des bouleversements historiques, ou à l’hégémonie du moment, ou à la recherche d’un changement dans la vision du monde. Tout cela est bien plus important, bien plus profond, que le jeu des institutions parlementaires et représentatives.

 

jpw : Pour éclairer les débats autour de ces questions, vous avancez le concept de « bord» (« border »), que vous opposez à celui de « frontière » (« frontier ») qui structure l’imaginaire des États-Unis. Quelle distinction faites-vous entre le bord et la frontière?

            ia : Cette distinction fut pour moi une formidable découverte. J’étais aux États-Unis quand elle s’est imposée à moi. La notion de frontière évoque l’idée d’une ligne en expansion, une ligne qui repousse toujours plus loin à l’ouest la délimitation entre civilisation et barbarisme. C’est ainsi que le comprenait Frederick Jackson Turner, le théoricien de la « frontière » aux États-Unis. Il estimait que le barbarisme — à savoir, en pratique, les Autochtones — est repoussé. Cette notion d’expansion est réellement au cœur de la représentation que les Étasuniens ont d’eux-mêmes : il n’y aurait pas de limite aux États-Unis d’Amérique, sinon tout le continent américain (ou les deux Amériques, selon la manière dont vous comptez les continents). L’expression politique de cette idée est la doctrine Monroe, selon laquelle les États-Unis ont un droit d’intervention partout dans les Amériques. Les États-Unis se comprennent comme les promoteurs éclairés de la liberté. Par conséquent, quiconque chercherait à s’opposer à eux ne pourrait être qu’un autochtone barbare ou un aristocrate européen. Pareille conviction leur donne le droit d’étendre leur domination sans limite.

            Plus j’étudiais ces idées, plus j’étais convaincu de la spécificité de l’histoire canadienne. J’ai alors cherché une manière de conceptualiser la mentalité culturelle du Canada. L’idée de « bord » m’en offrait un bon indice. Cette idée évoque le fait que le Canada, les Canadiens et certainement les nationalistes canadiens-anglais souhaitaient maintenir une démarcation entre le Canada et les États-Unis. Si vous regardez une mappemonde et que vous faites exception en gros de la région des Grands Lacs, la frontière entre le Canada et les États-Unis est simplement une ligne géographique : il n’y a pas de raison qu’elle soit tracée là plutôt que plus au sud ou plus au nord. Autrement dit, c’est une ligne politique. Ce n’est pas une ligne géographique au sens où le sont les Rocheuses ou la côte océanique et fluviale.

            J’ai été très influencé par Northrop Frye et sa conception de la « mentalité de garnison » (« garrison mentality »). Bien qu’elle soit un peu trop strictement négative, il me semble que l’idée de la mentalité de garnison rejoint réellement l’idée d’un « bord ». Une garnison est un espace fermé. Au lieu d’étendre toujours plus la civilisation et d’éliminer les étendues sauvages et le barbarisme, comme ce fut le cas aux États-Unis, le Canada a eu tendance à créer des îlots de civilisation qui coexistent avec ces étendues sauvages. La différence entre le « bord » et la « frontière », c’est que le bord suggère une relation entre quelque chose situé à l’intérieur et quelque chose situé à l’extérieur. Le bord maintien la relation. Si l’on examine la culture canadienne-anglaise, l’on trouve de nombreux exemples où le bord, d’une manière ou d’une autre, maintient une relation intérieur-extérieur, alors que la notion d’expansion, comme aux États-Unis, implique que ce qui est à l’intérieur prend de l’expansion, et s’il le fait continuellement, il en viendra à anéantir ce qui est à l’extérieur.

            Ainsi la notion de bord entre les États-Unis et le Canada a-t-elle commencé à avoir pour moi maintes possibilités métaphoriques. J’en suis venu à la concevoir comme un trait constitutif de la mentalité collective canadienne-anglaise — j’en trouvais des exemples partout. Je serais très intéressé que quelqu’un veuille appliquer de manière critique la notion de bord à l’expérience québécoise.

 

jpw : Pourriez-vous en donner quelques exemples?

            ia : Prenons le multiculturalisme. Quand les gens immigrent au Canada, nous ne nous attendons pas à ce qu’ils deviennent exactement comme nous, à ce qu’ils se fondent, comme ils le disent aux États-Unis. Cela signifie à la fois que nous sommes différents d’eux, qu’il y a un bord, et que pourtant ils se situent à l’intérieur de notre univers. C’est en ce sens que j’entends qu’il y a en théorie un bord à l’intérieur (« a border within »). Je suis conscient que le racisme et d’autres formes d’exclusion existent au Canada. Toutefois, l’idée maîtresse, c’est que les immigrants peuvent en venir à influencer ce qui se trouve à l’intérieur. L’expérience historique canadienne présente ainsi certaines possibilités métaphoriques pour la politique et la culture contemporaines. Il est question d’un bord, c’est-à-dire non pas d’une exclusion absolue, mais plutôt du maintien d’une relation. Le multiculturalisme m’apparaît être un exemple de ce que j’avance. Cela s’explique peut-être en partie par l’influence des idées britanno-colombiennes, mais il y a aussi une forte conception écologique ou une conception de la nature qui nous est propre : la nature est perçue à la fois comme ce qui est différent de nous et ce avec quoi nous sommes en relation. Au Canada, au Canada anglais, je crois que cela revêt deux formes : il y a d’une part l’idée que la nature est si vaste, si sublime — pour employer une terminologie philosophique —, qu’elle déborde tout concept, et qu’il est donc possible d’en user et d’en abuser et qu’elle demeurera toujours là. Ce genre d’attitude rapace est possible ici. Mais en même temps existe la possibilité d’une relation plus écologique entre les êtres humains et la nature, où les êtres humains cherchent à conserver à la fois la nature elle-même et leur relation à la nature. Voilà, il me semble, exprimée dans un autre contexte, l’idée fondamentale d’un « bord ».

            Ces idées m’ont amené à formuler une critique fondamentale de la conception du multiculturalisme défendue par Charles Taylor. Celui-ci continue d’utiliser les termes « nous/eux » : nous sommes « nous » et ils sont « eux ». Dans mon esprit, cette dénomination marque une différence absolue. Selon moi, le multiculturalisme est au contraire une relation « nous/tous » (« we/us »). Je suis à la fois membre d’un groupe spécifique au sein de la communauté politique et membre de la communauté politique elle-même. C’est une relation entre deux éléments, entre deux niveaux de ma propre identité. Ce n’est pas une relation entre un « nous » et un « eux », car ce serait là continuer de présupposer qu’il y a un groupe qui détient la position centrale — et c’est là entériner l’héritage impérial. C’est là continuer de croire qu’une élite canadienne-anglaise — et peut-être aussi une élite canadienne-française — détient au pays le pouvoir ultime de reconnaissance. 

            En suivant le fil de ces réflexions au cours des dernières années, je suis devenu de plus en plus occupé par cette question du pouvoir : qui détient le pouvoir de décider et qui détient le pouvoir de définir? Qu’arriverait-il si aucun groupe ne pouvait décider pour les autres? Qu’arriverait-il dans une situation authentiquement postcoloniale, où le Canada existerait, mais où la définition du Canada ne serait pas du ressort des Canadiens anglais, ni des Canadiens français, ni des Premières nations? Où l’identité ainsi que les institutions à travers lesquelles elle s’exprime seraient authentiquement ouvertes au débat entre les trois groupes? Cela ne serait pas une situation « nous/eux », mais bien une situation « nous/tous ». Cette mise en commun serait ouverte à de nouvelles définitions. Ce sont ces questions, sur lesquelles j’ai travaillé dernièrement, qui sont formulées dans un nouveau manuscrit, Identity and Justice, que j’espère publier cette année.

 

jpw : Quand vous citez des personnes qui appartiennent à la tradition canadienne-anglaise, les noms que vous invoquez sont ceux de George Grant et de la tradition intellectuelle et politique du « torysme rouge » (« Red Tory »). Pourriez-vous dire quelques mots de cette tradition? Elle semble aussi paradoxale que l’est la notion de bord!

            ia : La découverte de George Grant et de la tradition du « torysme rouge » a été d’une grande importance pour moi. J’ai alors compris (et je le crois toujours) que la tradition du torysme rouge est la réflexion politique la plus authentiquement canadienne-anglaise. Elle est cruciale, parce qu’elle ne formule pas le problème de la modernité comme le fait la tradition libérale dominante, que nous recevons d’ordinaire des États-Unis. Elle avance l’idée d’un maintien de la communauté et de la nécessité d’une communauté pour toute société équilibrée et juste. Gad Horowitz l’a affirmé dans les années 1960, et je crois qu’il touchait là quelque chose de très important, pas seulement en termes de figures spécifiques, mais en termes de mentalité collective canadienne-anglaise. En un sens, celle-ci est très conservatrice, mais elle est aussi beaucoup plus communautariste que le libéralisme américain.

            J’ai tenté de dégager ce communautarisme dans la plupart de mes écrits sur le Canada. Ses racines sont plus nombreuses que celles citées par George Grant. Par exemple, les Ukrainiens du nord de l’Alberta nourrissaient une forte tradition communautariste que le mode britannique de division des terres en miles carrés a participé à supprimer. Mais malgré la colonisation officielle de l’Ouest, les Ukrainiens du nord de l’Alberta, les Doukhobors et plusieurs autres groupes venus s’établir au Canada ont apporté un communautarisme avec eux. La colonisation du Québec avant la Révolution française comportait aussi cet élément communautariste.

La tradition du torysme rouge permet de penser la politique en dehors de l’alternative « ou bien, ou bien » qui donne le choix entre un collectivisme hiérarchique conservateur ou bien un égalitarisme et un individualisme libéraux. Il permet d’espérer la conciliation d’une forme de collectivisme ou de communautarisme et d’une forme d’égalitarisme. J’évoque ici une idée politique, et non pas une réalité politique, mais il reste que cette idée permet de reformuler l’idéal socialiste dans le monde contemporain, et plus précisément dans le contexte canadien, tout en évitant certains des problèmes posés par les dimensions hiérarchiques et homogénéisantes de la tradition socialiste. Sans compter que le torysme rouge n’a pas été sans effet sur les institutions et l’imaginaire collectif du pays.

 

jpw : Pour les nationalistes québécois, les référendums de 1980 et de 1995 furent considérés comme d’amères défaites. Mais nous oublions souvent que les nationalistes canadiens-anglais de gauche conçurent en termes semblables l’élection de 1988 autour de l’enjeu du libre-échange. De quoi au juste était-ce la défaite?

            ia : Pour les nationalistes de gauche canadiens-anglais, l’élection de 1988 autour de la question du libre-échange fut réellement décevante. Vous vous rappelez sûrement que la majorité des gens au Canada anglais votèrent contre le gouvernement qui faisait la promotion de l’Accord de libre-échange (ale). De nombreuses personnes, moi y compris, croyaient que les Québécois discerneraient le danger que représentaient les États-Unis et s’opposeraient aussi à ce projet. Mais notre réflexion était à courte vue : elle s’appuyait sur une compréhension simpliste des forces en présence au Québec. J’ai alors compris qu’il y a deux projets nationalistes au Canada. Avec plusieurs autres, j’ai commencé à voir à quel point nous suivions des chemins différents, que nous le voulions ou pas. Au fil des années, d’autres facteurs ont contribué à cette situation, par exemple la position résolument fédéraliste du Nouveau Parti démocratique (npd) québécois jusqu’à sa réforme.

            En somme, l’ale fut une défaite amère pour la gauche canadienne-anglaise. C’est presque par définition que la gauche n’est pas l’opinion dominante, mais depuis l’élection de 1988, l’isolement de la gauche dans l’opinion publique s’est accru. Même la gauche modérée du npd a eu de la difficulté à capter l’attention du public. Les opinions et les analyses plus radicales sont sévèrement rejetées. Il y a plusieurs raisons expliquant cette situation, mais peut-être que le fait de se pencher sur le traumatisme de 1988 nous aide à la comprendre. Les élections de 1988 représentent le traumatisme de la défaite de la gauche traditionnelle au Canada et de sa manière de comprendre le politique.

Je crois sincèrement qu’une réforme de la mentalité collective est maintenant en cours, et qu’elle est en grande part le produit de la politique militaire agressive des États-Unis, qui accompagne la mondialisation économique. J’espère que la gauche et la critique de l’empire pourront alimenter la nouvelle configuration politique en émergence, mais il est cependant trop tôt pour prédire ce qui en adviendra.

 

jpw : Vous parlez ailleurs du fait que le Canada a été absorbé dans l’empire américain. Mais, d’une part, la plupart des gens ici sont portés à dire que les Canadiens vivent dans une société à forte tendance sociale. D’autre part, bien que l’élection de 1988 devait signifier la fin du Canada tel qu’on l’avait connu, depuis lors, il semble que les Canadiens n’ont jamais été plus certains de former une communauté sociale et politique différente des États-Unis. Comment expliquez-vous cela? Comment peut-on expliquer que nous n’ayons jamais vu autant de drapeaux canadiens flotter au vent?

ia : L’agitation de drapeaux et les discours du type « Nous sommes le plus meilleur pays du monde » sont en fait des phénomènes très américains. Le fait qu’il s’agisse d’un drapeau canadien ne fait pas une grande différence à mes yeux. Je suis aussi préoccupé que l’était George Grant par l’absorption du Canada dans l’empire américain. À l’époque où George Grant écrivait The Empire, Yes or No?[3], tout juste après la Seconde Guerre mondiale, cette absorption n’avait pas encore totalement eu lieu, en dépit de ses affirmations véhémentes. Mais aujourd’hui, l’on peut dire qu’elle est somme toute un fait accompli. L’économie, la culture populaire, la mentalité commerciale, etc., tout circule du sud vers le nord.

Je ne suis pas impressionné par la survivance à petite échelle d’identités régionales ou nationales au Canada : cette survivance peut trop facilement devenir un mythe sécurisant. Par ailleurs, afin de savoir ce qui est nécessaire au succès des forces progressistes et socialistes au Canada, il nous faut encore faire face à la réalité de la dépendance économique, politique et culturelle du pays, comme il fut nécessaire de le faire déjà par le passé. Grant croyait que seul un lien impérial avec l’Angleterre était assez puissant pour riposter à l’empire américain. C’était là un jugement partisan. À l’époque où je songeais à toutes ces choses, au début des années 1970 et plus tard, il me semble que la domination de l’économie canadienne par les États-Unis était si totale, qu’il n’était plus question de nous demander si nous serions ou non absorbés par eux. Nous étions essentiellement devenus partie intégrante de l’empire américain, et le lien britannique se faisait ténu et chaque jour plus évanescent. Voilà qui explique notre effroi devant la guerre du Vietnam : cette guerre a permis à toute une génération de se soucier de notre rapport aux États-Unis. Nous voulions prendre nos distances par rapport à l’empire américain. Encore aujourd’hui, les militants sociaux et politiques interviewés par mon amie Myrna Kostash dans son livre The Next Canada[4] sont très attachés à l’idée de la supériorité de la société canadienne : c’est une conviction qui fait souvent surface dans leur conversation.

Ainsi que je l’ai dit déjà, je crois que si l’on souhaite adopter une position critique et promouvoir l’établissement de la société la plus juste possible au Canada, l’on doit soulever la question de notre indépendance (laquelle est nécessaire si l’on veut que ce que l’on pense) : il faut donc faire face à la question de l’impérialisme américain. C’est vrai que cette terminologie est presque ancienne, mais elle n’en continue pas moins de pointer à la réalité. En fait, cela est sous-jacent à la réflexion de nombreuses gens aujourd’hui, et en particulier des jeunes. La plupart du temps, ils sont heureux d’être directement citoyens du monde — ils se sentent Canadiens seulement par ricochet, c’est-à-dire seulement quand ils tentent de créer ou de défendre quelque chose qui selon eux en vaut la peine. En ce sens, ils continuent de vivre la dépendance.

 

jpw : Horowitz était convaincu dans les années 1960 que le Canada formait une société conservatrice, en opposition à une société américaine plus libérale. Aujourd’hui, la plupart des Canadiens seraient d’accord pour affirmer l’inverse : le Canada leur semble une société libérale, en opposition à une société américaine très (néo)conservatrice!

ia : La réponse réside en partie dans le fait que le langage politique américain a commencé à dominer le paysage intellectuel. Le conservatisme tory dont parlaient Horowitz, Grant et d’autres, n’est pas ce à quoi la plupart des gens associent aujourd’hui le conservatisme. Ils ne pensent pas à Edmund Burke, alors que c’est exactement cela que Horowitz et Grant entendaient par « conservatisme » : ils affirmaient l’idée d’une communauté organique. Le conservatisme aux États-Unis, et surtout le néoconservatisme, réunit deux éléments : le premier cherche à préserver, ou à conserver, le libéralisme primitif, exclusif des préoccupations sociales et de l’interventionnisme étatique (ce premier élément est généralement appelé le néolibéralisme); le second est une morale sociale conservatrice fondée sur le fondamentalisme chrétien (ce deuxième élément est habituellement appelé le néoconservatisme).

J’ai vécu aux États-Unis sept ans, et j’ai dû me faire à l’idée d’exprimer mes idées dans un vocabulaire différent, dans la mesure où la terminologie politique étasunienne est différente. Là-bas, tout type de préoccupation pour l’individu est appelé « libéralisme ». C’est là le libéralisme du xxe siècle qui, dans la tradition de langue anglaise, commence avec Hobhouse et T. H. Green. Si nous acceptions cette terminologie et que nous nous interrogions de manière descriptive non pas sur les idées politiques, mais sur la situation du Canada par rapport aux États-Unis, nous serions amenés à conclure que ce libéralisme social domine davantage au Canada (et je ne veux pas suggérer que mes allégeances politiques se situent ici), chez des gens comme Sheila Copps et certains de ceux qui ont été repoussés du Parti libéral par les libéraux fiscalistes de Paul Martin. Une ambiguïté se crée ici selon que l’on entende le libéralisme comme étant le libéralisme social de Hobhouse, et le conservatisme comme étant le conservatisme tory ou bien le néolibéralisme « conservateur ». En ce sens, l’on pourrait certes opposer le libéralisme social à la canadienne au néolibéralisme américain (qu’ils disent conservateur).

Si nous avions plus de temps pour cette discussion, il nous faudrait examiner la culture politique particulière à notre pays. Voilà une chose importante à laquelle il faut penser. Le libéralisme social du xxe siècle a incorporé certaines idées socialistes, à savoir des idées communautaristes. À la fin de sa vie, John Stuart Mill fut, je crois, le premier à voir que le socialisme présentait un argument légitime contre la forme de société libérale et compétitive. Ce genre de considération permet d’incorporer un élément communautariste dans un certain libéralisme social, à tel enseigne que Charles Taylor et d’autres peuvent aujourd’hui affirmer que le communautarisme est une forme de libéralisme. Quant à moi, j’entretiens des doutes à ce sujet. Je serais plus proche de l’interprétation selon laquelle le communautarisme est soit un torysme organique, soit un communautarisme socialiste. Je crois que la culture politique canadienne serait mieux comprise ainsi. Le communautarisme libéral est un produit canadien et il gagnerait à être compris au regard de ces considérations.

 

jpw : Vous affirmez qu’il y a un avenir pour les nouveaux mouvements sociaux. Comment cet avenir est-il lié à la situation canadienne et internationale actuelle?

ia : Cela nous ramène à la question du traumatisme de 1988 et à ce qu’il faut faire pour le surmonter. Jusqu’à très récemment, le radicalisme canadien-anglais a été orienté vers Ottawa. Ainsi présentait-il presque toujours un biais gouvernementaliste. À ce titre, les nouveaux mouvements sociaux sont différents. À l’évidence, ils commencent à occuper le devant de la scène au moment où l’influence de l’État-nation décline par rapport à celle de l’économie globale. Cela implique notamment qu’à l’avenir, le mouvement communautariste et critique n’est pas principalement orienté vers le gouvernement. Mais cela peut très certainement engendrer un problème pour le npd. Beaucoup de gens qui s’alignent sur les mouvements sociaux ne votent pas pour le npd. À cause des contingences de la politique régionale, ils trouvent même parfois que d’autres partis politiques leur sont plus bienveillants. Mais le npd tend à penser que tous ces gens devraient voter pour lui du fait qu’il est le parti progressiste — ce qui n’est pas une bonne attitude en soi.

            Comment tout cela va-t-il évoluer dans l’avenir? Je ne le sais pas, mais je crois que nous assisterons à d’importants réalignements politiques. Nous en avons déjà vu d’assez radicaux, par exemple lorsque le parti tory traditionnel devint dans les années 1980 le parti du libre-échange — un événement bien étrange. Et puis voilà que c’est aujourd’hui aux libéraux de Paul Martin de devenir le parti du libre-échange. D’importants réalignements politiques suivirent la mondialisation de l’économie du libre-échange — car cela se produit également dans d’autres pays, et pas seulement au Canada. Tout dépend maintenant de la manière dont ces pays réagissent aux forces mondiales, et premièrement (mais non exclusivement) aux forces économiques.

Pour revenir aux mouvements sociaux, je crois qu’ils sont probablement la voix de l’enracinement dans un lieu, et il me semble que la voie de la politique nouvelle passe par une nouvelle relation entre les préoccupations planétaires et l’attachement à un lieu. Par conséquent, les nouveaux mouvements sociaux demeureront importants, beaucoup plus importants qu’on ne le pense d’ordinaire. Ce n’est pas la taille de ces mouvements qui importe ici, mais bien le sens de la critique sociale et la possibilité d’anticiper la nouveauté.



Propos recueillis par Jean-Philippe Warren

et traduits par Martine Béland et Jean-Philippe Warren

 

NOTES

* Ian Angus est professeur au Department of Humanities de l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique. Il a publié de nombreux ouvrages dont A Border Within. National Identity, Cultural Plurality, and Wilderness (Montréal-Toronto, McGill-Queen’s University Press, 1997).

1. P. E. Trudeau (dir.), La grève de l’amiante, Montréal, éd. Cité libre, 1956.

2. C. Dufour, Le défi québécois, Sainte-Foy, p.u.l., 2000 (1989).

3. Toronto, Ryerson Press, 1945.

4. The Next Canada. In Search of our Future Nation, Toronto, M & S, 2000.



 


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