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Le complexe pédagogo-ministériel

Un texte de Marc Chevrier
Dossier : L'éducation à la dérive
Thèmes : Éducation, Gouvernement, Jeunesse, Mouvements sociaux
Numéro : vol. 9 no. 1 Automne 2006 - Hiver 2007

Nous ne nous sommes nullement imposé la loi, comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient le faire croire, de mettre en avant à toute force des idées soit-disant nouvelles, de contrarier sans relâche les opinions reçues, de réformer, de casser des jugements consacrés, d’exhumer coup sur coup des réputations et d’en démolir.

Sainte-Beuve, La Fontaine

 


De même que prospèrent dans la nature des champignons et des bactéries qui tirent leur subsistance de matières organiques en décomposition — les saprophytes —, de même trouve-t-on dans la société des individus sans grande invention, ni respect pour ce qui les dépasse, se faisant néanmoins fort de dévorer, à coups de petites morsures assassines ou à pleines dents, les œuvres substantielles de la civilisation. Ce qu’ils consomment au nom du progrès, du mouvement général de l’histoire, assouvit en fait leur appétit d’animal vaniteux, désespérant de tracer autour de lui un territoire familier où se nicher tranquille sans devoir perpétuer une culture toujours suspectée de le détourner de sa nature. Dans nos temps modernes, les défenseurs immodérés du progrès aiment à stigmatiser leurs adversaires coupables d’immobilité, de fermeture et de passéisme du plus terrible des anathèmes : réactionnaires que vous êtes! Cependant, si l’on doit partager les agitateurs d’idées selon qu’ils cherchent à vivre en « saprophytes » des œuvres de la civilisation ou, au contraire, à porter ses plus beaux flambeaux au bénéfice des générations futures, apparaît dès lors la catégorie des « régressionnistes », au rire strident.

Les soldats jugent un État par les victoires de ses armées; les économistes et les bourgeois, par la richesse qu’il sait favoriser. Estimons-le par sa capacité à réunir les conditions favorables à l’émergence d’une haute culture comme à répandre, pour le plus grand nombre, les lumières de l’instruction. Un État fort sait contenir les cris des régressionnistes, sans déroger à sa mission première; un État faible leur déroule le tapis rouge, se laissant enfirouaper par leurs plaintes incessantes.

Or, depuis la Conquête, sous quelque régime qu’on l’envisage, le Québec n’a été qu’un État entravé, affaibli par la domination coloniale, souvent diminué par le jeu stérile de ses luttes intérieures. Selon Ernest Gellner, philosophe du nationalisme, un État « ombre » est celui qui abandonne à l’Église le soin de transmettre une haute culture, faute de se voir lui-même apte à le faire. Ainsi donc, en dépit des progrès accomplis, l’État du Québec, s’il mérite cette appellation, a mis bien du temps à sortir de sa minorité et peine encore à s’acquitter de ses tâches d’éducateur.

Dès 1829, les Patriotes eurent l’idée de propager l’instruction par un réseau d’écoles publiques administrées par des commissaires laïques élus dans chaque paroisse. Cette loi novatrice fit les frais de la rivalité entre la chambre basse patriote et le conseil législatif inféodé au pouvoir colonial, si bien que la moitié des écoles ouvertes sous cette loi durent fermer leur porte. Repoussant la volonté de l’adjoint de Lord Durham, Arthur Buller, de les assimiler par l’école commune anglaise, les Canadiens français se rabattirent sur des commissions scolaires confessionnelles, détachées des administrations municipales. De l’union forcée de 1840 ces Canadiens avaient tiré une amère leçon : soumis au pouvoir britannique au parlement et dans les conseils municipaux, ils devaient se tenir à l’écart du politique, entreprise sale et malheureuse, et confier l’instruction publique à des institutions proches des paroisses. Des lois scolaires adoptées peu après l’union de 1840 découlèrent deux contraintes dont les effets se répercuteraient jusqu’au Québec contemporain :

1. L’instauration d’un séparatisme scolaire sur des bases prétendument religieuses qui de facto garantit à l’influente minorité anglo-protestante des moyens disproportionnés par rapport à son poids véritable et empêcha l’émergence d’une école commune française au Québec. Ce dernier, qui était un nain sans ressources en 1867, dut consacrer constitutionnellement les privilèges scolaires de cette minorité en échange de la reconnaissance de la compétence exclusive du Québec en matière d’éducation. Dès 1869, l’Assemblée législative, pour honorer son engagement constitutionnel, n’eut d’autre choix que de répartir le produit des taxes scolaires en fonction de la religion des contribuables : les protestants, mieux nantis, auraient ainsi la plus belle part. De plus, l’organisation scolaire, jusque dans ses plus hautes instances, dut se dédoubler, avec un comité protestant et un comité catholique.

2. L’effacement de l’État en faveur de l’Église, qui se réalisa au travers d’une organisation scolaire de type libéral mettant l’école à distance du politique. Ainsi, si les Patriotes furent empêchés d’associer instruction et esprit public, ce fut l’Église qui prit le relais d’un embryon d’État caserné. « Elle a dû servir, écrivait Fernand Dumont, d’intermédiaire entre le conquérant et le peuple[1]. » Par le fait même, elle en vint à assumer un magistère durable qui eut peu d’équivalent dans le monde occidental. Alors que dans le Royaume unifié d’Italie la papauté protesta en vain contre la volonté du gouvernement Depretis d’imposer l’instruction obligatoire — dès 1879 pour le primaire —, l’Église québécoise, plus souveraine que la vaticane, réussit à repousser une telle obligation jusqu’en 1943, et la création d’un ministère de l’Éducation, jusqu’en 1964. Avec son armée de frères et de sœurs enseignants qui livraient une concurrence insoutenable aux instituteurs laïques sous-payés, l’Église scella tout au long de son magistère le mariage d’une faiblesse collective avec une idée de grandeur : faiblesse d’une nation déférente qui se voit née pour une petite culture et peu d’instruction; grandeur d’un enseignement humaniste qui puise ses trésors dans l’universel catholique, les lettres gréco-romaines et la culture française, voire européenne.

Cependant, si brutale que fût l’éclipse de l’Église au profit de l’État québécois au milieu des années 1960, si rapide que fût cette succession au gouvernail, ce dernier s’est imparfaitement substitué à cette première. Non que l’État québécois n’ait guère réussi à centraliser la gouverne scolaire, à mettre sens dessus dessous la structure de l’organisation scolaire et la matière des enseignements. Non qu’il ait manqué de sortir la religion des classes. Bien au contraire, sa réussite à ces égards fut entière, éclatante. Mais le problème subsiste, troublant et douloureux, qu’engloutissant ses efforts dans la fabrication d’appareils et de programmes et succombant aux sirènes de la révolution pédagogique, il s’est révélé incapable de succéder à l’Église dans la dispensation d’une haute culture qui joint les promesses de la modernité à la poursuite d’une idée de grandeur. En ce sens, il demeure une ombre d’État, un petit caporal tatillon et centraliste qui a conservé de l’ancien pouvoir clérical le goût de l’endoctrinement intégral de la personne, du prêchi-prêcha sermonneur, de l’utopie salvatrice, de l’orthodoxie doctrinale, du maternage des bonnes âmes perdues ainsi que des manières, visibles encore chez certains vizirs ministériels, qui rappellent le ton patelin et l’urbanité ronronnante des évêques d’autrefois. Empêtré dans la logographie, les statistiques et les indicateurs de ses nouveaux clercs, l’État éducateur québécois a substitué à l’ancienne foi et à la charité enseignante l’utopie technicienne d’un monde rationalisé, malléable à la volonté des réformateurs. Dès mai 1964, la nouvelle doxa vouera l’éducation à « l’utilisation maximum de notre capital humain », à la participation efficace du développement général de la société, à la « scolarisation maximum » et au « développement intégral de nos ressources humaines ». Ce fut avec ces termes de banquier et d’ingénieur minier que Paul-Gérin Lajoie prononça sa première allocution à titre de ministre de l’Éducation, non sans avoir évoqué les dangers d’un monde scolaire isolé de la « réalité concrète du milieu », du maintien de traditions dépassées ou du refuge dans « l’idéalisation utopique d’un humanisme désincarné[2] ». Pour un ministre si jeune, déjà des « pensées d’un cerveau sec en temps de sécheresse[3]. » 

D’ailleurs, pendant l’hiver 1964, lors du débat à l’Assemblée législative du Québec qui l’opposa à Paul-Gérin Lajoie, Daniel Johnson avait bien entrevu les dangers que courrait le Québec en créant tout de go un ministère de l’Éducation : une centralisation des compétences pédagogiques qui finirait par échapper à tout contrôle démocratique : « En définitive, la pédagogie sera élaborée par des fonctionnaires, qui peuvent être compétents, mais qui n’ont aucun contact direct avec le peuple ni avec les forces vives de la nation, et dont les décisions risquent d’être à la fois mal adaptées aux besoins, mal comprises et parfois mal acceptées. On aboutira alors à un régime bureaucratique et autoritaire qui sera la négation même de la démocratie[4]. »

Or, happé précocement par la grande faucheuse en 1968, Johnson n’a pu voir la couleur de ce pouvoir qui se déguiserait du paravent du ministre de l’Éducation pour propager son idéologie, ses exigences et ses manies langagières, sans subir de véritable examen au parlement ni rendre de compte à la population. L’éducation a toujours été une affaire politique, vérité qu’aimeraient bien balayer sous le tapis les pontifes scolaires. Ce pouvoir, appelons-le, par commodité de langage, le complexe pédagogo-ministériel, à savoir un réseau somme toute assez restreint de hauts fonctionnaires du ministère de l’Éducation et d’éminences du Conseil supérieur de l’Éducation, d’universitaires proches de l’administration, pour la plupart issus des facultés des sciences de l’Éducation, de syndicalistes aux carrières multiples et de disciples, enseignants et conseillers pédagogiques inconditionnels, qui répercutent en classe et au conseil d’établissement la bonne nouvelle du renouveau pédagogique. L’aboutissement des efforts de ce complexe, l’objet de ses rêves les plus fous, c’est que la réforme scolaire implantée dans l’enseignement élémentaire et qui consacre le monopole des facultés d’éducation sur la formation des maîtres, une pédagogie du « s’éduquant » centrée sur les besoins de l’élève et la dissolution des savoirs dans les compétences, déverse ses lampées de bonnes intentions sur l’école secondaire, pour atteindre ensuite, telle la coulisse d’un bénitier débordant, le cégep, puis un jour, qui sait, l’université. Ce complexe, qui n’a pas de porte-parole officiel, ni de siège social fixe, recrute plusieurs de ses membres du coté du Parti québécois, éternel adepte de l’ingénierie sociale, sans négliger ses appuis du coté du Parti libéral du Québec, après tout le père fondateur du ministère de l’Éducation. Même l’Action démocratique du Québec lui a donné sa bénédiction.

Comment ce complexe a-t-il pris le contrôle du système scolaire, malgré les signes avant-coureurs que quelque chose ne tournait pas rond dans les écoles québécoises? Il n’y a certes pas qu’au Québec où l’école s’est remplie des rumeurs de changement que le résonateur de la contestation a propagées au cours des années 1960. En fait, l’ascension du complexe pédagogo-ministériel au Québec est intimement liée à ce que les croyances et les lubies de la génération lyrique avaient de plus étrange et de plus inconséquent. Dans le récit mythique que celle-ci célèbre encore comme la trame fondatrice du Québec moderne et décomplexé d’aujourd’hui, elle se voit comme la protagoniste d’une glorieuse épopée. Elle qui avait connu l’enfer scolaire dans les lugubres séminaires et internats d’antan, la poigne « strappeuse » des frères enseignants, la gronderie persécutrice des bonnes sœurs, la discipline étouffante des collèges, la torture lancinante des déclinaisons ânonnées de force, l’odeur obsédante du saint chrême collant au front des confirmés passés à la catéchèse et autant d’autres avanies mortifiantes, s’est délivrée de cette école cafardeuse et autoritaire. Cette génération victorieuse l’a remplacée par une autre, née d’une tabula rasa sans concession au passé, qui se gonflerait des utopies que la foi en le progrès, le désir d’égalité et la haine des hauteurs animent dans la tête des exaltés. Finis les pleurs, l’étude, le « par cœur », le savoir pour le savoir, la pénitence des devoirs journaliers. À bas le maître imbu de ses vérités, les souffrances de l’apprentissage et la gifle des notes avilissantes pour l’élève. À vrai dire, l’école radicale, pour beaucoup d’indépendantistes frustrés de ne pouvoir secouer le joug canadien et de marxistes horrifiés de la persistance du capitalisme, a offert un ersatz de révolution, un exutoire pour leur rage de bouleversement; à défaut de pouvoir ébranler le politique, ils frappent là où la société se reproduit. Au fond, il est toujours plus facile de faire la révolution en s’en prenant à de jeunes cerveaux manipulables avides de la sollicitude des plus grands que de la réaliser en face à face avec des adultes, par la persuasion ou les armes.

Or, l’utopie de l’école radicale qui a gagné peu à peu le milieu éducatif québécois au cours des années 1960 et 1970 et qui féconde encore, sous des dehors d’appellations généreuses, le programme du complexe pédagogo-ministériel, s’est nourrie de l’ambition paradoxale, portée par ceux-là mêmes qui se réclamaient des ressorts de la dialectique historique, d’abolir les dialectiques qui fondent depuis toujours la société. De tout temps, les fils se campent devant les pères, les élèves rouspètent contre les maîtres, les jeunes hardis, libres encore du limon de l’existence, regimbent devant les plus vieux qui les gourmandent, les gouvernés protestent d’incompétence et d’injustice contre les décisions des gouvernants donneurs de leçons. Les jeunes ont pour eux le désir de nouveauté, la fraîcheur des premiers commencements, la vivacité de l’intelligence que l’habitude n’a pas encore corsetée; les plus vieux, l’expérience des limites de l’action humaine, l’amère connaissance des désillusions, le lourd pressentiment de l’incommensurable fardeau des tâches à accomplir pour lesquelles la vie octroie trop peu de temps, bref la gravité, l’expérience et la clairvoyance. Cela étant, pour un peu, la sagesse des vieux se transforme en arrogance crispée, l’enthousiasme de la jeunesse en infatuation de l’ignorance, le savoir des maîtres en sclérose de l’esprit, l’insoumission des élèves en rébellion des cancres. De la tension perpétuelle entre les deux parties de ces joutes, exprimée par le jeu d’une dialectique qui oppose l’autorité à la liberté, dépend la force d’une société, de ses institutions et de sa culture, quand bien ces luttes engendreraient cris, révoltes, manifestations, libelles et prises à partie. La pédagogie radicale qui inspire la réforme scolaire au Québec rêve de mettre fin à cette dialectique de toujours. Des enseignants, elle veut faire, non plus des maîtres, mais des passeurs de connaissances, des accompagnateurs d’apprentissage, des animateurs de classe, des curés de l’éthique citoyenne, des psycho-ramancheurs, des guérisseurs de l’exclusion sociale, des chefs scout de camps de vacances qui se gardent bien de donner l’impression de transmettre quoi que ce soit, d’en savoir plus que leurs élèves auprès desquels l’acte d’enseigner cherche à susciter, par un processus semblable à l’autostimulation, une appropriation « cognitive » dont l’enfant est le juge ultime. Quant aux élèves, la pédagogie de l’apprenant les maintient à demeure dans l’enfance, en les préservant du choc du réel, de la sanction qui suit l’erreur, ainsi qu’en flattant le narcissisme primal sur lequel se construit l’enseignement, sans nulle autre finalité que de répondre aux besoins du « s’éduquant ». L’enseignement devient alors l’échange entre des adultes qui font l’enfant et des élèves éloignés des rives du monde adulte, bien que l’école ouverte et démocratique que les pédagogues se flattent d’animer entende ériger en citoyens en herbes des enfants rois trébuchant encore sur la grammaire. En somme, cette pédagogie de l’âge démocratique est une péda-démagogie.

Ce n’est certes pas là la seule contradiction de la pédagogie radicale. Plus curieuse encore est la trajectoire de cette génération, jeune à l’aube de la Révolution tranquille, aux commandes du complexe pédagogo-ministériel aujourd’hui, qui a chanté l’école lyrique québécoise. Pensons à tous ces contempteurs du collège classique qui, du haut de leur chaire, ont prononcé les oraisons les plus sinistres sur cette institution élitiste, déconnectée du peuple et cause du retard économique et social du Québec. Il n’empêche qu’ils ont été les derniers à jouir de cette instruction de haut vol, telle qu’en témoignent leur phrase sûre, leur diction de princes d’Église et la souplesse de leur pensée qui ferait pâlir d’envie les abstracteurs de compétences transversales. Ces contempteurs devenus bâtisseurs d’écoles démocratiques ont précipité la chute de l’institution qui les avait formés et préparés au rôle qu’ils assumeraient dans la société, sans doute par la mauvaise conscience qui les a paralysés et leur a rendu intolérable le fait d’avoir reçu une éducation racée, par les chemins qu’avaient suivis les élites occidentales pendant plusieurs siècles. Plutôt que de continuer cette institution, de l’adapter aux exigences des temps nouveaux et de commettre l’État façonné de leurs mains au maintien de ce à quoi l’église avait travaillé, ils ont préféré retenir pour eux l’héritage, casser la transmission entre générations. Un peu comme des arbres superbes, orgueilleux de leur frondaison, qui font la grève des fruits, un peu comme un violoniste qui a reçu de son maître mort sur la scène un antique Stradivarius, fort désaccordé, et dont il a joué tout sa vie avant de le fracasser, avec la satisfaction de savoir que la musique des âges s’arrête avec lui. Loin de moi la nostalgie d’un âge d’or perdu : les méthodes des frères ne faisaient pas toujours merveille. Croire que la solution à nos maux en éducation consiste à relever une institution de ses ruines est aussi à-propos que de préconiser le bon vieux tilbury comme moyen de transport pour notre temps. Mais le fait demeure : nos démolisseurs ont laissé filer dans les débris de leurs réformes le dessein d’une tradition qui avait porté vers le haut tout un peuple.

On ne s’étonnera jamais assez des évolutions, des conversions et des palinodies que le passage de la contestation radicale aux pantoufles du pouvoir a supposées chez plusieurs de ceux qui ont leur loge au sein du complexe pédagogo-ministériel. Dans les allées de ce petit monde déambulent toutes sortes de défroqués, dont ceux qui ont enjambé avec l’agilité d’une danseuse étoile le fossé entre le marxisme le plus orthodoxe, le plus récalcitrant aux superstructures mensongères, et l’école « pluraliste », « ouverte, « accessible » et « responsable ». Illustration nous en donne madame Céline Saint-Pierre, ancienne présidente du Conseil supérieur de l’Éducation (1997-2002), membre sérénissime de la commission des États généraux sur l’éducation, qui écrivait, avec ses collègues de ladite commission en 1996 : « L’école doit se faire plus humaine, plus accueillante, plus stimulante. Bref, on veut une “école-milieu de vie” où l’élève de tout âge se sent respecté, écouté, et où il peut participer aux décisions; une école où le calme, la politesse, la communication et le respect des autres sont à l’honneur, une école où les valeurs humaines fondamentales servent d’assises éthiques, une école “où on a le goût d’être”[5]. »

Pourtant, quelques années auparavant, dans la défunte revue Chroniques, colonne culturelle de la mouvance maoïste et trotskiste au Québec, madame Saint-Pierre avait écrit, à-propos des écoles « parkings » qui organisaient la répression : « Ce que l’école désigne comme désobéissance, manque de respect, insubordination, impolitesse, effronterie, subversion, absence non autorisée, excentricité vestimentaire, bavardages et […] fautes d’ortographe [sic], je propose de le considérer comme autant de formes de résistance à une école dont la fonction première est de parquer des cohortes pendant dix ans pour mieux les soumettre au radar de la normalisation[6]. »

Poches, tannants, p’tits baveux et v’nimeux du Québec, unissez-vous! Oh boy! I faut crisser les profs d’hors, i nous bourt le crahne a nous ôtres, stie, c’stu platte lécolle. E gang, on vatu s’cherhé une fritte à souère, pi regardé les vidéos cool au boutte ché Susie; ses parents i son paartis en vaakances[7].

En 1976, également dans la revue Chroniques, madame Saint-Pierre avait vertement dénoncé l’emploi abusif de la notion de « besoin » par les technocrates et divers autres groupes, emploi qui procédait selon elle d’une idéologie obscurantiste qui occulte la domination bourgeoise capitaliste[8]. Dans le rapport final de la commission des États généraux sur l’éducation, madame la commissaire s’est toutefois ralliée à l’opinion de la majorité qui recourt à la notion de besoin pour traiter de la petite enfance et de l’université[9].

Voilà qui nous éclaire sur une des racines de la pédagogie radicale, à cela près qu’il reste encore à expliquer l’emprise de cette doctrine sur nos institutions scolaires. Cette montée en puissance, cette hégémonie pour reprendre un terme au parfum familier, seraient incompréhensibles si nous n’avions en tête les relations particulières qu’entretiennent entre eux au Québec les politiciens, les fonctionnaires et les universitaires, sujet de réflexion assez peu couru du reste. Les premiers — c’est un trait assez répandu chez eux — se targuent d’être des hommes d’action qui ne perdent pas leur temps en futilités intellectuelles, persuadés le plus souvent que les idées sont sans prise sur la réalité et que leur volonté la meut. Ce qui les rend indifférents aux fondements conceptuels des politiques qu’ils adoptent, pressés d’arriver à des résultats concrets qui dorent leur blason auprès de l’opinion publique. Un ministre met généralement une année avant de comprendre les rouages de son ministère; il pare donc au plus urgent, déléguant volontiers ses pouvoirs de signature à ses hauts fonctionnaires qui lui préparent les décisions, s’ils ne les prennent pas eux-mêmes. Les fonctionnaires, c’est connu, demeurent en place, alors que les ministres passent. Au Québec, la fonction publique est encore trop jeune pour s’enorgueillir d’une tradition administrative, d’un rang à tenir, et elle est grosse encore de soixante-huitards vieillissants qui n’ont pas largué leurs ambitions de jeunesse. Souvent empoignés de tristesse au souvenir de leur renoncement, les fonctionnaires s’arment du sentiment de leur importance contre le mépris que leur jettent à la figure, ou par quelque moue perfide, des politiciens et des universitaires sans égard pour ceux qui leur semblent des tâcherons subalternes. Dans la fonction publique règnent à la fois un sens prononcé de la hiérarchie, qui renvoie implacablement tout fonctionnaire, quel que soit son mérite, à son statut dans l’organigramme, et un égalitarisme moutonnier qui écrête les aspirations et décourage trop souvent l’émulation intellectuelle. Quant aux universitaires, c’est connu, ils nagent dans le monde des idées sans toujours avoir un sens pratique qui soit proportionné à leurs connaissances, encore qu’à certains d’entre eux il ne déplaise pas de voir leurs systèmes étendre leur application à la société tout entière. Si vous additionnez les penchants et le comportement propres à chacun de ces trois univers, vous obtenez une dynamique propice à la formation d’un système de pouvoir tel que le complexe pédagogo-ministériel en fournit l’exemple. Les ministres font l’impasse sur les fondements des politiques dont ils se croient les auteurs, et restent trop peu de temps en poste pour s’intéresser à leurs effets à long terme. Les fonctionnaires répondent au dédain dont ils sont l’objet par un égal dédain des débats de principes, des pelletages de nuages, qu’ils abandonnent aux universitaires, ainsi que par la confiance qu’ils ont dans la permanence de leur rôle et l’efficacité technique de leur action. N’empêche que sitôt que se présente à eux un théoricien auréolé de gloire, un gourou dans le vent, ils lui ouvrent grand la porte, quand il n’est pas lui-même un universitaire qui tâte de l’administration d’État. Et puis des universitaires, qui devraient se donner garde de penser que leurs constructions sont des « prêts-à-voter » pour le fonctionnaire et le politicien, cèdent peut-être trop vite à la tentation de promouvoir leurs trouvailles à l’intronisation législative. Une fonction publique consciencieuse, loyale et compétente n’est pas celle qui est instantanément perméable aux idées à la mode, aux consensus du jour, aux tartes à la crème pour tous. Elle est celle qui fait le tri entre les méthodes et les doctrines éprouvées, que l’on peut raisonnablement pouvoir appliquer à des pans entiers de la population, et les utopies et les spéculations charmantes qui ont le droit d’exister dans la sphère de la liberté académique, mais point nécessairement sur le bureau d’un concepteur de programme scolaire. Aux politiciens, il manque l’envergure intellectuelle qui double l’action, et à plusieurs universitaires, la prudence et la modestie. Le Québec est une petite nation, aux ressources limitées, où ces trois mondes se croisent de très près au risque que chacun se laisser aller, par des congratulations mutuelles, au travers néfaste de la présomption.

Que le Québec ait donné jusqu’à la garde au discours de la pédagogie progressiste, relayée par les sciences de l’éducation, en dit hélas long sur la valeur que la société attache au savoir et au prestige de ceux qui se dédient à son étude et à sa transmission. Tout compte fait, les aspects de l’enseignement que les sciences de l’éducation rebaptisent dans leur novlangue à elles « s’éduquant », « apprenant », « gestion de classe », processus de « métacognition », « compétences transversales », « formules pédagogiques », « intégration des savoirs », etc., se fondent à un magma de concepts qui ravalent la connaissance à une dimension secondaire de « l’intervention » enseignante. Autrement dit, c’est comme si les théoriciens de ces sciences encore fraîches avaient pris en grippe le savoir, avaient décidé, par d’habiles stratagèmes discursifs, de le dissoudre dans l’alcool du pédagogisme pur, de l’évacuer, autant que possible, de la tête et du cœur du maître, trop occupé à « gérer » les humeurs de ses sauvageons qui deviendront tous des Mozart et des Einstein par eux-mêmes, sans avoir à se farcir le « contenu » emmagasiné dans la tête de l’enseignant. Le contenu, quel terme horrible auquel la science, la sagesse et la poésie humaines sont réduites! On dirait un infect sirop que d’austères gardes-malades administrent à des alités. Au fond, le comble de la pédagogie radicale, c’est de saper la figure même du savoir, l’autorité et la pénétration qui rehaussent l’esprit de celui qui a longtemps fréquenté le vrai, le vérifiable et la longue conversation des œuvres ancrées dans une tradition de lecture. C’est le dernier bastion à abattre, après que le respect, la civilité, la politesse et la bonne tenue en classe eurent goûté la médecine de la déconstruction.

Puisque le savoir devient secondaire et la pédagogie première, l’enseignement se résume finalement à une affaire d’endoctrinement, ou de propagande sociale, comme l’eût dit Jacques Ellul[10]. Dès lors, chaque programme scolaire devient un gros buffet que toute une chacune des chapelles influentes auprès du complexe pédagogo-ministériel désire garnir et assaisonner à sa manière pour le tendre en pitance aux pupilles qui l’assimileront par la magie de l’enseignement interactif, sans subir les affres de la contrainte professorale. L’enseignement de l’histoire est mort, vive l’éducation à la citoyenneté! De tous les négationnistes de la nation que le Québec comporte, soit qu’ils en nient l’existence, soit qu’ils la proclament périmée, il n’en est que n’ait bercés le doux rêve de lire leur projet de reconstruction de la mémoire au programme du ministère.

Mais l’ascension du complexe pédagogo-ministériel ne serait-elle due qu’à la présomption d’une partie de nos élites? À lire Jean-Claude Michéa, professeur de philosophie inquiet lui aussi des ravages du pédagogisme en France, le déclin de l’intelligence critique et l’inconnaissance auxquels conduit la mise en œuvre des réformes concoctées par les sciences de l’éducation ne constitueraient pas que des effets indésirables ou imprévus de réformes par ailleurs bien intentionnées. Sa thèse est que le capitalisme terminal d’aujourd’hui, qui achève de soumettre la planète à la loi de l’échange marchand, ne requiert pas que toute la société soit hautement scolarisée. Au contraire, pour avancer, il nécessite seulement un corps restreint de techniciens, de scientifiques et de gestionnaires qualifiés, et tire profit de ce que le reste de la population, relégué dans un état de sous-instruction par un enseignement déficient, aille grossir les rangs des chômeurs, des consommateurs de divertissement et des détenteurs de petits boulots qui fluidifient la circulation des biens. Il y a donc une économie politique de l’enseignement de l’ignorance[11]. Or, pour lever les derniers obstacles à l’échange marchand et faire accepter par la population l’inégale distribution du savoir, le capitalisme doit compter sur un renfort idéologique : la gauche le lui a fourni sur un plateau d’argent, avec ses révolutions culturelles qui ont saccagé, par de jouissives ruades, les aspects les plus émancipateurs de la modernité. Sombre conclusion qu’avait entrevue Engels en 1843 dans son Esquisse d’une critique de l’économie politique : « Derrière la fausse humanité des modernes, se dissimule une barbarie ignorée de leurs prédécesseurs. » D’aucuns jugeront la thèse de Michéa un peu forcée, pour ne pas dire machiavélique. Elle rejoint toutefois l’analyse du sociologue Jean-Pierre Le Goff qui a mis en évidence la parenté frappante entre le langage des écoles de gestion, de la nouvelle gestion, axé sur l’acquisition de compétences, le savoir-être et le client-roi, et celui des sciences de l’éducation à la remorque de la gauche moderniste[12]. Il croit aussi que la « barbarie douce » qui ronge le travail et l’école contemporains, si elle s’insère dans la logique du capitalisme libéral, trouve sa légitimation idéologique dans le relativisme culturel et l’individualisme égalitariste chantés par la gauche radicale. Tout cela, de toute façon, n’est pas bien grave, car les élites que la production étatisée de l’ignorance dérange ont les ressources suffisantes pour s’acheter une maison dans les beaux quartiers nantis d’écoles publiques bien cotées ou pour expédier leur progéniture dans des établissements privés. Ouf!

Ces analyses décapantes mettent le doigt sur les contradictions que poursuivent les partisans de la pédagogie progressiste dans leur endoctrinement. D’un côté, ils veulent faire de l’élève un bon soldat de gauche, ouvert, pluraliste, citoyen, soucieux de l’environnement, féministe, allié des minorités, tourné vers l’avenir, solidaire; de l’autre, doter l’élève de toutes les compétences transversales que requerra son insertion dans un marché du travail soumis à la mondialisation et à la concurrence de tous contre tous. D’un côté, un Che sympa et cosmopolite; de l’autre, un Murdoch ou un Péladeau à la dent coriace. Ainsi, parmi les compétences transversales que l’énoncé de politique éducative du ministère de l’Éducation a signalées en 1997 et qu’a patronnées son ministre titulaire, Pauline Marois, on aperçoit celles qui sont « [l]iées aux “attitudes” et aux “comportements” : l’école proposera une éducation au “vivre ensemble” et, notamment, l’éducation interculturelle et le respect des différences, l’entrepreneurship, l’éducation au respect de l’environnement, l’éducation aux médias, les règles liées à la conservation de la santé[13]. »

La même ambivalence traverse le rapport final des États généraux sur l’éducation. Ainsi, parmi les compétences générales qu’il devient prioritaire d’enseigner figurent :

 

des attitudes fondamentales qui favorisent les apprentissages tout au long de la vie : le goût d’apprendre, la curiosité, la rigueur, le sens de l’effort, la créativité, l’autonomie intellectuelle, par exemple. Ce sont, enfin, des façons de faire qui facilitent l’accomplissement et qui sont nécessaires dans les nouvelles situations de travail (par exemple, la recherche de la qualité, le goût du risque et de l’innovation, l’aptitude à travailler en équipe, la capacité de situer son action individuelle dans un ensemble organisationnel plus vaste)[14].

 

Peu importe qu’on se réclame de la tradition humaniste occidentale ou des acquis émancipateurs de la modernité, le projet de l’instruction pour tous et du maintien d’une haute culture par les soins de la collectivité ne va pas de soi. Au Québec, l’État traîne encore son atavisme incapacitant de l’âge colonial. Ce qui sépare, en bout de ligne, les partisans de la pédagogie progressiste et leurs critiques soupçonnés de se livrer à des orgies d’adoration du cours classique, c’est la part faite à la liberté. Les premiers perdent aisément de vue que l’enseignement est la réunion de deux libertés : celle, mûrie, du maître, qui s’est fait une vocation de s’effacer devant un savoir, de l’assimiler au point qu’il irrigue toute sa personne et de se risquer à sa transmission, toujours hasardeuse, difficile, inlassablement recommencée; puis celle, en devenir, de l’élève, qui tâtonne, à partir des instruments indiqués par le maître, dans la composition de son être et la projection de sa voix dans le monde. Les pédagogistes sont tellement obnubilés par la volonté de réformer la personne tout entière de l’élève, et la société à travers lui, et si dévoués à l’épanouissement intégral de l’enfant, qu’ils en oublient les saines limites à l’endoctrinement que le véritable respect de l’autre sait ne pas franchir. Entre le maître et l’élève s’interpose une irréductible inconnue. Pas même le plus chevronné des maîtres ne sait ce qu’annoncent pour l’avenir les mines endormies ou ennuyées, les murmures, les regards rêveurs, les punaises sur la chaise et les yeux pétillants surpris en classe. Et c’est bien ainsi.



Marc Chevrier*

 

NOTES

* Marc Chevrier est professeur de science politique à l’uqàm.

1. Fernard Dumont, « Situation de la société canadienne-française », L’instruction publique, vol. 2, n° 4, 1963, p. 285.

2. Paul-Gérin Lajoie, « Allocution du ministre de l’Éducation », L’instruction publique, vol. 8, juin 1964, p. 831-835.

3. Vers final du poème « Gerontion » de Thomas Stearns Eliot, trad. P. Leyris, La terre vaine et autres poèmes, Paris, Seuil, 1976.

4. Cité dans M. Chevrier, « Le chantier abandonné de 1964 : les onze propositions de Daniel Johnson (père) sur l’éducation », Les cahiers d’histoire du Québec au xxe siècle, n° 7, 1997, p. 170.

5. Les États généraux sur l’éducation 1995-1996, Exposé de la situation, ministère de l’Éducation, Gouvernement [sic] du Québec, 1996, p. 9 (le document est disponible sur Internet à l’adresse <www.uquebec.ca/menu/tabmat.htm>). L’expression « gouvernement du Québec », qui calque l’anglais, est incorrecte, en ce qu’elle confond l’exécutif avec l’État. La langue politico-juridique québécoise n’en est pas au premier anglicisme.

6. Céline Saint-Pierre, « Ces écoles qui sont des parkings », Chroniques, n° 5, 1975, p. 24-25.

7. Pour le lecteur étranger peu habitué au parler autochtone, il s’agit d’un échantillon de franglais joualisant, ou kebekisch, en usage comme langue officieuse du Québec.

8. Céline Saint-Pierre, « Petite-bourgeoisie et consommation des besoins/désirs », Chroniques, n° 13, 1976, p. 44-49.

9. Les États généraux sur l’éducation 1995-1996, Rénover notre système d’éducation : dix chantiers prioritaires,  Rapport final de la Commission des États généraux sur l’éducation, ministère de l’Éducation, Gouvernement [sic] du Québec, 1996, p. 17 et 33.

10. Sur l’endoctrinement pédagogique, voir les pages instructives de Normand Baillargeon, « Sur le concept d’endoctrinement », dans Écrits dans la marge. Réflexions libres et libertaires, Trois-Pistoles, Éd. Trois-Pistoles, 2006, p. 177-180.

11. Jean-Claude Michéa, L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Castelnau-le-Lez, Éd. Climats, 1999.

12. Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La découverte, 2003.

13. L’école, tout un programme. Énoncé de politique éducative, ministère de l’Éducation, Gouvernement [sic] du Québec, 1997, p. 19.

14. Les États généraux sur l’éducation, Rénover notre système d’éducation, op. cit., p. 21-22.



 


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