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Constantin Noica, un philosophe méconnu

Un texte de Sorin Lavric
Thèmes : Altermondialisme, Philosophie, Revue d'idées
Numéro : vol. 8 no. 2 Printemps-été 2006

Constantin Noica (25 juillet 1909 — 4 décembre 1987) est sans conteste l’un des plus importants penseurs roumains du xxe siècle — peut-être le plus important. Ses préoccupations l’ont amené à explorer tous les domaines de la philosophie, de l’histoire de la philosophie à la logique, en passant par l’ontologie. Il est probablement le dernier philosophe européen qui ait tenté de déduire un système de ses réflexions sur l’ontologie, pour laquelle il avait une prédilection particulière.

            Originaire d’une famille de riches propriétaires terriens, Noica a d’abord été étudiant à la Faculté des lettres et de philosophie de Bucarest, avant de devenir docteur en philosophie en 1940. Sa thèse s’intitulait Esquisse d’une histoire de la formule « Comment quelque chose de nouveau est-il possible? » Il a ensuite séjourné à Paris (1938-1939) et à Berlin (1940-1941). Comme beaucoup de jeunes intellectuels roumains (dont Emil Cioran est l’un des plus connus), il a été attiré par l’extrême droite et il est devenu membre du Mouvement légionnaire roumain.

            Les origines de ce mouvement sont à chercher dans l’antisémitisme et l’anticommunisme, mais également dans le mécontentement suscité par la corruption et l’injustice de l’administration roumaine. La force de ce mouvement, qui a compté à son apogée, en 1938, plus d’un million de sympathisants, était surtout due à l’enthousiasme chrétien et militaire des jeunes enrôlés et au charisme de leur chef, Corneliu Zelea Codreanu (1899-1938), surnommé « Le capitaine ».

            Noica a adhéré au Mouvement en novembre 1938, en guise de protestation suite à l’assassinat de Codreanu, commandé par le roi Carol ii. Il a alors écrit une vingtaine d’articles dans la revue d’extrême droite Buna vestire, dont il fut d’ailleurs le rédacteur en chef pendant deux mois (en septembre et octobre 1940, alors que la Roumanie portait le nom officiel d’« État national légionnaire »). Après que le Mouvement eut déclenché une campagne de terreur contre les hommes politiques ayant contribué d’une manière ou d’autre à l’assassinat de Codreanu, Noica a abandonné le Mouvement et est parti à Berlin, après avoir obtenu une bourse d’études.

            Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Armée rouge a occupé la Roumanie, aboli la monarchie et instauré un régime dit de « démocratie populaire ». Pendant les années de la dictature communiste, toutes les propriétés que Noica avait héritées de son père ont été confisquées. Après avoir été placé en résidence surveillée (à Cîmpulung-Muscel) de 1949 à 1958, Noica a été emprisonné de 1958 à 1964. Curieusement, les communistes l’ont emprisonné non parce qu’il avait été Légionnaire, mais parce qu’ils le percevaient comme un intellectuel d’origine aristocratique, critique du régime communiste. Ce détail est important, car s’il avait été accusé d’avoir participé au Mouvement légionnaire, son traitement aurait probablement été beaucoup plus dur. À sa remise en liberté en 1965, Noica est devenu chercheur au Centre de logique de l’Académie roumaine de Bucarest. À sa retraite, il s’est établi à Paltinis, dans les Carpates méridionales, où il a constitué, dans un extrême dénuement, une école philosophique sui generis qui a représenté un phénomène culturel absolument unique dans l’Europe du xxe siècle.

            Grâce surtout au Journal de Paltinis, publié par le philosophe Gabriel Liiceanu[1], Noica a connu une notoriété telle pendant les dernières années de sa vie qu’il est devenu un véritable mythe en Roumanie. Il est mort et a été enterré à Paltinis.

Même si Noica a adhéré pour une courte période au Mouvement légionnaire, sa philosophie ne contient pas de traces ou d’ingrédients idéologiques fascistes ou antisémites. Cela dit, sa philosophie a insisté sur des particularités de la langue roumaine qui, selon lui, était le signe d’une manière particulière d’habiter le monde. En ce sens, sa pensée a conservé une trace ineffaçable d’un nationalisme qu’il n’a jamais voulu dépasser.

Sous le régime de Ceausescu, Noica n’a pas été ouvertement un dissident. Il a préféré la résistance par la culture. Il n’a fait aucune concession et il n’a jamais collaboré avec le régime. En ce sens, il a terminé sa vie en symbolisant l’indépendance intellectuelle et la croyance en des valeurs culturelles complètement indépendantes de l’idéologie communiste.

La célébrité de Noica en Roumanie contraste avec l’absence d’écho que suscite son œuvre à l’étranger. L’isolement que la Roumanie a connu pendant plusieurs décennies y est sûrement pour beaucoup. Alors que des penseurs roumains tels qu’Emil Cioran, Mircea Eliade ou Eugène Ionesco sont célèbres dans le monde entier, Noica demeure méconnu. S’il n’avait pas choisi de rester dans la Roumanie de Ceausescu et avait fui à l’étranger, ce penseur, l’un des plus originaux du siècle, aurait sûrement sa place dans le paysage de la philosophie européenne.

            Le travail philosophique de Noica a d’abord relevé de l’histoire de la philosophie. Les livres qu’il a écrits avant 1945 sont le fruit du travail d’un commentateur, d’un traducteur et d’un exégète. C’est à 40 ans que Noica a commencé à élaborer une Weltanschauung (conception du monde) ou une Weltbild (image du monde) qui lui est propre. Cette conception s’appuie sur une ontologie qu’il a patiemment élaborée pendant 30 ans et qu’il a exprimée dans ses ouvrages Le devenir en tant qu’être (1981) et Lettres sur la logique de Hermès (1986). Tous les autres ouvrages que Noica a écrits après 1945 — dont les plus importants sont Le sentiment roumain de l’être (1976) et Six maladies de l’esprit contemporain (1978)[2] — constituent des variations de la même théorie ontologique.

            L’ontologie de Noica cherche à marier les thèmes traditionnels de l’histoire de la philosophie avec la pensée scientifique du xxe siècle. Ces principaux thèmes sont l’Un et le multiple, la question du fondement, l’être et le devenir, l’ordre et le désordre, l’intellect et la raison, la liberté et la nécessité, le sens de l’argument ontologique. Si les thèmes que Noica aborde peuvent donner l’impression qu’il est un penseur traditionnel, sa manière de les discuter indique qu’il est tout à fait moderne.

            Les trois penseurs qui ont eu la plus grande influence sur Noica sont Platon, Kant et Hegel. Le dernier est celui à qui Noica doit le plus. Il a d’abord retenu de Hegel l’idée du devenir, d’un enchaînement où chaque moment, plutôt que de se clore sur lui-même, apparaît comme un anneau dans une chaîne ininterrompue. Noica lui a aussi emprunté le schéma triadique singularité–particularité–universalité, même s’il lui a donné un sens quelque peu différent de celui exposé dans la Science de la logique.

            Cela dit, on ne peut faire de Noica simplement un disciple de Hegel. Pour Hegel, le fondement du monde est Dieu; Dieu et le Concept se confondent chez lui. Le Concept contient déjà en lui-même toutes les déterminations possibles; autrement dit, Dieu a en lui-même tout ce qui va apparaître dans le monde. C’est pour cela que, selon Hegel, les phénomènes se confondent avec la connaissance que Dieu acquiert de lui-même — connaissance qui n’existerait pas si Dieu ne s’extériorisait pas pour créer le monde et s’il ne revenait pas ensuite en lui-même. En l’absence du devenir, Dieu ne pourrait simplement pas se connaître. Ce que vise Hegel au fond est de répondre à la question : « Pourquoi le monde devient-il? » Sa réponse est : « Pour que Dieu puisse se connaître. » Noica, pour sa part, ne croit pas que l’on puisse répondre de cette façon à cette question. Pour lui, le fondement du monde n’est pas un Dieu qui extrait de son omnipotence et de son omniscience des possibles qu’il actualise. Selon Noica, à l’origine se trouve plutôt le chaos, un désordre primordial. Ce chaos n’est l’œuvre de personne, il existe depuis toujours, sans que rien ne le précède. Même Dieu, s’il existe, est né du chaos. À la question « Pourquoi le monde devient-il? », Noica se contente de constater que le monde devient, tout simplement. Le problème n’est dès lors plus d’indiquer une cause première et implicitement finale du monde, qui suppose une téléologie et une théologie (Dieu, c’est-à-dire le Concept hégélien, est le début et la fin de tout), mais plutôt de comprendre comment il se fait que le chaos donne naissance au cosmos; autrement dit, de comprendre comment il se fait que le désordre donne naissance à l’ordre.

            Ainsi l’on ne devrait pas parler d’un sens global du monde, d’un sens conféré ou garanti par une instance transcendante toute-puissante. Tout au plus pourrait-on parler d’un sens qui se manifeste localement ou régionalement, qui apparaît par intermittence et qui ne se maintient que là où le schéma singularité–particularité–universalité se réalise dans sa forme plénière, c’est-à-dire là où les trois termes se montrent ensemble. En somme, le schéma triadique hégélien représente pour Noica le critère d’identification de l’être, d’un être qui est le principe ordonnateur du monde plutôt que son fondement. Pour le philosophe roumain, l’être est seulement le synonyme de l’ordre; son opposé n’est donc pas le non-être, mais le chaos, d’où l’être émerge peu à peu, au travers de phases liées indissolublement l’une à l’autre, que Noica cherche à décrire en détail dans son ontologie.

            Chez Hegel, la singularité, la particularité et l’universalité représentent non seulement les trois moments du Concept, mais en outre, chacun se définit par rapport aux deux autres. Aussi chaque moment est-il en fait le Concept tout entier : la singularité est une singularité particularisée, alors même que la particularité tend vers l’universalité, dont la détermination n’est jamais inscrite immédiatement dans la singularité. Une telle conception conduit en définitive à poser l’équivalence de chaque moment avec les deux autres, ce qui fait que ces définitions sont circulaires et que le penseur allemand ne cesse d’avoir recours à des sophismes — à ce point que la Science de la logique apparaît, du début à la fin, comme une gigantesque petitio principii, c’est-à-dire comme une construction où les conclusions sont préfigurées dans les prémisses.

            Au contraire, Noica ne définit pas de façon circulaire les trois moments de l’être, et il évite donc de poser une équivalence entre la singularité, la particularité et l’universalité. Il élabore ce qu’il appelle un principe d’individuation ou de singularisation qui exclut l’identification de l’espèce avec l’individu et du genre avec l’espèce. Selon ce principe, le singulier est le résultat du croisement d’au minimum deux universels : l’universel (ou encore le général) est vu comme un « champ » (semblable au champ éléctromagnétique ou gravitationnel de la physique contemporaine) qui doit nécessairement croiser un autre champ (un autre universel) pour donner naissance à un point, c’est-à-dire à une réalité individuelle ou singulière. Ce principe d’individuation ou de singularisation entraîne une compréhension toute nouvelle de la particularité. À la particularité dont parle Hegel, Noica substitue ce qu’il appelle la détermination, celle-ci étant considérée comme le matériau premier de l’univers. Celui-ci est ainsi essentiellement composé d’une multitude de déterminations. Le degré d’ordre et de désordre du monde dépend de la façon dont se combinent les déterminations. Aussi le schéma fondamental de l’ontologie de Noica est-il singularité–déterminations–universalité (ou général). Ce schéma représente le critère de l’ordre dans le monde; autrement dit, on peut parler d’ordre (ou d’être, puisque pour Noica, les deux termes se confondent) là où les trois termes se rencontrent ensemble.

            L’être n’est donc pas une instance immuable, homogène et transcendante qu’on ne pourrait évoquer que par des analogies ou des spéculations; l’être est plutôt une présence hétérogène et passagère. Puisqu’il a plusieurs degrés d’accomplissement (en fonction de la présence des trois termes ou de seulement deux d’entre eux), l’être a deux hypostases principales sous lesquelles on le rencontre : la réalité individuelle ou singulière et l’élément. La réalité individuelle ou singulière est limitée dans l’espace et elle est perçue par les sens. Elle dispose toujours d’un médium interne; par exemple, l’être humain, qui est la réalité singulière par excellence, dispose de son psychisme; l’organisme, qui est une autre réalité singulière, dispose de mécanismes sans lesquels il serait incapable d’excitabilité; etc. Au contraire de la réalité singulière, l’élément n’est pas délimité dans l’espace, il n’est pas perceptible par les sens et il n’a pas de médium interne (la distinction entre interne et externe supposant en effet une délimitation spatiale dont l’élément ne dispose pas).

            Ces considérations n’avaient pour but que de donner une idée au lecteur de la puissance et de l’intérêt de la pensée de Noica. Sa formation encyclopédique l’a conduit à s’attaquer à une diversité impressionnante de thèmes. Oublions pour un moment l’aridité du discours ontologique, qui peut certes rebuter. Le plus important est de prendre la mesure de l’effort de Noica, qui s’est engagé dans une tentative grandiose, véritable travail de Sisyphe, peut-être, de faire face à l’absurdité et à la vanité de notre monde en élaborant une ontologie qui donne à l’homme un statut privilégié dans l’univers. C’est pourquoi on peut dire que le champ de l’ontologie humaine, c’est-à-dire le territoire de l’anthropologie, est le lieu où l’ontologie de Noica peut trouver une application éblouissante et parfois géniale. Car de tous les êtres qui vivent en ce monde, l’être humain est le seul qui puisse créer un ordre et lui donner un sens. Que cet ordre et ce sens lui appartiennent exclusivement, et qu’ils soient ainsi peut-être appelés à disparaître en même temps que lui, c’est là un problème que l’ontologie de Noica laisse en suspens. Dans des conditions, répétons-le, extrêmement difficiles, Constantin Noica a osé relever le défi de comprendre le monde au moyen d’une dialectique qu’il a voulue rigoureuse. L’écart entre la valeur de sa pensée et la reconnaissance dont il jouit pour le moment n’en apparaît que plus grand et plus injuste. Sa pensée demande encore à être reçue.



Sorin Lavric*

Traduit du roumain par Gabriela Blebea

 

NOTES

* Sorin Lavric est philosophe roumain. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur la philosophie de Noica.

1. Gabriel Liiceanu, Le journal de Paltinis. Récit d’une formation spirituelle et philosophique, trad. M.-F. Ionesco, Paris, La Découverte, 1999.

2. Trad. A. Iuhas-Cornea, Combes, éd. Critérion, 1993.

 


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