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Europe : une crise du centre

Un texte de Marc-Olivier Padis
Thèmes : Altermondialisme, Politique, Revue d'idées
Numéro : vol. 8 no. 2 Printemps-été 2006

Le rejet du projet de traité constitutionnel européen par la France le 29 mai 2005 constitue dans l’histoire politique récente du pays un moment aussi crucial que le vote du 21 avril 2002 qui plaça le candidat de l’extrême droite devant le candidat socialiste au premier tour de l’élection présidentielle. En effet, ces deux votes ont pris à revers l’idée d’une pacification de la vie politique française et de son recentrage autour des partis de gouvernement et de quelques sujets de consensus fort comme la construction européenne. Lors du référendum comme en avril 2002, on a ressenti une sorte de fronde anti-institutionnelle, de fête du refus, de joie triste de répondre à côté de la question, de prétention gauloise à faire la leçon au reste de l’Europe au nom du « modèle français ». C’est dire qu’un tel vote enregistre, bien plus qu’un rapport de forces entre partis, un état d’esprit politique qui dépasse de loin l’enjeu de la consultation elle-même. La responsable du Parti communiste n’incitait-elle pas les électeurs à « se lâcher » à propos de l’Europe? Les deux votes ont révélé la faiblesse du socle électoral dont bénéficient les partis représentés à l’Assemblée nationale ainsi que la capacité de mobilisation de l’extrême gauche et de l’extrême droite dont la représentation politique est néanmoins faible dans les institutions. D’où le sentiment croissant d’un décrochage entre les élus et leurs électeurs (sans parler de la masse croissante des non-électeurs) qui teinte déjà la précampagne présidentielle d’une forte coloration populiste.

Le déséquilibre de départ entre les partisans du « oui », perçus comme autant de notables, et les partisans du « non », vus comme les courageux rebelles, s’est accentué tout au long de la campagne, en raison de la crise de confiance installée en France vis-à-vis des responsables politiques et de l’Europe. Au final, le « non » au référendum a renforcé le sentiment d’une crise des partis institutionnels, un discrédit personnel de celui qui posait la question — le chef de l’État —, un échec des élites modernisatrices qui voyaient dans l’Europe une manière de moderniser la France en européanisant ses mœurs. La coalition du refus, elle, a pu recruter assez large, à la faveur d’une certaine confusion de la campagne. Comme le disait l’affiche du courant souverainiste de Philippe de Villiers : « On a tous une raison de dire non ». De fait, entre les souverainistes de droite et les anticapitalistes de gauche, un même refus d’une « Europe favorisant la mondialisation libérale » a trouvé forme, malgré des horizons politiques parfaitement opposés.

Au sein de ce psychodrame à la française, a-t-il été vraiment question d’Europe? Peut-on partir de l’analyse de ce référendum pour parler de la situation de l’Europe? Les facteurs purement nationaux n’ont-ils pas simplement pris le dessus? Les facteurs strictement nationaux ont certainement pesé lourd : la mauvaise conjoncture économique, l’usure du premier ministre, le discrédit du président de la République, la faiblesse de l’opposition socialiste trop préoccupée de ses querelles internes, l’inquiétude croissante d’un électorat soumis au stress du discours de la réforme « commandée par la concurrence internationale », sans jamais voir d’effet bénéfique des demi-mesures prises pour renflouer au jour le jour les déficits sociaux. Peut-être les électeurs ne se sont-ils pas prononcés sur la question elle-même mais sur celui par qui elle était posée, Jacques Chirac (dont un tiers des Français souhaite désormais la démission[1]). Cela pourrait expliquer pourquoi une partie importante de l’électorat de gauche, pourtant acquis à l’idée européenne, a choisi le « non ». Cela expliquerait aussi pourquoi tant de mensonges ont pu être avancés au sujet de l’Europe (Bruxelles décidant du contenu des programmes scolaires, supprimant les écoles maternelles, annulant le droit à l’avortement, mettant fin au régime de laïcité français… entre autres énormités proférées avec aplomb au cours de la campagne). Qu’importe ce qu’on disait de l’Europe, l’essentiel était d’exprimer un mécontentement… Pourtant, même si la campagne référendaire, en raison des confusions délibérées introduites dans les argumentaires, n’a pas été le grand moment démocratique promis, le sujet européen a bien mobilisé en lui-même, ne serait-ce que parce que depuis le référendum sur le traité de Maastricht (1992), c’était la première fois qu’une occasion était donnée de se prononcer sur le cours de la construction européenne. D’autre part, le texte constitutionnel a été pris au sérieux au point de faire l’objet d’une lecture pointilliste propre à bien des malentendus (un traité issu d’une négociation entre États n’étant pas toujours d’une lecture aisée pour un non-juriste). L’ensemble du document a en effet été envoyé aux électeurs, tandis que les synthèses, résumés et commentaires présentés par la presse, souvent très bien faits, étaient boudés par les lecteurs (toujours la crise de confiance…). Le poids symbolique du terme de « constitution » a également pesé lourdement, surtout dans un pays qui s’est, jusqu’à présent, plutôt flatté d’exporter sa constitution à travers le monde que de l’amender en fonction de négociations avec ses pays voisins. L’ampleur du document et sa complexité technique ont certainement aussi permis des malentendus sur les effets impliqués par l’adoption de ce texte, la tendance de la presse, soucieuse de protester de sa neutralité, à publier des comparatifs binaires (« La constitution autorise-t-elle les services publics? Le point de vue du oui, le point de vue du non ») n’ayant guère contribué à dissiper le brouillard…

Les enquêtes d’après référendum montrent un partage assez équilibré parmi les motivations du « non » entre les facteurs internes et les questions spécifiquement européennes : la première motivation est la situation de l’économie et de l’emploi (un sujet d’insatisfaction nationale, encore que l’Europe puisse être tenue pour responsable de la faible croissance), à plus de 30 pour cent. Deux autres motivations hexagonales sont avancées (par environ 10 pour cent des sondés dans chaque cas) : la défense de la souveraineté et les raisons de « politique interne ». La complexité du texte est avancée par un peu plus de 10 pour cent des sondés. Son orientation « trop libérale, pas assez sociale » par plus de 20 pour cent, et le refus de l’élargissement et de la Turquie par environ 7 pour cent[2].

Mais motivations intérieures et extérieures se rejoignent en fait profondément. L’incertitude française sur son propre modèle et le rejet de l’Europe apparaissent comme une seule et même question. Le président de la République a tenté de reprendre le dessus après cet échec en faisant savoir qu’il avait entendu le message et qu’il entendait défendre le « modèle français ». Mais en quoi consiste ce modèle? Parle-t-on du système de protection sociale, de la forte place des services publics, de l’intégration républicaine? Sans doute d’un peu tout cela et encore d’« une certaine idée de la France », comme disait le Général de Gaulle, liée au souvenir de son rayonnement international, à son universalisme et à son attractivité culturelle (ou, plus exactement désormais, touristique). Le refus de la constitution européenne signe aussi la difficulté croissante de la France à formuler son projet européen. Depuis le traité de Rome, deux justifications opposées ont favorisé l’engagement français en faveur de l’Europe. D’une part, une confiance ancrée de longue date dans la vocation civilisatrice de la France des Lumières et de la Révolution voyait dans l’Europe un espace de diffusion et de renforcement du modèle français. D’autre part, ceux qui étaient plus sensibles aux blocages français espéraient de l’Europe une contrainte bénéfique, obligeant à la réforme une société trop sûre de son modèle (c’était le modèle de la « modernisation exogène »). Or, aucune de ces perspectives ne s’est réalisée : l’Europe ne sera pas française (au sens de l’ambition gaullienne) et le rôle d’entraînement de l’Europe a moins d’effet positif que prévu sur notre fonctionnement interne, tandis que le modèle politique et social français perdure tout en se délitant progressivement de l’intérieur. Le projet de constitution obligeait à une mise à jour de nos représentations de l’Europe et du rôle que la France peut y jouer. Mais il n’est pas sûr que le débat, quoique vif et intense, ait permis de mieux s’y retrouver.

D’un point de vue politique, le consensus en faveur de l’Europe s’est nettement dégradé. La comparaison avec le résultat du référendum de Maastricht, qui a vu se mettre en place les clivages politiques sur l’Europe, montre qu’une part de l’électorat est maintenant durablement anti-européenne. Il s’agit de l’électorat d’extrême gauche et communiste d’une part, qui rejette la « mondialisation libérale » et veut faire pression, avec un succès certain, sur le parti socialiste pour le couper du reste des partis socialistes européens. D’autre part, l’extrême droite et la droite souverainiste rejettent les eurocrates bruxellois et les « élites cosmopolites ». Sur le sujet européen, ces partis, qui vont donc de Lutte ouvrière au Front national, sont sûrs de faire le plein des voix et de rassembler leurs troupes. À l’inverse, les partis de gouvernement, parti socialiste et Union pour la majorité présidentielle (ump) sont divisés par le sujet européen. Seul le centre droit de l’Union pour la démocratie française (udf) est la fois très proeuropéen et parfaitement en phase avec son électorat sur ce sujet. Le bloc électoral antieuropéen des extrêmes apparaît donc stable, cohérent et durablement installé[3]. Il n’est pas majoritaire, mais la conjoncture politique a suffi à lui rallier une part de l’électorat de gauche qui a fait la différence. Au lieu donc de faire l’union autour du président de la République sur un sujet consensuel, le référendum a divisé deux partis de gouvernement et ouvert un espace d’expression et de contestation aux extrêmes, espace d’expression inespéré pour ces partis dans une conjoncture de perte de popularité du gouvernement et de paralysie de l’opposition socialiste en phase laborieuse de reconstruction.

Dans la mesure où il suffisait de la défaillance d’une part de l’électorat de gauche pour perdre le référendum, le choix de Laurent Fabius de ne pas suivre la campagne pour le « oui », décidée par le parti socialiste a été déterminante. Le bouleversement provoqué par son choix de ne pas voter en faveur du projet de traité constitutionnel a conduit le Parti socialiste à organiser une consultation interne de ses militants. Après un débat de plusieurs mois, une large majorité s’est dégagée au sein du parti socialiste pour appeler à soutenir le « oui ». Cependant, les socialistes du « non » ont tout de même fait campagne contre leur parti, en particulier à partir du moment où les sondages ont donné le « non » vainqueur. L’argument de Laurent Fabius était qu’il ne rejetait pas la construction européenne mais qu’il demandait une renégociation du traité sur les points qui n’étaient pas acceptables à ses yeux (dont le principal portait sur les modalités de révision de la constitution, soit un point technique très en retrait par rapport aux dénonciations plus populistes du « plombier polonais » qui viendrait retirer le pain de la bouche de nos artisans). Mais il savait en même temps qu’un « non » français aurait une portée beaucoup plus grande et qu’il provoquerait une véritable crise en Europe. C’est pourquoi il défendait également l’idée d’une « crise salutaire » qui permettrait de remettre la construction européenne sur les rails en remettant l’ensemble du dossier à plat. Ainsi, il a pu se présenter comme un partisan du « non » au nom de l’Europe. Une part importante de l’électorat de gauche s’est certainement retrouvée dans l’idée d’un « non » proeuropéen, qui demanderait une Europe « sociale » et non « libérale ». Aujourd’hui, la France a bien « renversé la table » comme le préconisait Laurent Fabius mais on ne voit pas l’Europe se porter mieux pour autant. Et l’on attend toujours les propositions de Laurent Fabius pour relancer l’Europe… Une fois la crise advenue, les partisans du « non », qui promettaient une renaissance politique de l’Europe à la condition de refuser la constitution, renvoient la paralysie déclenchée par le vote français sur l’impuissance de l’Europe. Un art consommé de la prophétie autoréalisatrice…

Laurent Fabius savait qu’il pouvait s’appuyer sur le mécontentement social de l’électorat de gauche et une crainte des délocalisations vers les pays nouveaux entrants qui n’a pas été loin de verser dans le discours xénophobe. Il a vu juste sur le fait que le texte du traité constitutionnel ne pouvait pas, en lui-même, susciter une adhésion telle qu’elle créerait la dynamique de mobilisation politique qui eût été nécessaire à partir du moment où des personnalités de références comme lui décidaient de mener campagne pour le « non ». De fait, le camp du « oui » s’est trouvé piégé par l’idée paresseuse que l’adhésion de principe à l’Europe suffisait à gagner une campagne. Il n’a pas su montrer l’enjeu de la consultation pour la dynamique de la construction européenne et devait défendre un texte issu d’un compromis européen complexe qui n’est, au sens strict, qu’une mise en ordre du dossier institutionnel européen. L’enjeu véritablement politique, en particulier pour les précandidats de l’élection présidentielle de 2007, comme Laurent Fabius, était d’envoyer un signal fort en direction des milieux populaires dont la désaffection vis-à-vis du Parti socialiste avait déjà provoqué la catastrophe du 21 avril 2002. Que montre le vote du 29 mai 2005 de ce point de vue? 

Qu’en est-il du résultat du vote au plan sociologique? Il confirme un écart manifeste par catégorie professionnelle et par niveau de diplôme, les milieux les plus défavorisés étant les plus rétifs à la construction européenne (76 pour cent des personnes gagnant plus de 4 500 euros par mois ont voté « oui », contre 37 pour cent parmi celles gagnant moins de 2 000 euros; 70 pour cent des plus diplômés ont voté « oui » contre 28 pour cent des personnes sans diplôme[4]). Une étude en fonction de la classe d’âge le montre également : alors qu’on pensait jusqu’à présent que les jeunes étaient massivement plus favorables que les autres classes d’âge à la construction européenne, il apparaît, en réalité depuis Maastricht, que le facteur d’âge pèse moins que le niveau de diplôme et la situation professionnelle : l’adhésion ou le rejet de l’Europe y apparaît parmi les 18-25 ans dans les mêmes proportions que dans les autres classes d’âge, les jeunes inactifs non diplômés ou faiblement diplômés étant hostiles à l’Europe et les jeunes actifs diplômés plus favorables[5]. La comparaison avec le référendum de Maastricht montre que le clivage s’est déplacé très précisément au sein des classes moyennes. En 1992, les classes moyennes employées dans la fonction publique avaient massivement soutenu le traité de Maastricht; en 2005, elles ont rejeté la constitution, rejoignant ainsi les classes moyennes du privé qui ont le sentiment d’être les perdantes de la flexibilité économique[6]. Contrairement à ce que laisse entendre sommairement une « sociologie » opposant le peuple aux élites, la « France d’en bas » à la « France d’en haut », c’est au sein des classes moyennes que les évolutions les plus importantes sont à observer. C’est aussi au sein de ces classes moyennes que le sentiment de déclassement professionnel et d’anxiété vis-à-vis de l’avenir s’exprime par un décrochage politique vis-à-vis des partis de gouvernement.

Cette crainte s’est cristallisée au cours de la campagne sur le thème de l’élargissement. Comme si elle avait décidé de donner son avis sur un sujet majeur sur lequel on ne l’a pas consultée, l’opinion s’est exprimée après coup contre l’entrée des nouveaux pays au sein de l’Union européenne. L’inquiétude économique, la défense de la souveraineté et le sentiment que le développement de la construction européenne se trouve hors de tout contrôle démocratique se sont cristallisés dans le rejet a posteriori de l’élargissement aux anciens pays du bloc soviétique. Parmi tous les pays membres de l’Union, la France est celui où le rejet de l’élargissement est le plus fort : 55 pour cent des Français se déclaraient contre l’élargissement en 2003 (34 pour cent pour)[7]. L’inquiétude économique n’explique pas tout dans la mesure où même si le faible coût de la main d’œuvre de ces pays intensifie la concurrence et donne lieu à des délocalisations, et même si le dumping fiscal, déjà pratiqué par l’Irlande, fait craindre un alignement par le bas des États-providence, il n’en reste pas moins que les échanges commerciaux de la France avec les pays nouveaux entrants restent très largement favorables à la France, y compris vis-à-vis d’un pays très rural comme la Pologne où l’industrie agro-alimentaire française a conquis de larges parts de marché. L’explication de cette singularité française se trouve plutôt dans une crainte, qui avait déjà motivé le faible enthousiasme français au moment de la réunification allemande, de voir le centre de gravité de l’Union européenne se déplacer vers l’Est et vers le Nord. Auparavant, la France pouvait se placer comme le pays pivot entre le Nord et le Sud, entre pays protestants et pays catholiques, entre anglo-saxons et méditerranéens, tout en tirant profit de son lien privilégié avec la rfa pour obtenir des arbitrages en sa faveur (le cas de la politique agricole, qui privilégie largement la France, est exemplaire). Depuis la réunification allemande, le partenaire privilégié de la France peut se tourner vers l’Est, la Pologne, la Slovaquie (et bientôt la Croatie), pour construire de nouvelles majorités au sein de l’Union.

Mais surtout, avec le passage à 25 États membres, c’est le projet européen qui doit être redéfini. La perspective d’une « union toujours plus étroite » annoncée dans le préambule du traité constitutionnel reste volontairement vague. En réalité, le fait même de proposer un traité constitutionnel entérinait l’impossibilité de passer un jour à une étape fédérale de l’Europe. Curieusement, cela n’a pas été perçu par les souverainistes qui font comme si l’on en était resté aux premiers pas de la méthode Monnet. Ce que le traité constitutionnel apportait d’essentiel à la construction européenne, outre le préambule affirmant les valeurs de l’Europe et la partie juridique intégrant les charte des droits fondamentaux, c’était la répartition des compétences, un sujet crucial pour tout système politique fédéral (ou quasi-fédéral dans le cas de l’Union européenne). Mais dans un vieux pays centralisateur comme la France, ce sujet est sans doute trop exotique et n’a fait l’objet d’aucun débat au sein de l’abondante production de la campagne référendaire. La répartition des compétences permet en effet de clarifier clairement ce qui demeure de la compétence des États, ce qui est le domaine réservé de l’Union et ce qui est de compétence partagée. Une discussion sereine sur les éclaircissements donnés pour la première fois par les travaux de la convention, présidée par l’ancien président de la République française Valéry Giscard d’Estaing, chargée du projet de constitution, sur ce sujet, aurait permis d’éviter bien des approximations sur le thème « Bruxelles se mêle de tout et dépouille les États de leur souveraineté ».  

Le rejet français du projet de traité constitutionnel européen est une déception pour ceux qui espéraient une mise en ordre du chantier institutionnel au milieu d’une phase historique dans laquelle l’Union fait avant tout preuve de voracité géographique (avec la crainte qu’elle ne dépasse définitivement ses capacités d’absorption si elle choisit d’intégrer la Turquie, qui deviendrait le premier pays de l’Union en population). L’élargissement impose de repenser le mode de fonctionnement qui a été inventé pour six pays, puis douze, puis quinze. Elle doit aussi redéfinir ses ambitions entre un simple espace de libre-échange (elle en est déjà au-delà avec l’euro, qui l’a fait entrer dans un domaine certainement plus intégré que la simple coopération interétatique) et la perspective désormais abandonnée de la fédération politique (au sens des États-Unis d’Europe). Les négociations constitutionnelles, de ce point de vue, ont eu au moins l’intérêt de montrer jusqu’à quelles concessions les États membres étaient prêts à aller et de clarifier une répartition des compétences acceptables par tous.

Mais dans cet entre-deux institutionnel, la France est incapable de se choisir un nouveau dessein européen. Elle s’est progressivement isolée, sans en avoir vraiment pris conscience. Les socialistes français sont coupés du Parti socialiste européen, les syndicats français de la Confédération européenne des syndicats. La coopération franco-allemande ne peut plus servir de substitut à la dynamique ou à la négociation européenne. Le crédit diplomatique français s’est épuisé dans l’arrogance affichée vis-à-vis des nouveaux entrants, dans la défense stérile de la politique agricole et dans le ratage du référendum. Les proeuropéens ont du mal à prendre en compte les critiques faites au processus européen et n’y voient toujours qu’un défaut d’information et de pédagogie. Ils espèrent de nouvelles avancées de la construction européenne sans assez tenir compte de la juxtaposition des trois obstacles qui apparaissent de plus en plus nettement : le refus des États de nouvelles délégations de souveraineté, la limite de la capacité d’impulsion des institutions communautaires et particulièrement de la commission, et surtout le décrochage démocratique, puisque l’opinion ne voit plus le projet européen comme un projet de participation démocratique.

Si l’Europe fait preuve de succès, c’est avant tout dans sa capacité de stabilisation de ses marges immédiates, sa capacité d’attraction et de réforme de sa périphérie proche par obligation d’intégrer l’acquis communautaire. En revanche, les pays du centre (géographique) mais aussi du cœur (historique) de l’Europe sont en crise : la France, l’Allemagne et l’Italie. Les pays de la périphérie, de l’Irlande et du Royaume-Uni à la Pologne, de l’Espagne à la Hongrie, se portent bien et entendent faire valoir leur point de vue. On ne peut donc pas dire que l’Europe ne marche pas ni qu’elle est en panne. Mais les pays fondateurs n’en tirent plus autant de bénéfices qu’avant et ont du mal à s’y faire. La méthode fondatrice de l’Europe, par compromis et par engrenage technique, ne fonctionne plus. En revanche, les États souscrivent de plus en plus à des programmes « à la carte », à des « coordinations ouvertes ». L’Europe change donc de physionomie, à l’insu des pays qui se croyaient propriétaires de la construction européenne, menée en fonction de leurs intérêts internationaux ou de stratégies politiques internes. En l’état actuel, les pays qui ont ratifié le traité constitutionnel ne veulent pas entendre parler d’un abandon de ce texte. Ceux qui l’ont rejeté ne sont pas en mesure ni de provoquer une nouvelle consultation ni de faire des propositions de substitution à leurs partenaires. Mais pour les uns et les autres, il est en réalité moins urgent de se lancer dans un nouveau projet, avec le risque de fuite en avant que cela comporte, que de définir le dessein européen, c’est-à-dire l’autolimitation de l’ambition européenne. L’appel à « plus d’Europe » a souvent servi à entretenir le flou sur ce que pouvait être le projet européen, tout en laissant penser qu’on attendait une nuit du 4 août des souverainetés pour faire le saut dans une Europe postnationale — une perspective qui a perdu toute commune mesure avec les bénéfices réels de l’Union européenne. Désormais, la formulation du projet européen échappe à ses pays fondateurs et sera le fait des pays de la périphérie, des petits pays ou des pays qui ne se sentaient pas assez légitimes pour parler au nom de l’Europe. Vu de ses marges, le projet européen prendra nécessairement une autre forme. 



Marc-Olivier Padis*

 

NOTES

* Marc-Olivier Padis est rédacteur en chef de la revue Esprit. Il a récemment publié au sujet de l’Europe et du référendum sur le traité constitutionnel européen : « Constitution européenne : que veut dire la bataille du “non”? », Esprit, oct. 2004; « La Turquie et les cercles de l’Europe », Esprit, nov. 2004; « Une France sans vision de l’Europe? », Esprit, mai 2005; et « La France insulaire », Esprit, juil. 2005.

1. Sondage bva paru dans L’Express du 22 déc. 2005.

2. Source : Eurobaromètre, cité par Jean Pisani-Ferry, « Europe, une crise qui va loin » (in Fondation Jean-Jaurès, Le jour où la France a dit non, Paris, Plon, 2005, p. 138). Rappelons que l’adhésion de la Turquie est un sujet complètement indépendant du traité constitutionnel.

3. Cf. Pascale Perrineau (dir.),  Le vote européen 2004-2005. De l’élargissement au référendum français, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.

4. Sondage Ipsos à la sortie des urnes, cité par Jérôme Jaffré, « La France au miroir de son non », Le Monde, 18 juil. 2005.

5. Cf. Bruno Cautrès, « Une fracture générationnelle? », in Fondation Jean-Jaurès, op. cit., p. 78-99.

6. Cf. Dominique Goux et Eric Maurin, « 1992-2005 : comment le oui s’est décomposé », Le Monde, 2 juin 2005.

7. La France est le seul pays d’Europe où plus de 50 pour cent de la population est hostile à l’élargissement. En Allemagne, par exemple, second pays le plus hostile, 42 pour cent de la population est contre, et 38 pour cent pour; en Grande-Bretagne, 40 pour cent est contre et 38 pour cent pour; en Espagne, à l’opposé du tableau, 15 pour cent seulement se déclare contre l’élargissement, et 62 pour cent pour. Chiffres Eurobaromètres, automne 2003, in Jacques Rupnik (dir.), Les Européens face à l’élargissement. Perceptions, acteurs, enjeux, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 28.



 


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