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Une idée qui disparaît

Un texte de Daniel Jacques
Thèmes : Gouvernement, Québec
Numéro : vol. 8 no. 2 Printemps-été 2006

Dans un article publié cet automne dans Le Devoir, Denise Bombardier affirmait qu’une « certaine idée du Québec est peut-être en train de mourir[1] ». Elle y suggère, en outre, que la course à la chefferie du Parti québécois montre bien la décadence de cette formation politique et témoigne de la fin du rêve qu’elle a incarné. L’argument repose principalement sur une affirmation : les prétendants à la direction de ce parti n’auraient pas eu la stature de ses anciens chefs et n’auraient été ainsi que « les pâles copies de ces figures emblématiques » parmi lesquelles il faudrait compter Lucien Bouchard. Un amenuisement si radical du charisme de nos politiques représenterait un précieux indice de la disparition prochaine d’une certaine « idée » de nous-mêmes. Quoi qu’il en soit de la vérité de cette interprétation, il nous faut reconnaître que la question posée est la bonne. Il conviendrait toutefois de se demander quelle est l’idée du Québec qui se meurt aujourd’hui.

Dans la recherche d’une réponse plus juste à cette question, nous devons aussi examiner les actions du gouvernement libéral actuel. Parmi celles-ci, il en est une qui nous paraît exemplaire à ce propos. Il s’agit de la façon dont ce gouvernement a mis fin à la négociation dans le secteur public en décrétant, au moyen d’une loi spéciale, les conditions de travail de ses 500 000 employés. Ce refus de négocier fut présenté comme un acte responsable, bien qu’on n’ait jamais cherché à montrer pourquoi l’exercice d’une telle responsabilité ne pouvait souffrir aucun délai. On a prétendu que le gouvernement devait impérativement respecter le cadre financier qu’il a lui-même fixé et auquel il a pris soin de joindre les dispositions relatives à l’application de la Loi sur l’équité salariale. Il est intéressant de noter que dans le cadre de ces discussions, le gouvernement a sciemment omis les renseignements fournis par l’Institut de recherches et d’informations sur la rémunération, qui permettent de mesurer l’appauvrissement relatif des employés de l’État. En effet, ce que révèlent les données de l’Institut, c’est que les fonctionnaires gagnent en moyenne 11,8 pour cent de moins que les autres salariés québécois, et 20,5 pour cent de moins que les salariés syndiqués du secteur privé. Les salariés de l’État sont désormais à parité avec une seule catégorie d’employés, soit ceux du secteur privé non syndiqués, comme l’a montré Jacques Rouillard dans un article très éclairant à ce sujet[2]. Dans un monde où l’argent constitue la principale forme de reconnaissance publique, une telle évolution de la rétribution de nos fonctionnaires témoigne de la valeur que l’on accorde à leur contribution au bien-être collectif.

On répondra sans doute que cela n’a rien à voir, et que nos dirigeants, notamment ceux qui siègent au Conseil du trésor, ont un souci constant de valoriser la fonction publique, mais ce genre de déclaration ressemble étrangement à ces autres sophismes auxquels on nous a habitués dans le monde de l’éducation où l’on tente, par exemple, de faire croire que l’augmentation effrénée de la « diplômation » n’entraînera aucune baisse de la qualité de l’enseignement. En vérité, tout cela constitue un signal sans ambiguïté envoyé par le gouvernement à ses propres employés. Le travail accompli dans la fonction publique paraît dévalorisé en comparaison de celui réalisé dans la sphère privée, qui seul semble offrir des perspectives prometteuses aux individus les plus énergiques et les plus ambitieux. En revanche, la fonction publique apparaît comme un milieu de travail dont le seul avantage est d’offrir aux plus âgés de remarquables perspectives de retraite et aux plus timorés une confortable sécurité d’emploi. En somme, rien qui ne favorise la créativité, rien qui puisse enflammer l’imagination des plus jeunes qui seraient tentés d’y faire carrière. Il est paradoxal que ce soit ce signal qu’ait choisi d’envoyer le chef du gouvernement alors qu’il faut procéder à un renouvellement des employés dans plusieurs secteurs névralgiques de la fonction publique. C’est là une responsabilité à l’égard de l’avenir dont le gouvernement actuel n’a cure.

La stratégie de négociation adoptée par le gouvernement libéral semble indiquer une volonté de déprécier l’État chez ceux-là mêmes qui ont pour tâche d’en prendre le commandement. On pourrait croire ainsi qu’ils se sont donné pour objectif d’amener l’État à n’être tout au plus qu’un instrument de la société dont la seule fonction est de livrer au citoyen devenu un client des services au moindre coût possible. Avec de pareilles pensées, si libérales, on ne voit pas pourquoi monsieur Charest et ses sbires du Conseil du trésor n’ont pas tenté de négocier un contrat général d’embauche leur permettant de dénicher tous leurs futurs fonctionnaires dans quelque Wal-Mart éducatif où ils pourraient se les offrir, à la douzaine, pour un prix réduit. Cette dévalorisation systématique de la fonction étatique n’est pas uniquement le fait de nos gouvernants, elle s’inscrit bien au contraire dans un courant très ancien du libéralisme, qui a ses adeptes aujourd’hui, notamment chez notre impérieux voisin, et qui se fonde sur une crainte tout aussi ancienne, voir un simple mépris, du politique. Voilà pourquoi le traitement réservé aux fonctionnaires de l’État québécois par ses dirigeants actuels laisse entrevoir le déclin d’une certaine conception du rôle de l’État, notamment comme instrument d’émancipation et d’accomplissement de la collectivité. Dans le cadre d’une autre conception de l’État, d’un libéralisme autrement plus politique, surtout moins centré sur la vie économique, celui-ci n’est pas envisagé comme un simple outil, remis entre les mains de la totalité des usagers qui constituerait ainsi un genre de « société », mais plutôt comme une modalité particulière de notre être commun par laquelle celui-ci cherche à s’accomplir dans l’histoire. Manifestement, cette idée-là de la politique paraît absente de l’esprit de nos gouvernants.

Il en va de cette affaire, pour le moins paradoxale, comme si ceux qui ont la charge d’exercer le pouvoir en étaient venus à méconnaître la fonction symbolique de l’État. Ils n’ont plus sous les yeux que la « société », plus précisément la société dans sa dimension économique, et puisent toute leur lucidité dans cette réduction du regard. La société québécoise, confiante désormais de ses succès dans les arts et dans le commerce, n’aurait plus besoin d’un État fort, il lui faudrait plutôt se libérer de l’emprise embarrassante de celui-ci. Il nous suffirait de nous assurer de notre part du marché mondial pour devenir entièrement ce que nous étions destinés à être. Notre liberté, autrefois si ardemment désirée par les poètes, tiendrait tout entière dans nos réussites économiques, que ce soit dans le champ de la culture de masse, de la technologie de pointe ou bien de l’industrie lourde. Nul besoin désormais d’une quelconque « mission spirituelle » comme pour le Canada français, encore moins de cette « nation québécoise » devenue si encombrante aux yeux de ces intellectuels, si avertis de l’évolution du monde, qui nous ont appris, savamment, à nous en méfier. Le refus d’accorder aux employés de l’État un salaire décent n’est donc qu’un symptôme parmi d’autres de ce que nous pourrions appeler la politique de Jean Charest, si une telle chose existait.  Cette apparence de politique relève, en vérité, d’un désir d’allègement devenu pour ainsi dire universel au Québec, désir qu’il n’a pas, bien sûr, inventé, il en serait bien incapable. Il s’agit là, précisément, d’une résolution commune à ne vivre désormais que dans la légèreté d’une existence historique enfin délivrée de la malédiction du politique qui a pesé sur nous depuis la fondation de ce pays. C’est donc, en somme, une idée politique de la nation québécoise qui se meurt aujourd’hui et notre premier ministre, Jean Charest, en est le fossoyeur devant l’Histoire.

C’est ainsi que l’idée d’un Québec politique, héritée de la Révolution tranquille, semble s’évanouir jusque dans l’esprit de nos dirigeants. Il est vrai que, depuis l’époque de sa première formulation, la société québécoise a bien changé et que nous devons assumer des défis inconnus alors. Voilà pourquoi nous devons nous demander s’il existe encore une idée politique pour le Québec de demain. Une telle idée, dans le meilleur des cas, permettrait de définir les tâches futures de l’État, en vue par exemple d’améliorer notre relation à la nature, de réaliser la justice dans notre société ou bien encore d’assurer aux communautés qui la composent l’existence historique la plus riche.

Dans ces circonstances, un gouvernement plus lucide que celui que nous avons devrait s’interroger, non pas uniquement sur le fardeau fiscal des individus, mais aussi, et peut-être davantage, sur la contribution équitable des entreprises à la vie commune. Il y a un devoir des entreprises à l’égard de la société, voire du monde naturel, que le politique se doit de faire respecter. Il n’est pas certain que ceux qui nous gouvernent aient à l’esprit ces autres responsabilités-là. Et que l’on ne vienne pas nous dire qu’il nous faut accepter, dans le contexte libéral qui est le nôtre, l’impuissance de nos États devant la toute-puissance du marché. La Finlande, qui est un petit État, pas moins libéral que d’autres, possède un gouvernement qui, sous la présidence de la sociale-démocrate Tarja Halonen,  assume pleinement ces responsabilités, sans réduire aucunement son exceptionnelle compétitivité. Peut-être faut-il une imagination politique, ou une aptitude à l’idéal, que ne possèdent pas nos dirigeants pour ouvrir de telles voies sur l’avenir.

De même, un gouvernement véritablement responsable à Québec, au lieu de refuser à ses employés la reconnaissance financière qu’ils méritent, pourrait travailler à corriger le déséquilibre fiscal qui affecte si lourdement les finances de ce pays. Pour y parvenir, il faudrait toutefois bien autre chose que cette vague assurance qui nous a permis d’arracher quelques transferts fédéraux dans certains secteurs d’activité, c’est-à-dire le courage d’imposer le respect de nos exigences particulières à nos partenaires canadiens, si occupés aujourd’hui à édifier leur « nation building ». Il faudrait, en d’autres mots, comme le gouvernement Lesage autrefois, envisager un nouvel équilibre des finances publiques au Canada.

Enfin, peut-être qu’une idée politique du Québec, afin de demeurer politique, doit témoigner d’une conscience véritable de la spécificité de notre réalité culturelle et historique. Il n’est pas assuré, quels que soient les succès du Cirque du Soleil ou de Bombardier, que nous puissions nous aventurer dans l’avenir sans garde-fou aucun. La vigilance politique nécessite un équilibre, toujours à reconstituer, entre la conscience de nos forces, bien réelles, et celle de notre précarité, tout aussi réelle. En ce sens, une idée politique du Québec devrait prendre la forme d’une politique qui nous préserverait de la dissolution progressive de notre singularité dans cette Amérique démesurée. Or, une telle idée politique ne saurait s’accorder avec le mépris des employés de l’État démontré par le gouvernement libéral actuel.

Nous pourrions enfin proposer une autre interprétation de ces événements, moins sombre, plus généreuse, d’une légèreté en accord avec l’époque. Nul ne peut savoir, en définitive, quelles idées animent nos gouvernants lorsqu’ils prennent une décision. Comme Machiavel l’a enseigné, le véritable exercice du pouvoir s’accomplit souvent derrière les voiles de l’apparence. Il se pourrait donc que notre fossoyeur national n’ait pas en vue la réalisation d’idées au moyen de ses politiques, notamment de ses politiques financières. Peut-être même son souci n’est-il pas tourné vers le bien-être des générations futures, mais plutôt vers l’imagination d’électeurs bien présents. Il se pourrait ainsi que les petits conseillers de notre gouvernement aient suggéré à leur grand chef, après l’affaire des écoles juives et la débâcle du printemps devant les étudiants, épisode qui l’a fait paraître dans un format réduit, de se redonner une image plus vigoureuse, c’est-à-dire un semblant de charisme. Il se serait agi de refaire le coup du débat, réussi lors de la dernière campagne électorale, de manière à se montrer, à nouveau, si résolu : « Nous sommes prêts! » Ce ne serait donc pas quelque principe supérieur inspiré d’une conception trop étroite du libéralisme qui aurait insufflé à notre chef la volonté pressante d’en découdre avec les syndicats et les salariés qu’ils représentent, encore moins le sentiment irrépressible d’une noble responsabilité à l’égard des générations futures, mais plus prosaïquement l’intention cachée de se faire du capital politique, sur le dos des employés de l’État, en vue des prochaines élections.

Daniel Jacques*

 

NOTES

* Daniel Jacques enseigne la philosophie au collège François-Xavier-Garneau à Québec. Il a publié des ouvrages de philosophie politique, dont les plus récents sont La Révolution technique (Montréal, Boréal, 2002) et Nationalité et modernité (Montréal, Boréal, 1998).

1. « Le pq à l’agonie », Le Devoir (Montréal), 22-23 oct. 2005.

2. « La Reine ne négocie plus », La Presse (Montréal), 17 déc. 2005, p. A33.

 





 


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