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Diderot, lecteur des Bougon

Un texte de Jean-Philippe Trottier
Thèmes : Philosophie, Québec, Revue d'idées
Numéro : vol. 8 no. 1 Automne 2005 - Hiver 2006

Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux est le grand branle de la terre.

Diderot



Qu’ossa donne de marcher drette si ceux qui te l’ordonnent marchent tout croche?

Paul Bougon



 


Il est de bon ton de décrier, tant au Québec qu’à l’étranger, la médiocrité des programmes de télévision — pbs et arte exclus, entre autres. Les désolants reality shows justifient amplement l’humeur qui saisit certains téléspectateurs, et la pâture que l’on sert au « bon peuple », au lieu de l’élever, le conforte dans ses tics et ses habitudes. Audimat oblige, il faut niveler par le bas à telle enseigne que plus une émission est populaire, plus elle risque d’être suspecte.

La série-culte de l’heure au Québec, Les Bougon, suscite les mêmes interrogations. On y voit, en vignettes d’une vingtaine de minutes entrelardées de publicité, les magouilles d’une joyeuse famille d’assistés sociaux qui agissent selon la maxime suivante : le système nous crosse, on est tannés, crossons-le à notre tour. Le plus admirable ici est l’esprit gaillard avec lequel ce petit monde commet ses fourberies. On est loin de la dépravation morale d’une famille Thénardier, des Misérables de Victor Hugo, ou des personnages interlopes de Charles Dickens. Les émissions que j’ai vues, au contraire, expriment la farce avec, certes, une pointe d’amertume. Une farce au royaume de truanderie avec cette tonitruance à la Boccace ou Chaucer. Une sorte de clabaudage « héneaurme » teinté de commedia dell’arte un peu lourde.

On pourrait reprendre les arguments de nos esprits chagrins et regretter la qualité d’un langage qui colle au gras du réel. On pourrait souligner une trame narrative décousue, préoccupée uniquement de servir des tranches de vie, des aventures ponctuelles en épisodes. On pourrait aussi se lamenter sur la présentation d’un parasitisme social sur le mode ludique au détriment de la question autrement plus triste que constitue l’aspiration vers le bas que le bien-être social provoque chez de nombreux prestataires.

Ces réactions seraient fondées, mais on pourrait rétorquer qu’il s’agit d’un simple divertissement à travers lequel on se permet une critique de l’hypocrisie sociale et de l’indifférence confortable. On soutiendra que le langage est fidèle à la réalité et que le public ne veut pas de récits trop complexes. On dira, et à bon droit effectivement, que la série tranche avec les téléromans qui montrent les interminables tourments de couples dans un joli intérieur bourgeois ou les niaiseries féminisantes qui dépeignent les hommes comme de veules créatures vaguement gnochonnes ou méchantes. On peut par ailleurs se réjouir de voir un programme qui jure avec une publicité qui, elle aussi, montre des mauviettes masculines face à des femmes déterminées et méprisantes. En ce sens, Les Bougon apporte un vent de fraîcheur et d’originalité.

Mais regardons plutôt l’émission par delà de sa critique sociale et politique, et plutôt comme point de départ d’une réflexion morale (morale au sens d’étude des mœurs et des caractères, un peu à la façon des moralistes français dont les xviie et xviiie siècles étaient si friands). Et confrontons-la avec un ouvrage de Denis Diderot, Le Neveu de Rameau. Il s’agit ici d’un dialogue satirique dont la publication est une des histoires les plus rocambolesques de l’édition. Écrit en 1762, il est revu et corrigé pendant la décennie suivante. À la mort de l’écrivain en 1784, le manuscrit est remis à Catherine ii de Russie, puis récupéré par Friedrich von Schiller qui le confie à Gœthe, lequel le traduit en allemand en 1805. C’est en 1821 que le paraîtra sortira en français… traduit de l’allemand, et il faudra attendre jusqu’en 1891 pour qu’un des manuscrits originaux de l’époque de Diderot soit découvert sur les quais de la Seine, et enfin publié.

Deux personnages affrontent leurs points de vue : Moi et Lui. Moi, c’est Denis Diderot, philosophe émule des Lumières, homme équilibré, frugal, conscient de l’abîme qu’est l’homme, modéré dans ses vices et cultivant la vertu (on comprend au passage l’affinité avec un Gœthe qui partageait une sensibilité semblable). Lui, c’est Jean-François Rameau, le neveu du célèbre compositeur Jean-Philippe Rameau (auteur des Indes galantes et du magistral Traité de l’harmonie qui a fait date dans l’histoire de la musique et de la composition), débauché, lucide, vicieux, sans scrupules, grandiose dans son intelligence dépravée, amoral et non immoral comme on se plaît erronément à le décrire.

Deux esprits sont donc face à face sur le ton de l’aimable badinage et abordent différents sujets : la définition du génie, l’éducation des jeunes filles, l’immoralisme, l’aide aux indigents, la flatterie comme art de vivre, la musique… Lui soutient que chacun agit selon ses intérêts et que la vertu et l’amitié n’existent pas pour elles-mêmes. Moi, qui soutient la thèse adverse, remarque fort justement le décalage surprenant entre les dons du neveu et son manque de vertu. L’entretien finit comme il avait commencé, sans tambour ni trompette, un peu à la façon d’un dialogue platonicien.

Ce qui ressort de cet échange, c’est la lucidité générale du propos. Une lucidité bâtie en un sens sur l’exceptionnel jeu de miroirs entre la conscience équilibrée du philosophe et celle, fulgurante mais trouble et fissurée, du neveu. L’un comprend l’autre et le révèle, et vice versa. Deux principes s’opposent : la recherche de la vertu et le principe d’utilité. Ou encore : le bien est affaire de morale, et donc de liberté, ou il est affaire de convenance sociale et d’hypocrisie. Aristote s’oppose ici à Hobbes dans un éclairage mutuel.

On retrouve le même principe d’utilité qui anime Jean-François Rameau chez Paul Bougon, chef du clan familial. Le fil directeur de la série réside effectivement dans le constat amer suivant : « Qu’ossa donne de marcher drette si ceux qui te l’ordonnent marchent tout croche? » Paul Bougon est un ancien débardeur du port de Montréal, honnête, mais qui, dénonçant les magouilles dont il a été témoin, s’est heurté à la triple alliance de son syndicat, de ses patrons et de la justice. Il décide donc d’entrer dans la danse et de participer à ce que Diderot appelait 250 ans auparavant « la pantomime des gueux ». Tout comme Jean-François Rameau, il est amoral. Immoral, il le serait si le milieu contre lequel il s’insurge était moral. Mais ce milieu est fait d’égoïsmes qui, telles les abeilles de la fable de Mandeville, le composent, s’équilibrent et lui assurent en bout de ligne sa cohésion.

La conclusion de Paul Bougon est donc logique et relève de ce que l’on pourrait appeler une realpolitik où l’intérêt est la mesure de l’action. Le ton général est donné, et la famille suit. Fait intéressant à remarquer pour son côté poignant et pathétique : le contrepoint dérisoire offert par son frère Frédéric. Cet homme se veut honnête et cherche à suivre la voie droite. Mais l’émission le décrit comme un loser, un gnochon, semblable à un curé défroqué qui a constamment le cul entre les deux chaises du vice et de la vertu, de l’utile et du bien. C’est, à l’inverse du philosophe de Diderot, un niais.

Une petite phrase, prononcée par Jean-François Rameau, situerait celui-ci entre les deux frères Bougon : « je connais le mépris de soi-même, ou ce tourment de la conscience qui naît de l’inutilité des dons que le Ciel nous a départis; c’est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que l’homme ne fût pas né. » Paul Bougon, lui, a traversé la limite de ce mépris de soi-même et en garde une certaine amertume. Frédéric est en deçà et n’est pas en mesure de faire le pas, faute de pouvoir mesurer les enjeux de son action.

On pourrait classifier les Bougon sous le genre, en vogue aujourd’hui, du white trash, un genre qui dépeint les miasmes des classes blanches défavorisées. Cela donne en Angleterre des cinéastes réellement prodigieux comme Mike Leigh, auteur de Secrets and Lies, ou, en France, Matthieu Kassowitz, réalisateur de La haine. Aux États-Unis, il y a les nombreuses émissions, notamment des dessins animés tels que The Simpsons, South Park ou Beavis and Butthead. On y voit une adolescence masculine des banlieues obsédée par une virilité qui ne rêve que de tirer son coup, de « scorer ». Les adultes sont des chiffes molles, veules et sans vergogne qui ne jouent pas leur rôle d’adultes. Mais, alors que chez Mike Leigh subsiste un drame et un dénouement cathartique, les bandes dessinées américaines susmentionnées se contentent de la simple satire socioculturelle extrêmement divertissante mais, en fin de compte, acerbe et souvent méchante. Les Bougon incarne pour sa part une spécialité bien québécoise et s’inscrit dans la tradition de la caricature et de l’autodérision. Une caricature extrêmement vivante, mais qui signe précisément son incapacité à aller au-delà du problème.

On est ici dans un monde sordide et intelligent — ou plutôt rusé, streetwise — où la seule douleur, nous y faisions allusion précédemment, pourrait provenir réellement de Frédéric. (Paul, malgré son amertume et son honnêteté passées, ne fait pas marche arrière). Mais on en a fait un nigaud. Exeunt donc la douleur et tout espoir de dénouement. Nous retombons fatalement dans la farce et le dénigrement[1].

Redonnons la parole au philosophe Diderot qui s’exprime à travers son alter ego, Moi : « je ne savais si je m’abandonnerais à l’envie de rire ou au transport de l’indignation. Je souffrais. Vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d’éclater; vingt fois la colère qui s’élevait au fond de mon cœur se termina par un éclat de rire. J’étais confondu de tant de sagacité et de tant de bassesse; d’idées si justes et alternativement si fausses; d’une perversité si générale de sentiments, d’une turpitude si complète, et d’une franchise si peu commune. »

On ressent un peu la même ambivalence en analysant les personnages de la famille Bougon. Des remarques telles que : « On aurait dû kidnapper les enfants dans une garderie. Vu que la police ne fait pas de recherches avant la noirceur, on est correct. On les ramènerait avant la noirceur », « Si vous ne voulez pas le laver [le grand-père], on va le placer. Il y a des gens qui sont payés pour le garder sale », ou « Avec le gouvernement, il faut que ça soit plate sinon y paye pas [au sujet des subventions culturelles] », sont souvent drôles et justes dans leur brutalité. Mais la réalité qu’elles dénoncent est loin d’être aussi caricaturale et, en bout de ligne, après avoir bien ri, on décroche. On remarque, incidemment, un esprit similaire dans le film Les Invasions barbares, de Denys Arcand, lorsqu’il aborde l’engorgement dans les hôpitaux, la turpitude des syndicats et la corruption généralisée. Le film est malgré tout, du fait même que c’est un long métrage, plus élaboré et propose une réflexion plus articulée.

Alain Finkielkraut avait dit une fois qu’il fallait se garder d’orwelliser la réalité. Autrement dit, tout n’est pas noir ou blanc. Les bas-fonds de Gorki ne sont pas que fange et dépravation, la famille Thénardier a également abrité (et exploité) Cosette tout en servant de contrepoint à un Jean Valjean.

La réalité, certes, fait problème mais examinons un peu le sens du mot lui-même : du grec proballein (jeter devant), il signifie ce qu’on a devant soi ou question posée. C’est une question, non une réponse à travestir. Une question qui ne peut être traitée que par l’interprétation. On voit ici que la caricature, pour drôle qu’elle soit, constitue souvent une fuite. Et, puisqu’on y est, regardons l’étymologie du mot « caricature » : caricare, en italien, qui veut dire charger, au sens figuré de charge ou d’accusation. Fuite ou charge, la caricature est détournée pour éviter de prendre la réalité à bras-le-corps; c’est une manière de la prendre « par la bande » car elle est trop âpre à accueillir. On revient en l’occurrence à l’amertume sous-jacente de Paul Bougon et à celle, avortée, de son frère Frédéric.

Au fond, ce qui manque à l’émission, c’est la profondeur qui pourrait justement venir de la multiplicité des teintes ou harmoniques que les personnages recèlent. Cette profondeur, on la retrouve très présente chez Jean-François Rameau qui aura opté pour l’adaptation au « grand branle de la terre », et dont le philosophe dit tristement : « Voilà, en vérité,  la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu’il avait, que les autres ont; mais il n’était pas hypocrite. Il n’était ni plus ni moins abominable qu’eux; il était seulement plus franc, et plus conséquent, et quelquefois plus profond dans sa dépravation. » Le protagoniste de Diderot élabore une colère, déguisée sous l’ironie et la bouffonnerie. Les Bougon se contentent de faire des coups bas, en harmonie avec la corruption généralisée, mais la désillusion ne se fait pas jour. Elle ne peut donc mener à aucune élaboration ni dépassement. C’est, nous le disions, le maintien au niveau de la farce égrillarde.

Outre Le Neveu de Rameau ou les films white trash, nous pourrions aussi invoquer un autre éclairage, plus proche de nous, celui de La Famille Plouffe. Ce n’est plus le chef de famille — Paul — qui est le personnage central, mais la mère Plouffe. L’histoire est une chronique de la basse-ville de Québec vue à travers le prisme d’une famille modeste. On retrouve curieusement certains traits de Frédéric Bougon chez Ovide Plouffe : naïf, simple, détonnant sur le reste de la famille. Mais l’idéalisme qui anime Ovide devient chez Frédéric une marque de débilité pathétique.

Les Plouffe propose un monde naïf, ses problèmes, ses joies, ses petites misères et grandeurs, un peu à la façon du petit peuple pittoresque et humain de Marcel Pagnol. Chez Les Bougon, le miroir idéalisant est brisé et laisse la place à son revers, le dénigrement. La seule vertu rédemptrice semble être la solidarité familiale à toute épreuve, presque une omerta à la sicilienne, « cette conspiration du silence autour du péché d’un seul qui devient le trésor de tous », selon l’expression de Yann Queffélec.

Peut-être aussi pourrions-nous évoquer le personnage d’Elvis Gratton, ses clowneries de « tabarnaco », son ridicule vulgaire et inconscient, son aplatissement veule devant tout ce qui est Américain (« Les Américains, ils l’ont l’affaire ») ou encore son identité embrouillée (Canadien d’Amérique du Nord d’expression française, Français américain du Canada ou tout autre combinaison cocasse de ces termes). Mais le propos de Pierre Falardeau est autrement plus caustique; on rit jaune derrière la truculence, au point que de nombreux Québécois de souche n’ont pas aimé le film, du moins le premier. La critique est effectivement acerbe et particulièrement juste, sans doute plus proche du monde de Jean-François Rameau que de celui de Paul Bougon.

Les constats des Bougon ne sont pas faux en définitive. Les histoires sont drôles, satiriques. Mais on souhaiterait que, de médaillons de télésérie, elles tissent une œuvre articulée avec examen approfondi des personnages et de leurs interactions. Ce serait aussi une occasion unique de créer un nouveau langage, une nouvelle sensibilité, dont la splendide vulgarité a déjà trouvé au moins un éclatant exemple dans les romans de San Antonio, alias Frédéric Dard, ou, dans une moindre mesure, de Raymond Queneau. Il convient cependant d’éviter  un écueil sur lequel viennent buter tant de gens et, souvent, des gens cultivés. Un langage châtié étant synonyme de fausseté et de maquillage stylistique, on privilégierait le langage cru afin de faire « vrai ». Plus ça pleure et plus ça sacre, plus c’est authentique. La thèse est entendue et peut se défendre. Mais à une seule condition, c’est que la vulgarité soit poussée à l’extrême et, en un sens, stylisée. La vulgarité pour faire « humain » ne tombe en définitive que dans le mélodrame larmoyant et, pis encore, risque quelquefois de manifester une intention démagogique d’une élite en mal de légitimité. La vulgarité érigée en métaphysique est, elle, beaucoup plus porteuse car elle interpelle; elle est révolte, cri du tréfonds des entrailles. Elle peut devenir grandeur et dépasser le cadre anesthésiant de la télé-réalité. Elle peut surtout contredire l’avis général qui veut que plus c’est au ras des pâquerettes, plus le peuple en voudra. Cette enflure dans la vulgarité a donné des œuvres de génie (Iberia pour piano, du compositeur espagnol Isaac Albéniz, Voyage au bout de la nuit de Céline, le répertoire du tango, certaines toiles de Francis Bacon ou de Goya… on revient encore au grotesque de la commedia dell’arte évoquée en début de texte et dont Les Bougon contient des éléments).          

Qui plus est, cette poussée à l’extrême du vulgaire est autrement plus convaincante lorsqu’il s’agit de dénoncer la corruption politique ou économique ambiante. Les scandales des commandites ou encore la récente trahison — brillamment orchestrée — de Belinda Stronach au profit du Parti libéral du Canada méritent tout de même une dénonciation à leur mesure. On songe ici aux spirales vertigineuses du pouvoir telles que décrites dans le Macbeth de Shakespeare et au cataclysme qu’elles provoquent. On imagine mal qu’une farce acrimonieuse puisse rendre compte de la grandeur humaine et maléfique du couple Macbeth. À pareille grandeur doivent correspondre une histoire et un style également grandioses. On trouverait peut-être dans ces nouvelles sensibilités et formes le quart de la moitié du commencement d’une résolution du problème criant, tant au Québec qu’au Canada, du divorce entre une élite dirigeante et un peuple passif et amnésique.

Jean-Philippe Trottier*

 

NOTES

* Agent d’artistes en musique classique, Jean-Philippe Trottier est diplômé en philosophie (Sorbonne, Paris), en piano (Université McGill, Montréal) et en composition musicale (Conservatoire de Montréal). Il collabore aux revues L’Agora, Liberté, L’Action nationale et Inroads. Il pilote par ailleurs l’émergence d’une encyclopédie canadienne-française, partenariat entre L’Encyclopédie L’Agora et la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, qui bénéficie du soutien du Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes.

1. Cet article a été écrit en décembre 2004 et ne tient pas compte, en conséquence, des émissions subséquentes.



 


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