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Ne pas être contemporain de soi-même

Un texte de Jean-Philippe Warren
Thèmes : Histoire, Philosophie, Société
Numéro : Vol. 7 no. 2 Printemps-été 2005

            Plusieurs auteurs, et non des moindres, ont posé ces dernières années les jalons d’une réflexion nouvelle sur le rôle de l’histoire dans les sociétés postindustrielles. Qu’a-t-on besoin de l’histoire, se demandent-ils, quand les défis de ces sociétés sont toujours neufs, quand l’expérience humaine est un kaléidoscope d’instantanéités, quand l’avenir est sans cesse à construire sur les ruines du présent? Pourquoi se souvenir si la mémoire est désormais dépossédée de l’avenir?

            L’époque dans laquelle nous entrons est radicalement différente de l’époque moderne. Quoique résolument tournée vers l’avenir et quoique rangée du côté de ceux qui (comme dans la querelle des anciens contre les modernes) refusaient de considérer les auteurs antiques comme insurpassables, la modernité n’en a pas moins correspondu à une étonnante efflorescence historiographique. Les philosophes du xviiie siècle ont été historiens dans la même proportion que les historiens du xixe siècle ont été philosophes parce que, chez les uns et les autres, la notion de progrès scellait le destin des sociétés et légitimait, par le recours à une marche inéluctable de l’histoire, la prolétarisation des ouvriers, la colonisation des peuples dits primitifs, la diffusion de l’instruction dans l’ensemble de la population, le développement de la science ou l’adoucissement des mœurs. Les typologies construites par les praticiens des sciences humaines des siècles passés reprenaient d’ordinaire un schéma qui opposait non seulement le passé à l’avenir, mais qui faisait du premier la chrysalide du second (mode de production capitaliste et mode de production communiste chez Karl Marx, solidarité mécanique et solidarité organique chez Émile Durkheim, Gesellschaft et Gemeinschaft chez Ferdinand Tönnies, régime aristocratique et régime démocratique chez Alexis de Tocqueville, etc.).

            Quant à elle, l’époque contemporaine s’est affranchie de la nécessité de se fonder dans l’histoire. Sa légitimité est de moins en moins liée à un sens historique transcendant et de plus en plus à son adaptabilité au présent. Ce dans quoi elle se déploie n’est plus désormais le temps mais l’espace, ce n’est plus l’histoire mais l’environnement. Les nouveaux mots-valises de notre époque (métissage, pluralisme, ouverture, hybridation, flexibilité, fluidité, diversité, etc.) convergent tous vers un abandon de l’ancienne visée synthétique (et, à la limite, totalitaire) de la modernité au su de l’éclatement des catégories génériques qui lui avaient donné sens. La modernité avait eu l’ambition de créer l’avenir; l’époque actuelle n’a que l’intention de prévoir un futur qui s’abat sur elle comme un ouragan tropical ou une tempête de verglas[1].

            Je tâcherai de montrer dans la suite de ce texte que c’est sur fond de cette transformation radicale que doit se comprendre, aussi paradoxale que cela semble à prime abord, une attention nouvelle à l’histoire de la part de quelques intellectuels québécois. La fin proclamée de l’histoire signe curieusement un intérêt renouvelé pour le passé. À l’histoire comme simple inventaire, à l’histoire comme enseignement et à l’histoire comme parturition, s’ajouterait désormais une quatrième manière de concevoir l’histoire, quatrième manière dont je tâcherai dans les pages qui suivent de cerner les contours.

            Selon une première école, dont on aurait tort de négliger l’importance, l’étude de l’histoire trouverait son utilité dans la compilation objective et positive des faits et des événements du passé. Il s’agit de conserver le passé dans ces urnes que sont les livres et ces grands cimetières que sont les bibliothèques pour que les générations à venir puissent visiter les moindres recoins des appartements d’autrefois ou entendre les paroles les plus anodines de personnes depuis longtemps disparues. Fort de cette ambition, l’historien est enclin à vouloir tout inventorier par tentation de tout connaître du passé, comme un philatéliste ne peut assouvir sa passion qu’à posséder tous les timbres utiles à la complétion de sa collection.

            Selon une seconde école, l’histoire représenterait un réservoir de leçons dont il importerait de garder mémoire afin de ne pas commettre les erreurs du passé; elle serait une sagesse qui empêcherait les contemporains d’emprunter les chemins d’impasse explorés par leurs prédécesseurs; elle constituerait un enseignement moral tiré de la décantation des rêves et des expériences des siècles passés. Il serait utile de se souvenir pour éviter les pièges tendus par l’illusion à des hommes et des femmes naturellement rêveurs.

            La troisième école creuse encore plus profondément le rapport des sociétés humaines à l’histoire. Selon cette école, le passé ne s’échoue pas tout entier dans l’aujourd’hui comme la vague vient mourir sur le sable des plages. Le passé investit spontanément l’avenir. Il inscrit une intentionnalité au cœur de l’histoire. Les traditions ne constitueraient pas dès lors un corps de croyances et de valeurs encombrant et inutile, mais elles formuleraient, en un langage sans doute vieilli et impropre, les grandes lignes du développement possible et souhaitable des sociétés. Pour les sociétés comme pour les individus, se souvenir serait une manière de se rappeler au devoir-être de soi-même. « [Le] sentiment d’appartenance, écrit Jacques Beauchemin en reprenant un raisonnement élaboré par Fernand Dumont, se donne dans la culture et dans une mémoire qui ne sont rien d’autre que la capacité à retrouver une continuité dans le désordre des choses. C’est dans le secret travail de la culture et de la mémoire que s’invente la communauté, que se constituent les orientations que cette dernière va se donner afin de demeurer fidèle à cette représentation consistante d’elle-même[2] ». Le destin collectif ne s’invente pas, affirment les partisans de cette école, comme se brevettent les gadgets de la nouvelle technologie. Il n’est pas plus possible de fonder la vie sur soi-même (selon l’idée bien moderne de fonder une famille, de fonder une ville, de fonder un pays ou de fonder une religion) que de se tirer du marais où l’on s’enfonce en se tirant par les cheveux. 

            À ces trois écoles s’en ajoute une quatrième dont on oublie trop souvent de souligner l’importance. Elle prend racine dans le besoin, devenu de plus en plus aigu avec le développement des sociétés postindustrielles, de se situer dans la durée. Si elle emprunte aux trois autres écoles, ne refusant ni de collecter des matériaux du passé, ni de puiser aux sources sapientielles de l’histoire, ni de concevoir le passé dans son intentionnalité, elle se situe à un autre niveau, plus abstrait en un certain sens, le passé étant évidé de tout contenu au sens propre et s’offrant ainsi comme la forme creuse d’une présence au monde. Avant de la définir plus en détails, qu’il me suffise de mentionner d’emblée que cette quatrième école (illustrée au Québec par Jocelyn Létourneau, entre autres) est apparue dans la foulée de la proclamation de la fin de l’histoire, et ce dans la mesure où toute position critique, n’en déplaise aux sectateurs du présentisme, ne peut plus guère se justifier qu’en extériorité face aux sociétés néolibérales. Karl Marx, par exemple, dans sa dénonciation de la logique de priva(tisa)tion du système capitaliste, prenait appui sur l’idéal d’une société sans classes qui se situait encore dans l’horizon du devenir humain. Face aux révolutionnaires, les conservateurs situaient l’âge d’or dans un temps lointain, mais leur prémisse était la même que celle de ceux auxquels ils s’opposaient : le présent prenait sens dans la volonté de le plier à un sens de l’histoire. Que ce soient les lendemains qui chantent ou les avant-hiers qui dansent importaient en définitive très peu à des moralistes et des philosophes qui vivaient dans une époque où la conviction que l’histoire était en marche — et marchait en suivant un plan précis (voulu par la providence ou le progrès) — ne faisait aucun doute.

            Il semble évident que nous vivons présentement dans des sociétés qui, en dehors de quelques rêves flous et multiformes (la mondialisation, la technologie, les droits de la personne, le niveau de vie, etc.), ne s’accrochent plus à des eschatologies transcendantes et globales. Nous vivons à un moment de crise des grands récits. Il vaut la peine de se demander ce que cela veut dire quant au rapport à l’histoire.

            Les années 1980 ont été décrites, parlant des intellectuels, comme une période de retrait et de désistement face aux anciennes luttes sociales dans lesquelles ceux-ci avaient milité durant la décennie précédente. Jadis agressifs dans leurs revendications, ils se sont fait alors, plusieurs en ont fait le constat, peu à peu silencieux. L’éclatement des grands récits (à commencer par l’eschatologie marxiste); la progressive transformation des institutions universitaires en organisations technoscientifiques dans lesquelles gravitent un nombre croissant de centres de recherche grassement subventionnés et tournés vers la résolution pratique des problèmes sociaux; la constitution d’une classe médiatique dont la caractéristique première est de faire circuler la parole plutôt que de la monopoliser dans un discours de vérité; la crise économique qui a signé la fin abrupte des Trente glorieuses; etc.; voilà autant de causes, des plus petites aux plus grandes, qui ont conduit à un recentrement du paysage politique occidental. Le recroquevillement sur les frontières de la vie privée, dont le culte du corps est un exemple parmi d’autres, atteignait de nouveaux sommets.

            Gilles Lipovetsky a popularisé l’expression d’« ère du vide » pour désigner la fin des récits collectifs, expression qui est vite devenue un lieu de ralliement pour les membres des cercles de gauche aussi bien que pour les membres des groupes de droite, quoique ce fût, à l’évidence, pour des raisons contraires. La gauche craignait un aplatissement de la critique sociale sur des visées purement opératoires et techniques, pendant que la droite se réjouissait de sortir enfin d’une période exaltée, irréaliste dans ses buts et immorale dans ses principes, et nourrie à des « idées modernes devenues folles ». Pour les uns, le vide allait abandonner l’individu à lui-même dans une époque où les pouvoirs sociaux et économiques n’avaient jamais été aussi puissants et écrasants; pour les autres, le vide allait permettre à l’individu de retrouver la liberté des amitiés et des associations électives.

            La gauche a pris un temps anormalement long à réaliser que les atermoiements et les jérémiades étaient d’une efficacité douteuse face aux transformations massives des sociétés postindustrielles. Elle a amorcé une réflexion parallèle à celle des penseurs de la troisième voie britannique ou américaine quand, pressée par l’événement, il lui semblait que le pouvoir allait définitivement lui échapper. Elle se condamnait de ce fait à adorer quelques-unes des idoles qu’elle avait brûlées la veille. La lutte politique consistant à débattre du dosage que chacun des partis allait adopter quant au niveau des impôts et quant au niveau de l’investissement public, on oubliait de réfléchir sur la forme nouvelle de société (et pas seulement de socialité) créée par l’ère du vide. Les années 1980 n’ont pas été uniquement une saine réaction du réalisme contre les exaltations révolutionnaires des socialistes, pas plus qu’elle n’ont été d’abord un retour du conservatisme après le vent de libération culturelle des années précédentes. Elles n’ont pas correspondu foncièrement à un affaiblissement de la place de l’État dans l’économie après l’essor fulgurant d’une providence gouvernementale. Dans les années 1980, la gauche se battait pour conserver et renforcer les responsabilités de l’État; la droite luttait pour en réduire la taille. Vingt-cinq ans plus tard, la place de l’État a peu changé. Mais, voilà, l’État n’est plus le même. Cela, la gauche l’a compris sur le tard.

            Francis Fukuyama a évoqué la fin de l’histoire pour désigner, après la chute du mur de Berlin et l’effondrement des régimes communistes, l’incapacité éprouvée par l’immense majorité des intellectuels à imaginer un type de société en rupture avec le type de société dominant dans l’ensemble des pays occidentaux. Nous serions arrivés à la fin de l’histoire, non pas parce que le lendemain aurait cessé de succéder au fugace et fugitif aujourd’hui, mais parce que les lendemains chanteraient exactement le refrain que chante le jour d’hui. L’humanité ne pourrait divorcer de son présent. Le présent serait son seul avenir.

            Selon Fukuyama, l’Occident préfigure le destin de l’humanité. La démocratie et le marché sont les termes absolus de la marche de l’histoire. Il n’y a pas d’alternative réelle à un capitalisme plus ou moins tempéré par l’État ni de solution de rechange à un parlementarisme plus ou moins réceptif aux volontés populaires. Dès lors, le seul projet qui reste pour les intellectuels est d’élargir le cercle de la fin de l’histoire à ceux qui se situent encore en dehors : les retardataires, les bornés, les contre-révolutionnaires, les aveugles, les fondamentalistes, etc. Ils doivent travailler à l’universalisation de l’idée occidentale. Leur mission, si l’on peut dire, n’est pas de fonder de nouveaux mondes, d’ouvrir à des possibles, mais de transformer les mondes existants en autant de franchises ou de comptoirs du libéralisme occidental .

            L’histoire est désormais sans descendance — ou alors une simple descendance de clones. Elle s’enfante elle-même. Si, en deçà de la clôture de l’histoire, une place demeure pour l’action intellectuelle, afin d’annoncer comme une prophétie absolue et inéluctable le triomphe du libéralisme et la genèse du dernier homme, au delà de cette clôture, les intellectuels deviennent des êtres anachroniques et superflus. La morale est remplacée par l’éthique et la déontologie, les débats politiques par la gestion pragmatique, les institutions par les organisations, la science par la technoscience, la place publique par la place du marché, etc. Dans un tel contexte, les intellectuels n’ont plus de raison d’être. S’ils se font silencieux, c’est que les lieux de leur action (politique, universités, revues, etc.) disparaissent comme s’effacent les raisons de leur dire (vérité, transcendance, impératif moral, etc.)[3].

            Les réflexions nouvelles sur l’histoire découlent de la situation particulière dans laquelle se trouvent placés les intellectuels. L’ère du vide instaure un rapport à peu près nul à l’histoire, faute de faire de l’avenir une plage ouverte aux aspirations du présent. À l’instar des sociétés dites primitives, sociétés suspendues à une constellation de mythes à la fois radicalement lointains et immédiatement présents, les sociétés postindustrielles n’ont plus de profondeur historique véritable : l’histoire est pour elles un lieu aussi vide que l’est pour la poule la coquille de l’œuf d’où elle est sortie. Elles sont surgies de l’histoire mais l’histoire n’est plus pour elles qu’une gangue inutile parce que, situées à la fin de l’histoire, elles n’ont rien à continuer ni à abolir. Elles peuvent donc prendre congé de l’histoire.

            C’est dans ce contexte que l’on peut dire que le retour au passé constitue une manière de refuser le déni de l’avenir. Le devoir de mémoire représente une manière de s’élever à la durée, de reprendre place dans un devenir, de s’ouvrir au questionnement historique. En refusant de désubstantialiser le passé, d’en faire une relique, un folklore ou un simple jalon vers un présent éternel, il semble possible de juger de l’actualité à partir d’autres critères que les critères opératoires et pragmatiques auxquels est désormais soumise la gestion de nos sociétés. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il nous est demandé de n’être pas contemporains de nous-mêmes pour reprendre possession de notre contemporanéité. Il s’agit d’échapper de nous-mêmes pour refuser d’être aliénés dans le huis clos du présent. C’est cette inédite appropriation du passé que, au Québec, des intellectuels aussi politiquement divergents et idéologiquement étrangers que Gérard Bouchard (la réinvention de mythes), Jocelyn Létourneau (passer à l’avenir) ou Christian Roy (le paradigme uchroniste) proposent en réponse à la simple prospection des vestiges, des ruines, des artefacts et des mémoires. « Opposer [aux] dogmes utopiques sur le progrès une spéculation uchronique sur les possibles, résume Christian Roy, permet [...] d’éclairer le rapport critique constructif au passé qui donne lieu à tant de malentendus à propos de la “nouvelle sensibilité historique”, en montrant en quoi elle est un projet critique pour le présent et pour l’avenir qui intègre la mémoire de la tradition et de l’histoire dans une perspective de longue durée, à l’encontre de l’idéologie dominante faisant table rase du passé dans une marche forcée vers l’avenir exigeant la discipline de la conformité aux mots d’ordre du présent[4] ». Au lieu de considérer le passé strictement à partir du présent, il s’agit de redonner une épaisseur au présent, non pas en l’appréciant à l’aune des critères et des valeurs du passé, mais à partir des avenirs imaginés par le passé[5], dans une tentative de sortir le présent de son immanente actualité et de son immédiate contemporanéité.

            On rétorquera que d’autres transcendances existent que la seule transcendance historique — et je l’accorde d’emblée. Mais il semble que la transcendance historique soit particulièrement importante aujourd’hui, et ce pour deux raisons principales. La première, c’est que nous vivons dans un monde sécularisé. Qu’on le veuille ou non, l’utopie qui pourrait inspirer une sortie de notre contemporanéité ne saurait se dessiner directement en dehors de l’histoire humaine — dans une révélation par exemple, ou dans une norme fondée a priori par quelque intuition ou quelque savant calcul. La seconde raison, c’est que nous n’en sommes plus à choisir entre plusieurs utopies concurrentes et à faire un tri de nos espérances. Une tâche nous appelle, beaucoup plus humble mais non moins urgente, tâche dont la simplicité semble proportionnelle à la dure nécessité — celle de se ressourcer dans le fleuve turbulent de l’historicité. Renouer avec la force de l’espérance implique d’abord de se souvenir que l’histoire existe. Cette banalité est pourtant en passe de devenir une curiosité dans les sociétés postindustrielles actuelles.

            Critiquer un système comme celui qui prend place devant nos yeux sous la bannière de la très mal-nommée mondialisation (qui est aussi peu mondialisation au sens strict que le ministère de la Santé n’est l’asile des bien-portants) suppose de se poser en extériorité par rapport à ce système et de le juger à partir de normes différentes des critères de dysfonctionnement et d’opérativité dont il use pour évaluer ses performances. On ne peut pas radicalement juger une réalité de l’intérieur de la réalité elle-même. On ne peut pas, par exemple, poser le sexisme de l’intérieur d’une société patriarcale, pas plus qu’on ne saurait dénoncer la situation faite aux « Noirs » de l’intérieur du régime esclavagiste. Il faut pouvoir s’élever au dessus de soi pour se saisir normativement; il en est de même des sociétés humaines. Celles-ci ne pourraient plus s’échapper d’elles-mêmes si elles ne connaissaient nul ailleurs. Or, c’est ce qui est en passe d’être consommé depuis 20 ans.

            Le sentiment de la durée importe plus que jamais pour arriver à se poser des questions kantiennes par nature, dont deux sont en particulier cruciales, à savoir : comment éviter le pire? et comment être digne du meilleur? L’histoire libère le présent du huis clos de lui-même. Comment? En renvoyant le présent à ses possibles. Et il n’est d’images plus saisissantes des possibles que le meilleur et le pire. En ce sens, le meilleur et le pire ne constituent pas des leçons dont le passé serait le témoin, mais ils représentent une constante exigence à soi-même. Le présent a besoin de plus que lui-même pour être réellement un présent. Car le présent n’est pas une simple continuité entre le passé et l’avenir. Il est bien davantage une brisure. Et si les individus comme les sociétés ont besoin de l’histoire, c’est pour arriver à lutter contre la fatalité du présent. Jadis les intellectuels se réfugiaient dans la citadelle de la mémoire pour se refuser aux tâches du présent; nous avons dorénavant besoin de la mémoire pour reprendre possession du temps et nous réinstaller dans la durée. Nous tenons la liberté; la mémoire manque à cette liberté pour accéder à la conscience.

            Être digne du meilleur, se préserver du pire obligent à sortir de l’immédiateté pour en interroger le sens et la teneur. Certes, cette tâche peut être accomplie par l’art, lequel est aussi une  mise en demeure du sens conféré dans une synthèse qui, idéalement, devrait dépasser la simple subjectivité du créateur — ne serait-ce que par la reconnaissance d’une volonté de communiquer une impression, une émotion. Toutefois, l’art paraît aujourd’hui trop arbitraire, trop captif aussi d’une philosophie moderniste du dépassement pour le dépassement, de la nouveauté pour la nouveauté. L’histoire seule assure encore une vérité objective du pire et du meilleur en renvoyant à des événements réels et à des rêves vécus. Elle se présente spontanément dans les consciences comme un devoir et un appel. C’est quand l’on marche à travers les photographies des camps de la mort nazis, c’est quand l’on visite les ruines de ce qui fut la sépulture de millions d’hommes et de femmes dont le seul péché avait été de croire en l’humanité, que l’on sent peser sur soi, par le seul fait de reconnaître que cela a eu lieu, le poids d’une lourde responsabilité. Il n’y a pas au sens strict de leçon dans le fascisme — ce qu’il y a, au fin fond de cette horreur, c’est plus exactement un sentiment formidable de crainte. Cette crainte impose forcément un devoir.

            On peut dire la même chose de l’exigence du meilleur. On peut dessiner dans l’abstrait des communautés utopiques, c’est-à-dire, au sens étymologique, des sociétés de nulle part. Cela serait approprié si, aujourd’hui, on voulait croire à l’impossible (comme lorsqu’en Mai 1968, les étudiants criaient après Che Guevara, « Soyons réalistes : exigeons l’impossible ») — mais aujourd’hui, on veut d’abord croire au possible. Je veux dire : on veut croire qu’une telle chose que le possible est possible. Des utopies sans réalité historique auraient autant de chance d’ouvrir au possible que les effets spéciaux du cinéma hollywoodien.

            Il s’agit de pouvoir rêver à notre tour d’un monde plus digne du sentiment d’humanité qui nous habite. La nouvelle manière d’envisager l’histoire vise en définitive à convaincre que l’histoire ne peut pas s’arrêter à cette caricature de justice imposée par le marché ou à cette égalité de pacotille dont se gargarisent les politiciens. C’est une façon de forcer le présent à sortir de sa satisfaction béate et renouer, non pas avec le contenu, mais avec la forme des utopies de jadis. Alors sera-t-il possible de juger du présent, de notre présent, non pas à partir du passé, position conservatrice absurde, mais tout simplement à partir du devenir.



Jean-Philippe Warren*

 

NOTES

* Jean-Philippe Warren est professeur au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia.

1. Cf. Jean-Philippe Warren, « L’avenir n’est plus ce qu’il était », Relations, no 683, 2003, p. 12-15; et Michel Freitag, Le naufrage de l’université, et autres essais d’épistémologie politique, Québec, Nuit blanche, 1995, p. 9-26.

2. Jacques Beauchemin, L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois, Montréal, vlb, 2003, p. 168.

3. Il est à noter qu’au Québec pendant les 20 dernières années, le mythe de la Révolution tranquille a joué de manière ironique un rôle semblable à celui de la fin de l’histoire en laissant entendre que la liberté et l’égalité avaient été accomplies une fois pour toutes dans la province. À la Grande noirceur avait succédé un âge d’or qui ne laissait aux générations montantes que la tâche supposée exaltante de préserver les acquis et de s’émerveiller des réalisations si parfaites de leurs devanciers. On subodorait dans la plus naïve critique de l’État ou des syndicats, par exemple, un parfum de réaction. Il fallait ici aussi habiter le présent.

4. Christian Roy, « Épilogue : de l’utopie à l’uchronie », in S. Kelly (dir.), Les idées mènent le Québec. Essais sur une sensibilité historique, Québec, pul, 2003, p. 212.

5. Pour une analyse particulièrement amusante de ce genre de tentatives, lire Lukas Rieppel, « What if? Counterfactual Speculation and Historical Explanation, Prediction, Retro-Diction, and Scientific History », Historical Discourses (The McGill Undergraduate Journal of History), vol. 18, printemps 2004, p. 73-87.




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