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Contre l’impuissance politique : s’assumer comme sujet de l’histoire

Un texte de Jacques Beauchemin
Dossier : L'impuissance politique au Québec
Thèmes : Démocratie, Philosophie, Politique, Québec
Numéro : Vol. 7 no. 2 Printemps-été 2005

Les souverainistes québécois se trouvent aujourd’hui dans une situation paradoxale. La souveraineté leur semble à la fois proche et fuyante. Les appuis sont importants et plutôt constants aux vues des différents sondages. Les discours visant à apeurer n’ont plus guère de prise sur un peuple beaucoup plus sûr de lui qu’il ne l’était lors du référendum de 1980. Les jeunes francophones, bien que démobilisés comme on le dit souvent, sont malgré cela très largement acquis à l’idée d’un Québec souverain dans lequel ils verraient l’aboutissement de ce que Jacques Parizeau appelle une « société normale ». Des données de sondages révèlent de surcroît qu’un nombre significatif de jeunes néo-Québécois socialisés au Québec appuieraient eux aussi la souveraineté.

Mais en même temps, plusieurs, sentant que la fenêtre d’opportunité se refermera peut-être définitivement d’ici quelques années, voudraient accélérer le cours de l’histoire. L’idée d’une élection référendaire manifeste en cela une certaine inquiétude. Par ailleurs, la cristallisation des forces dites de gauche en un parti politique et la division du vote souverainiste qui pourrait en résulter tracassent aussi ceux qui savent que tous les votes « progressistes » seront nécessaires à la réélection du Parti québécois, comme à la victoire du oui au prochain référendum. On déplore donc la fragmentation de la communauté politique québécoise qu’engendre l’affirmation de projets de sociétés concurrents, et l’on craint les effets proprement électoraux d’une éventuelle réforme du mode de scrutin. René Lévesque estimait en son temps qu’il était inutile de tirer sur les fleurs afin de les faire pousser plus vite. Or c’est précisément ce que plusieurs s’emploient à faire en cherchant à précipiter la tenue d’un référendum dès une éventuelle reprise du pouvoir par le Parti québécois. Le sentiment est répandu en vertu duquel la souveraineté doit se faire maintenant ou jamais.

D’où vient cet empressement? D’où surgit le sentiment d’une impuissance à faire advenir ce qui paraît sous d’autres aspects à portée de main? J’avance l’hypothèse que ce sentiment d’urgence est d’autant plus profond que les souverainistes sentent que le projet, au-delà des signes de bonne santé que je viens de relever, est menacé d’inanition. Pour le dire autrement, il se vide de sa substance et risque bientôt de ne plus rien signifier aux yeux des francophones eux-mêmes. Il pourrait alors devenir incapable de mobiliser, tant se seront érodés ses fondements affectifs, communautaristes ou encore utopiques et romantiques qui ont jadis interpellé si fortement les Québécois francophones.

Ce sentiment communautariste, qui est cœur de la conscience historique francophone, fait aujourd’hui l’objet d’une interprétation très négative qui voit en lui la persistance du ressentiment et du repli sur soi. Ce rapport subjectif à soi est perçu comme la perduration d’une représentation ethniciste que les détracteurs du projet souverainiste ont toujours volontiers brandi afin d’illustrer le déficit démocratique qui serait, selon eux, au fondement même de ce projet. Le discours  nationaliste a donc été amené à mettre sous le boisseau les thèmes relatifs à ces aspects culturels du parcours historique canadien-français. Il rompt en cela  avec ce qu’ont porté des générations de Canadiens français et, parmi eux, tous ceux, historiens, littéraires ou philosophes, qui se sont érigés en grands narrateurs du récit collectif. Depuis la Conquête, ils se sont employés à écrire l’histoire canadienne-française sous la forme d’un destin à poursuivre. Ce destin, plusieurs l’ont porté comme une croix, mais aussi comme un espoir, comme outrage et négation de leur être collectif, mais aussi comme désir de réappropriation de soi.

L’idéal souverainiste se vide donc ainsi. Le discours politique actuel, celui que tiennent les souverainistes eux-mêmes, contribue à délégitimer le projet à force précisément de faire taire en lui ce qui reste de la subjectivité canadienne-française. À force de le faire valoir de l’unique point de vue de l’ouverture et de l’inclusion, on en arrive à fournir aux adversaires de la souveraineté des arguments qu’il leur est facile de retourner contre elle, ainsi qu’en témoignent les nombreuses interventions antinationalistes des ténors du multiculturalisme ou des apôtres de l’hybridité identitaire.

Mais il est temps de traduire en termes plus sociologiques le diagnostic que je viens d’esquisser. Si le projet souverainiste tend actuellement a imploser alors que paradoxalement plusieurs conditions de sa réalisation semblent réunies, c’est que les Québécois de souche canadienne-française se condamnent à l’impuissance politique en étant incapables d’assumer sans complexe ce que l’histoire a fait d’eux. Ils cultivent par ailleurs un idéal démocratique qui, pour être dans l’air du temps, ne les empêche pas moins de se comporter en majorité et de faire valoir en toute légitimité leurs prétentions à la souveraineté politique. Cette impuissance peut donc être qualifiée de politique parce qu’elle touche la capacité de la communauté d’histoire franco-québécoise à assumer la subjectivité que porte sa conscience historique et à se représenter comme sujet politique de plein droit. Cette impuissance tient alors à une conception étriquée de la démocratie dans le cadre de laquelle il serait devenu illégitime de faire valoir des revendications portées par la conscience historique francophone. Je voudrais donc examiner rapidement les deux aspects de cette question en me penchant d’abord sur le rapport pathologique qu’entretiennent les Franco-Québécois à leur mémoire, qui les conduit à ne plus vouloir l’assumer sereinement. Je m’attarderai ensuite très rapidement aux effets d’une conception de la démocratie au sein de laquelle il est apparemment devenu impossible de proférer le nom d’un « nous » fait de mémoire longue en raison de l’hypothétique fermeture à l’altérité que représenterait une telle affirmation de soi.

 

L’ABANDON DE L’IDÉE DE DESTIN NATIONAL DANS LA CONSCIENCE HISTORIQUE QUÉBÉCOISE CONTEMPORAINE

 

Dans un passage célèbre de Maria Chapdelaine, l’héroïne exprime son attachement au monde canadien-français. « Nous sommes un témoignage », murmure-t-elle alors qu’elle tourne le dos à la possibilité qui s’offre à elle de poursuivre son existence aux États-Unis. La critique des années 1950 et 1960 a reconnu dans cette acceptation tranquille du destin canadien-français par Maria l’une des figures emblématiques de l’idéologie de la survivance. 

Exactement 60 ans après que Louis Hémon ait pu placer ces mots dans la bouche de Maria, Pierre Vadeboncœur écrit dans Gouverner ou disparaître : « Nous sommes un destin[1] ». La thèse de Vadeboncœur consiste dans le fait que les Canadiens français, enracinés dans l’histoire et vivant de la paisible assurance de former un peuple, n’auraient cependant pas trouvé la traduction politique de ce sentiment. Voici un peuple qui laisse à d’autres les outils du pouvoir pour ne compter que sur la force du nombre. Pour Vadeboncœur, il s’agit là d’une attitude paradoxale : vouloir persister dans l’histoire mais en confiant ce destin au mouvement des choses, dans une longue durée au cours imperturbable. La thèse du livre consiste alors en un appel à la souveraineté en tant que moyen politique d’assurer la durée dans l’histoire.

Une très grande différence oppose évidemment les propos de Maria à ceux de Vadeboncœur. Elle consiste dans le respect de la tradition que la première appelle de ses vœux et dans la critique sévère que le second réserve aux atavismes paralysants de cette même tradition. Dans les deux cas cependant, se trouve une tranquille certitude. Elle réside dans l’idée très forte et très prégnante d’un destin.

Tant et aussi longtemps que la conscience historique se fondait sur l’idée d’un destin à poursuivre, il a été possible de concevoir ce qu’on peut appeler l’être-ensemble québécois et le sujet politique dans lequel cette représentation pourrait un jour se traduire. Lorsque Lionel Groulx déclare en 1937 : « Notre État français, nous l’aurons », il débouche sur l’une des conclusions possibles d’une pensée tout entière traversée par l’idée d’une continuité dans l’histoire canadienne-française. La souveraineté est apparue tardivement en tant qu’aboutissement de ce que j’ai appelé le vieux désir de durer[2]. Mais depuis Garneau jusqu’à Dumont, en passant par Groulx, s’est imposée l’idée d’un sens de l’histoire. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que celui qui fait en sorte que l’idée d’un destin à poursuivre s’étiole au moment où elle pourrait trouver dans la souveraineté sa plus puissante expression.

 

UN RAPPORT PROBLÉMATIQUE À LA MÉMOIRE

 

Le rapport à la mémoire n’a jamais été univoque dans la conscience historique canadienne-française. Si durant longtemps on a pu l’invoquer en tant que gage de continuité, on ne l’a pas pour autant épargné de critiques parfois très dures. Ainsi par exemple, les années 1950 sont marquées par la virulente critique de la culture canadienne-française orchestrée notamment par les sciences sociales, critique qui voit en elle les raisons du « retard » du Québec[3]. Le « passage à la modernité » nécessitait aux yeux de plusieurs intellectuels de l’époque une profonde mutation de la culture dont on considérait que le traditionalisme et le conservatisme qui la caractérisaient entravaient l’évolution du Québec. Mémoire malheureuse, donc peuplée de défaites et de reculs.

Les années 1960 se sont adonnées à une entreprise de réinterprétation de la mémoire francophone. Elle a consisté en un effort de mise en valeur d’un passé dont on ne cherchait pas à cacher les effets délétères, mais qui constituait malgré tout le patrimoine à partir duquel il fallait maintenant affirmer le « nous » collectif. Le rapport à la mémoire était un peu ambigu dans ce contexte nouveau, puisqu’il était fait d’un certain rejet du passé en même temps que de la fierté d’avoir su durer. Il faut cependant remarquer que si dans cette reconfiguration de la conscience historique, la mémoire canadienne-française est un peu mise à distance dans la mesure où il s’agissait de rompre avec les atavismes du passé, il ne serait venu à l’idée de personne d’en nier la singularité en Amérique. Il n’y avait pas non plus de honte à l’exhiber dans l’espace public.

La mémoire francophone doit aujourd’hui se frayer un chemin dans un espace où la circulation des mémoires est intense. C’est une caractéristique des sociétés contemporaines dominées par le pouvoir des « identités » que de faire droit aux demandes de  « reconnaissance mémorielle[4] » qui s’expriment dans leur espace politique. Avec la relative disqualification du sujet politique unitaire et rassembleur (la nation), se sont affirmés de nouveaux sujets particularistes dont les revendications portent souvent sur la reconnaissance sociale et politique de ce que porte leur mémoire. On veut ainsi voir l’histoire officielle rendre justice aux oubliés, aux sans voix et autres marginalisés du grand récit collectif. C’est ainsi que sont apparus en tant que sujets politiques des groupes minoritaires, des sous-cultures ou des regroupements à fondement identitaire qui tous ont entrepris de retrouver leur mémoire et de revendiquer une réécriture de l’histoire leur accordant la place qui leur reviendrait. Je n’ai pas le loisir de rendre compte de façon satisfaisante de ce vaste phénomène. Je me limite simplement à faire remarquer que la grande entreprise de restauration de la mémoire collective qu’ont constituée, par exemple, la Commission vérité et pardon en Afrique du Sud en 1995 ou encore les demandes d’excuses publiques que formulent du haut de l’histoire divers groupes opprimés, participent de ce mouvement en faveur de la reconnaissance mémorielle. Au Québec, Gérard Bouchard se demande comment il faut réécrire l’histoire nationale et aborde le thème de la rencontre des mémoires, alors que Ronald Rudin se demande comment les sciences sociales depuis 1980 ont pu la réaménager au point de perdre de vue la singularité du parcours historique canadien-français en Amérique[5].

Dans ce contexte, les Québécois de souche canadienne-française ont le sentiment que la mise en avant de ce que porte leur mémoire est peut-être illégitime, parce que la trop grande place qu’elle tiendrait dans l’histoire du Québec inhiberait la mémoire des « autres ». Voilà qui imposerait alors tout naturellement de mettre en veilleuse le récit canadien-français de manière à ouvrir l’histoire nationale à ceux qui veulent maintenant s’y reconnaître. L’ouverture au pluralisme identitaire, la réécriture de l’histoire qu’elle nécessiterait, en même temps que la redéfinition du souverainisme dont le thème de la diversité est maintenant le drapeau, tout cela détermine un nouveau rapport à la mémoire.

Je ne récuserai pas cette volonté d’ouverture de reconnaissance mémorielle. Seulement, cette ouverture aux autres n’a aucun sens si elle signifie en même temps le refus de soi. Les Québécois de souche canadienne-française devraient se réclamer sans complexe de la mémoire longue qu’ils ont gardée et cultivée depuis deux siècles et demi, parce que s’y logent ce qu’ils ont de plus précieux : la représentation consistante de leur subjectivité historique et le sentiment d’avoir participé à l’histoire du monde en étant cet échantillon d’humanité si particulier en Amérique. Le sujet individuel ne peut s’ériger tel qu’en se reconnaissant d’abord comme sujet singulier et comme sujet d’imputabilité, celui qui initie quelque chose dans le monde en assumant que les gestes qu’il pose surgissent d’une subjectivité qu’il reconnaît comme la sienne et dont il doit porter la responsabilité. De même, le sujet collectif doit se reconnaître dans une représentation de lui-même qui lui permette de dire « Nous » et d’agir dans le monde de manière responsable en portant un projet. En d’autres mots, il s’agit pour une communauté d’histoire de se reconnaître telle que l’histoire l’a faite et d’assumer ce qu’elle poursuit en elle. Il n’y a pas de honte à vouloir traduire politiquement ce projet en s’avançant comme sujet de l’agir collectif pour peu que l’on inscrive ses prétentions dans un espace politique de délibération. 

Mais justement, la critique toute contemporaine de la démocratie représentative a elle aussi pour effet d’inhiber l’affirmation du sujet francophone.

 

UN RAPPORT PROBLÉMATIQUE À LA DÉMOCRATIE

 

La citoyenneté moderne s’érige dans son principe même contre l’affirmation des cultures minoritaires parce que les revendications qui en découlent nieraient le principe individualiste de l’égalité citoyenne. La culture, celle qui se noue dans l’appartenance à une mémoire longue, est donc toujours en butte aux forces dissolvantes de la citoyenneté lorsque celle-ci, au nom du respect des droits fondamentaux, prétend éteindre les appartenances « prépolitiques ». Les revendications politiques qui continueront quand même de se fonder sur la mémoire ou la singularité d’un parcours historique seront qualifiées d’ethniques, de rétrogrades ou encore de réactionnaires.

Au Québec, les débats portant sur les droits fondamentaux que viendraient brimer la souveraineté signalent la présence agissante de cette antinomie. Il nous faut maintenant situer cette question en rapport avec ce qui vient d’être dit du rapport à la mémoire. De la même façon que s’est affirmée une représentation de l’ouverture aux autres sur le mode d’une mise à plat des mémoires et des discours identitaires, nos sociétés tendent à valoriser la démocratie participative au détriment des formes classiques de la représentation[6]. Une démocratie véritable appellerait moins d’institutions représentatives et plus de participation citoyenne active. La société civile, les mouvements sociaux issus de la mouvance altermondialiste ou encore la sympathie manifestée à l’endroit des luttes pour la reconnaissance de groupes minoritaires, tout cela exprime un rapport nouveau à la démocratie en vertu duquel on doit s’ouvrir aux diverses causes et catégories d’acteurs en attente de reconnaissance. Dans ce contexte nouveau, les grandes catégories de la démocratie représentative sont devenues suspectes. L’idée de majorité, par exemple, ne servirait-elle pas à faire taire les positions minoritaires? Qui peut parler au nom de tous dans une société qui se représente comme rencontre d’une myriade de micros sujets politiques? Quelle légitimité possède encore la délégation du pouvoir alors que chacun entend parler en son propre nom? Ces questions et bien d’autres ont pour effet d’invalider, comme par anticipation, des revendications nationalitaires qui, comme dans le cas de la souveraineté du Québec, doivent faire valoir leurs prétentions dans l’espace politique de la démocratie représentative. 

Une majorité de Québécois francophones cherche à faire triompher une option politique qui n’est pas partagées par tous. Cela suffit-il à la frapper d’illégitimité? Captifs de cette définition nouvelle de la démocratie dans laquelle la question des droits fondamentaux occupe beaucoup de place, les Franco-Québécois hésitent parfois à se comporter en majorité. De le même manière que la reconnaissance de l’ouverture à la différence et à l’altérité semble supposer la mise à plat de toutes les mémoires en quête de reconnaissance, la représentation nouvelle de la démocratie pose sur un plan horizontal un ensemble de regroupements d’acteurs sociaux dont on postule l’égalité. Nous n’avons pas beaucoup d’arguments à opposer aux partitionnistes de l’ouest de Montréal, outre l’infaisabilité pratique de leur projet. Une sécession n’en vaut-elle pas une autre? Le regroupement de parents francophones revendiquant le droit à l’école anglaise pour leurs enfants ne réclame-t-il pas le respect d’un droit fondamental? La reconnaissance d’instances de médiation fondées sur la charia en Ontario et au Québec n’est-elle pas conforme aux dispositions antidiscriminatoires des chartes de droits québécoise et canadienne? Les arguments s’y opposant semblent aussi consistants que ceux qui cherchent à en justifier l’existence. Ces enjeux sont reliés par une conception de la démocratie attentive aux revendications de regroupements d’acteurs sociaux dont le respect des droits est devenu le leitmotiv.

De la même façon que je n’ai pas voulu récuser les luttes en faveur de la reconnaissance mémorielle, je ne m’insurge certainement pas contre des revendications qui, pour être particularistes, ne sont pas toujours pour autant illégitimes. Je partage cependant la thèse de Marcel Gauchet qui, dans un texte au retentissement considérable, nous avertissait dès 1980 que « les droits de l’homme ne sont pas une politique ». La dépolitisation de la société qu’implique le déplacement sur le droit du pôle de la régulation et la reconnaissance des particularismes confinent à une rectitude politique en vertu de laquelle toutes les causes pouvant se réclamer de l’éthique de l’égalité sont mises sur le même pied.

Une telle vue des choses délégitime toute subjectivité historique en mettant en exergue le danger de dérives ethnocentriques ou antidémocratiques qu’elles recèleraient du point de vue du respect des droits. Cette représentation de la démocratie inhibe l’affirmation des Franco-Québécois en tant que sujet politique légitime. Le discours souverainiste actuel s’épuise à montrer sa bonne foi, s’échine à convaincre que les droits des minorités seront sauvegardés dans un Québec souverain. Les souverainistes n’en finissent plus d’effacer la présence historique et politique des francophones à force de s’« ouvrir » aux autres. Il y a pourtant ici encore quelque chose à assumer pour les Franco-Québécois : le fait massif et indéniable qu’ils forment une majorité pouvant prétendre en toute légitimité former le sujet politique de la nation. Cela n’implique en aucune façon le mépris des autres, leur rejet ou la négation de leurs droits.

La démocratie est affaire de débat, de délibérations et de… décision. Voter, trancher, proclamer la loi dans un espace démocratique ne signifie pas l’oppression des « perdants » au jeu de la délibération. Cela signifie simplement que la société se donne les moyens d’agir sur elle-même en accord avec un certain rapport majoritaire à l’histoire, à la mémoire et à l’utopie. Que cette représentation soit souvent celle que porte la communauté d’histoire majoritaire dans une société a pour effet heureux d’arrimer un certain ethos, une vision du monde à des normes et à des moyens.

Les Franco-Québécois doivent consentir à eux-mêmes. Ils doivent raviver dans leur conscience historique le sentiment de continuité dans lequel ils se reconnaissent comme sujet de mémoire longue. Ils sont aussi au moment de leur histoire où ils doivent se comporter en majorité et affirmer sans complexe qu’une société peut vouloir se fonder sur une tradition. La sortie de l’impuissance est à ce prix.

 

 

Jacques Beauchemin*

 

NOTES

* Jacques Beauchemin est professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal.

1. Pierre Vadeboncœur, Gouverner ou disparaître, Montréal, Typo, 1993.

2. Jacques Beauchemin, L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois, Montréal, vlb, 2002.

3. Voir à ce sujet, René Durocher et Paul-André Linteau, Le « retard » du Québec et l’infériorité économique des Canadiens français, Trois Rivières, Boréal Express, 1971.

4. J’ai évoqué ce phénomène dans Jacques Beauchemin, « La mémoire comme champ de bataille », compte rendu du livre d’Emmanuel Kattan, Penser le devoir de mémoire (Paris, p.u.f., 2002), paru dans Argument, vol. 5, no 2, 2003, p. 144-154.

6. Cf. Gérard Bouchard, La nation québécoise au futur et au passé (Montréal, vlb, 1999) et Ronald Rudin, Faire de l’histoire au Québec (trad. P. R. Desrosiers, Sillery, Septentrion, 1998).

7. Sur cette question, cf. Jean-François Thuot, La fin de la représentation et les formes contemporaines de la démocratie (Québec, Nota bene, 1998) et Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même (Paris, Gallimard, 2002).



 


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