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L’éternelle jeunesse de la philosophie

Un texte de Éric Paquette
Dossier : Défense de l'enseignement de la philosophie au collégial
Thèmes : Éducation, Philosophie, Québec
Numéro : vol. 7 no. 1 Automne 2004 - Hiver 2005

Homère est nouveau ce matin,

et rien n’est peut-être aussi vieux

que le journal d’aujourd’hui.

 

Charles Péguy



 


Au fil des ans, le vent de la réforme, qui souffle toujours dans le même sens au pays de la réforme permanente (édulcoration du modèle humaniste de l’école, instrumentalisation et utilitarisme à tout crin, saucissonnage par compétences, « diplômation » coûte que coûte, et ainsi de suite), a porté de durs coups à l’enseignement hilosophique au pcollégial. Réformes après réformes, progrès de la pédagogie oblige, la philosophie reste une cible de prédilection pour nos réformistes de tout poil. On la voudrait toujours plus adaptée, plus adaptable, et plus coulante s’entend, mieux docile à l’« approche-programme » (et bien sûr « par compétences ») qui fait la pluie et le beau temps dans l’éducation. On lui demande au fond toujours la même chose : exister moins, si j’ose dire, exister autrement que philosophiquement, s’éclipser un peu plus chaque jour, ce qui cache, je le crains, une invitation polie à disparaître. Au printemps dernier, par exemple, le Conseil supérieur de l’éducation, conseiller officiel du ministre, haut lieu du pédagogisme triomphant et véritable ennemi de la culture au Québec, en venait à se demander si les « humanités classiques », philosophie et littérature en tête, étaient encore de bons porteurs du fonds culturel commun. Dieu merci, cette docte inculture fut véhémentement dénoncée par tous. Mais l’hydre du pédagogisme a plusieurs têtes, et soyons certains qu’aussitôt qu’on en coupe une, une autre repousse sur-le-champ. La dernière en vue s’appelle « décentralisation ». Elle est toute spéciale, puisqu’elle ne ressemble aucunement à la famille pédagogue, mais elle servira les mêmes fins, en désengageant l’État de sa responsabilité éthico-régulatrice et culturelle, pour confier l’« ingénierie » de la formation générale aux aléas financiers des institutions et des économies locales. Au milieu de cette tourmente, je voudrais faire valoir ici, à partir d’une certaine idée de la philosophie, l’importance d’un enseignement philosophique de la philosophie, son urgente nécessité et sa permanente actualité pour la jeunesse d’aujourd’hui.


L’ARBRE ET SES FEUILLES

 

Âgée de plus de 2 500 ans, la philosophie, dès ses toutes premières origines, mais surtout sous l’impulsion de Platon, s’était tout de suite rêvée comme la science du tout du monde, de l’universel, de l’être dans sa totalité, interrogé à partir du « pourquoi inquiet » de l’homme (cette partie litigieuse, celle qui tout à la fois comprend et est comprise). Depuis l’avènement, « miraculeux » dirait-on, du logos grec, c’est toujours ce même rêve, démesuré, grandiose, magnifique, ou merveilleusement impossible, qui ne cessa d’attiser les aspirations les plus hautes de la Raison qui pérégrine. Ce rêve, la philosophie ne saurait ni ne voudrait y renoncer. Telle est sa folie, telle est sa sagesse. La grande marche historique de cette ambition originellement grecque détermina pour une large part le développement polymorphe de la rationalité. La diversification infinie des savoirs, des savoir-faire, des sciences et des techniques, dont l’efficacité module aujourd’hui le destin tout entier de l’Occident et du monde, n’est certes pas le fruit du hasard. Tout ceci reste lié, en son ultime profondeur, au sol ancestral de la philosophie. C’est pourquoi Descartes, au commencement de l’ère moderne, pouvait écrire : « Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale[1] ». On pourra bien vouloir redessiner la physionomie actuelle de cet arbre, nommer autrement quelques-unes de ses branches jugées principales, mais la puissance et la pérennité de cette image tiennent d’abord en cela qu’elle signifie une réalité historiquement et spirituellement essentielle, à savoir cette parenté d’origine, cette unité et cette communauté de destin qui embrassent toutes les ramifications imaginables de la rationalité. Aussi le devenir des sciences n’est-il pas qu’une simple succession d’accidents ou d’événements adventices, mais bien une authentique genèse en acte, une histoire, cumulative, intégrative, organique et vivante. Une évolution, par fécondations et filiations, au sens téléologique du terme. L’unité, profonde et réelle, qui existe et préexiste, toujours déjà là, donc toujours là, ne paraît toutefois plus pouvoir se dire de l’intérieur, se narrer complètement dans l’immanence d’une vision synthétique globale. L’essor extraordinaire qu’ont connu toutes les sciences, et les sciences humaines en particulier, depuis la seconde moitié du xixe siècle, laisse devant nous un arbre aux embranchements innombrables, saturés de rameaux, eux-mêmes saturés de feuilles. La philosophie s’est alors faite psychologie, sociologie, ethnologie, anthropologie, sciences politiques, sémantique, logique du discours, sémiologie, sciences cognitives, etc. Si la philosophie risque de disparaître, ce n’est pas pour avoir cessé d’être, mais pour être désormais partout : dans nos lois, nos institutions, nos valeurs démocratiques, notre État de droit, et par-dessus tout, bien sûr, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce devenir autre de la philosophie, où son être même menace de se perdre tout en s’accomplissant, ressortit au phénomène excellemment pensé par Heidegger sous le thème de l’achèvement de la philosophie. Pour certains, cela supposerait que la philosophie soit finie ou terminée, en ce sens qu’elle aurait donné ce qu’elle devait et pouvait donner. Le temps serait donc venu de passer le relais et d’aller vers autre chose : quelque chose de neuf et de plus « moderne », de plus pratique et utile, bref, de mieux adapté aux réalités politico-économiques et techno-scientifiques du monde contemporain. Sur le plan de l’éducation, cela se traduit par l’idée soudaine que la formation générale serait bien mieux assurée par je ne sais quelle association de jeunes pousses dynamiques plutôt que par cette vieille dame inquiète et inquiétante qui se lève à la tombée de la nuit. C’est aller un peu vite en besogne et faire bien peu de cas de nos racines et de leur sève. On connaît la chanson. L’arbre est dans ses feuilles, les feuilles sont dans l’arbre. Mais les feuilles naturellement l’ignorent, et tremblent à tout vent.


LE GRAND VERTIGE

 

notre époque de pluralisme digne de Babel, l’hyperspécialisation gagne tout. Nous croulons sous d’infinies parcellisations. La connaissance se fragmente. Le corps social s’atomise. L’universel se lézarde. Les « idées » surabondent; le sens nous échappe. Tout se démultiplie et tout se divise : division du travail, division des savoirs, division des identités, division des divisions... Partout le pluriel triomphe, lui-même se divise et se pluralise. L’heure est à la pluralité dans toute sa splendeur et toute son ambiguïté : joie du multiple et angoisse de l’un. L’école n’échappe pas à cette lancée. L’on assiste partout à la spécialisation croissante des profils de formation, à la démultiplication des programmes, des matières ou des contenus, en même temps qu’à leur instrumentalisation en compétences. Cette pluralité se déploie bien plus vite qu’elle ne se pense. Et pour cause. Penser, ne serait-ce que la pluralité en tant que telle, c’est toujours au fond ramener ou vouloir ramener à l’unité. Or, c’est à peine si l’on croit encore à la possibilité d’un ressaisissement fondamental — centripète — de soi-même et de l’existence dans la visée de l’universel. C’est donc dire que la pensée désespère, que bientôt l’individu désespère, d’un désespoir objectif, comme eût dit Kierkegaard, ne saisissant plus le monde que comme une multiplicité absolument inconsistante. À l’instar de Husserl, j’appelle « objectivisme » le mal-être dont participe aujourd’hui la ramification-division de tous les « objets » et de tous les savoirs, de même que la montée fulgurante de la « superstition du fait » qui vient tout rétrécir à la dimension du calcul et de la mesure. L’objectivisme transforme toute science, sciences positives comme sciences de l’homme, en « science de faits ». C’est la réalité même du processus par lequel tous les chemins de la rationalité, partis d’un questionnement primordial, en viennent peu à peu à renoncer aux « questions ultimes et les plus hautes. » Or il faut craindre, nous prévenait Husserl, qu’une stricte science de faits n’engendre une « humanité de faits », dans la mesure, dit-il, où « les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou l’absence de sens de toute cette existence humaine[2]. » La dernière conséquence de l’objectivisme, ou sinon sa première impulsion, réside dans l’objectivation du sujet lui-même, dans la manière dont l’individu-sujet se trouve insensiblement ravalé au statut d’individu-objet ou d’atome social. Le grand paradoxe de notre époque, où l’individualisme triomphe, c’est qu’à tout moment l’individu vacille, et si souvent s’effondre. En vérité, l’individualisme s’intéresse assez peu à l’individu. Dès qu’il s’agit d’assurer son insertion dans le dispositif marchand et d’obtenir de lui un effet productif dans le monde, tout le système concourt à cette fin, y inclus le système éducatif. Mais pour le reste, pour l’essentiel, pour le sens de toute cette affaire, c’est à chacun pour soi. Un système d’éducation qui fait honneur à la philosophie a toujours quelque chose de généreux, il faut le dire, car le don est rare; mais cette générosité à son tour honore la nation qui l’a rendue possible. Le combat pour la philosophie est aussi un combat pour l’être humain, pour la préservation de son intériorité et la reconnaissance de sa primauté. Ce combat n’est certes pas le seul bien sûr, mais c’est assurément l’un de ces combats véritables que louait Husserl, en bon soldat d’humanité. « Les seuls combats véritables, disait-il, les seuls qui aient une signification dans notre temps, sont les combats entre une humanité déjà effondrée et une humanité qui tient encore debout, mais qui combat pour conserver cette tenue, et pour en acquérir une nouvelle[3]. » Au royaume nordique du suicide, du Ritalin-pinpin, et de l’anxiolytique-roi, ces paroles, il me semble, devraient pouvoir signifier quelque chose.


REGAGNER LE CENTRE

 

« Si nous ne voulons pas que notre vie se disperse et se perde, il faut qu’elle se saisisse elle-même au sein d’un ordre[4]. » C’est par ces mots que Karl Jaspers ouvrait sa réflexion sur le sens philosophique de la vie dans ce petit chef-d’œuvre de simplicité profonde qu’est son Introduction à la philosophie. Devant l’instabilité anxiogène où nous pousse aujourd’hui, à sa manière exacerbée et nouvelle, la grande dispersion du sens, rien ne se montrerait plus essentiel qu’une authentique possibilité de recentrement spirituel, capable de contenir l’aspiration centrifuge de la multitude ou la dispersion polymorphe du sens unitaire de l’être. Or, depuis son commencement, depuis toujours, au fond, la philosophie veut être l’incarnation rationnelle de cette possibilité. Et par cela même qu’elle voudrait l’être, elle l’est toujours déjà d’une certaine manière. La philosophie, comme la rationalité qui lui est consubstantielle, est une tâche infinie. L’être humain est rationnel dans sa volonté de l’être. Philosophe, par son aspiration à le devenir. Son amitié de la sagesse est d’ores et déjà sa sagesse. De même, on ne triomphe du grand vertige que par une autoconversion préalable de l’esprit, un changement d’attitude intérieure, un élan centripète, dont le vouloir-être-soi constitue le principe et la fin. D’où ressort la joie d’exister. « La philosophie, écrit Jaspers, est ce qui ramène au centre où l’homme devient lui-même en s’insérant dans la réalité[5]. » Mais la philosophie elle-même a son centre, ce lieu à partir duquel tout son sens s’origine et vers lequel tout converge asymptotiquement, donc sans jamais y parvenir tout à fait. Quel est donc ce centre? Ce sol nourricier, cette sève et cette cime, cet horizon-de-sens d’où jaillissent et rejaillissent toutes les finalités, dernières et premières, de la connaissance radicale? J’appelle centre ce lieu le plus essentiel, le plus originel aussi, principe et fin de toutes les visées-de-sens partielles ou séparées, de toutes les ramifications de l’arbre du savoir. Ce centre a un nom, et ce nom se nomme métaphysique. Or, par une synecdoque des plus opportunes, on peut ici tenir ce centre pour la totalité essentielle, ou cette partie essentielle pour le tout inépuisable. Ainsi Heidegger pouvait-il écrire à juste titre : « Philosophie, cela veut dire métaphysique[6]. » La métaphysique se caractérise par un triple radicalisme. Radicalisme d’une quête, d’un questionnement, s’enquérant de l’origine, du fond ou du fondement de toutes choses. Radicalisme d’une aspiration à l’universel, à l’englobant, à la totalité. Radicalisme suprême d’une exigence de rationalité poussée jusqu’à son paroxysme. En ce triple sens, la métaphysique est la philosophie première : première parce qu’originelle, première parce qu’universelle, première enfin, parce que suprêmement rationnelle. La philosophie première est la toute première philosophie, « la porte d’entrée », comme disait Husserl, ou « le commencement de toute philosophie en général[7]. » Dès lors, si l’on demandait par quoi l’enseignement de la philosophie devrait-il commencer, il faudrait répondre, sans hésiter, par le commencement. L’être humain est par excellence l’animal métaphysique ou la bête philosophante. En tant que philosophie première, la métaphysique procède d’une disposition anthropologique fondamentale. Avant d’être le nom d’un système spéculatif en particulier, ou la désignation vague de la succession des systèmes dans l’histoire de la pensée, la métaphysique circonscrit d’abord, et plus originairement, une aspiration, un désir, un besoin fondamental de l’être humain. En ce sens, la métaphysique est indépassable. Patente ou latente, elle appartient à chacun comme une possibilité qu’il importe humainement de tenir en éveil, d’approfondir, de nourrir et d’ouvrir vers l’autre. Le cours de philosophie pourrait bien trouver ici sa condition de possibilité — universelle — et son sens le plus élevé.


PARTIR DE L’EXISTENCE

 

On aurait tort de penser qu’une priorité accordée à la métaphysique doive se traduire par un enseignement lourd, abstrus, académiste et doctrinal, ou par quelque assaut d’érudition que ce soit. Loin s’en faut. À 18 ans, comme à tout âge bienveillant d’ailleurs, on ne saurait rencontrer le problème métaphysique en se gorgeant d’abstractions, en sublimant l’existence par de brillantes diversions scolastiques. Bien au contraire, il s’agit d’accéder au cœur même du réel existentiel en se confrontant — au plus près — à l’humanité de l’être humain dans sa dramatique fragilité, dans son instabilité la plus vraie, la plus universelle, la plus essentielle. Les questions métaphysiques sont en vérité les questions les plus simples, les plus immédiates, aussi les plus abyssales et les plus difficiles. Ces questions, tout le monde les connaît, d’aucuns les évitent. Ce sont celles dont toute philosophie ressasse inlassablement les échos. Celles dont on craindra bien davantage les réponses que les écueils. Qui sommes-nous? D’où venons-nous? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Nos vies ont-elles une finalité dernière? Qu’est-ce donc que l’homme dans l’univers? Que peut-il savoir? Que doit-il faire? Que lui est-il permis d’espérer? Y a-t-il un Dieu? Une vie future? Pourquoi toute beauté en ce monde se fane-t-elle? Pourquoi la vie, si tout gémit et tout meurt? Pourquoi? Et l’amour, qu’est-ce que l’amour? Et ce Dieu d’amour, qui dit être celui qui est, ce Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, s’il existe, était-il à Auschwitz? Ces questions, nul n’en doutera, soulèvent autant de problèmes éminemment philosophiques. Mais pourquoi ces questions? Pourquoi celles-ci plutôt que d’autres? On pourrait bien sûr en formuler des dizaines d’autres, des centaines d’autres, si l’on veut. Et à quoi reconnaîtra-t-on le caractère philosophique de toutes ces questions? D’abord à la manière dont chacune de ces questions, à sa façon unique, nous sollicite, nous invite, nous oblige en quelque manière à regagner le centre, à nous situer nous-mêmes dans cette exigence qui détermine l’être même de l’attitude philosophique. Inversement, je dirais qu’une question qui ne contient pas cette exigence n’est pas une question métaphysique, n’est pas même un philosophème, quand bien même elle en aurait toutes les apparences. Rien de ce qui est étranger à cette exigence n’est tout à fait propre à la philosophie. Et rien de ce qui s’en apparente ne lui est tout à fait étranger. Une question n’est pas d’emblée philosophique ou métaphysique, elle le devient, par l’attitude de celui qui questionne et se met en question dans l’horizon-de-sens de sa quête radicale. Et le propre d’une telle question serait précisément d’échapper à toute espèce de réductionnisme « mondain » ou d’enfermement objectiviste. En termes husserliens  : « Toutes ces questions “métaphysiques” au sens large, c’est-à-dire les questions spécifiquement philosophiques au sens habituel du terme, dépassent le Monde en tant qu’Universum des simples faits[8]. » Elles seules ouvrent l’accès à l’énigme du monde en tant que telle, à sa contrepartie-sujet qu’est l’énigme du moi, de même qu’à leur corrélation mutuelle dans le mystère de l’être. Pour l’être humain d’aujourd’hui, comme pour celui de toujours, nulle question — que je sache — ne sera jamais plus intéressante, plus brûlante ou plus actuelle.

 

De quelque nature qu’elle soit, la présence institutionnelle de la philosophie, parce qu’elle nécessite les bonnes grâces du Léviathan (ou de ses barons régionaux), restera toujours, de toute évidence, précaire. Les façons de faire, les professeurs, les contenus eux-mêmes, tout ici devient vite sujet à conflit. Rien n’est évident, rien n’est figé, rien ne saurait l’être non plus. On a réformé, on réforme, on réformera. Soit! Mais que peut-on attendre d’une réforme de l’enseignement de la philosophie? De la « signifiance » et de l’« actualité »? Je veux bien. Là n’est pas le problème, à condition de préserver le centre et de garder le cap sur l’essentiel, de ne point contraindre la philosophie à poursuivre des objectifs qui ne sont pas les siens. Pour ma part, je n’entrevois qu’une seule possibilité d’avenir : que la philosophie en son temps se fasse toujours plus philosophante. Tel devrait être l’esprit de toute réforme. C’est à cette condition, à cette condition seulement, que la philosophie pourra jaillir et rejaillir, parce qu’elle aura franchement conquis le cœur et l’esprit de la jeunesse. Les jeunes aiment la philosophie, pour peu que celle-ci ne cache pas son vrai visage sous le masque de l’efficacité sociale, de la compétence à argumenter, de l’éducation à la citoyenneté et autres ersatz du même genre, très utiles et fort ennuyeux. Contre l’assaut vengeur, ils étaient venus le dire en 1992, arborant leur macaron : « Ne touchez pas à Socrate! ». On ne les écouta guère, et Socrate fut amputé, en 1993, d’une jambe. Ils étaient encore là en mai dernier au Forum — parallèle et officiel — sur l’avenir des cégeps. Les vrais amis de la jeunesse n’en auront jamais douté : les jeunes tiennent à la philosophie, les jeunes aiment la philosophie. Et la philosophie le leur rend bien, car la philosophie aime la jeunesse. En cet âge de toutes les espérances, elle trouve la fougue, la faim, la nette radicalité dont elle a tant besoin et dont elle sait faire, çà et là, son terreau, son tremplin, son avenir. Aussi ancienne que soit la philosophie, elle n’est pourtant jamais vieille, car la vraie jeunesse, l’éternelle jeunesse, ne la déserte pas. Et l’homme qui séjourne en elle, recouvrant l’homme immémorial, ne vieillit point. À l’instant je me souviens du 21 novembre 2003, Journée internationale de la philosophie, patronnée par l’Unesco. Nous y fêtions au Québec les 35 ans d’enseignement public de la philosophie au collégial. Désormais je n’ai plus qu’un vœu : que nous soyons là, dans 10, 20, 25 ou 35 ans, anciens et nouveaux jeunes, incongrus peut-être, mais tout de même unis, comme par miracle, dans une même amitié de la sagesse, afin d’y célébrer, encore et toujours, partout au Québec, l’éternelle jeunesse de la philosophie.

 

Éric Paquette*

 

NOTES


* Membre du Comité de l’enseignement de la napac (Nouvelle alliance pour la philosophie au collège) et titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université de Paris x – Nanterre, Éric Paquette enseigne la philosophie au collège Montmorency. Auteur d’une thèse portant sur l’intériorité transcendantale dans la phénoménologie de Husserl, il a collaboré à la revue Horizons philosophiques, et traduit l’ouvrage de Richard Cobb-Stevens, Husserl et la philosophie analytique (Paris, Vrin, 1998).

1. Descartes, Lettre-préface des Principes de la philosophie, Paris, Flammarion, coll. gf, 1996, p. 74.

2. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 10.

3. Ibid., p. 20.

4. K. Jaspers, Introduction à la philosophie, trad. J. Hersch, Paris, Plon, 1990, p. 129.

5. Ibid., p. 12.

6. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », trad. J. Beaufret et F. Fédier, in Heidegger, Questions iii et iv, trad. J. Beaufret et al., Paris, Gallimard, coll. Tel, p. 282.

7. Husserl, Philosophie première : Histoire critique des idées, trad. A. L. Kelkel, Paris, p.u.f., 1970, p. 6.

8. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit.,  p. 14.



 


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