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Le goût de l’avenir

Un texte de Daniel Jacques
Thèmes : Art, Revue d'idées
Numéro : vol. 7 no. 1 Automne 2004 - Hiver 2005

Tout comme plusieurs de mes collègues, j’appréhende les changements qui s’annoncent dans le monde de l’éducation. Je m’interroge surtout sur le manque d’enthousiasme, pour ne pas dire l’immense morosité, que suscitent les projets actuels de notre prétendu gouvernement. Je dis prétendu, car un gouvernement authentique — à tout le moins dans l’idée que je m’en fais lorsque je parviens à me déprendre du cynisme ambiant — a pour devoir d’offrir un horizon de travail commun qui nourrisse l’espérance des citoyens. Un gouvernement véritable devrait susciter, pour reprendre la formule de Weber utilisée par Jean-Claude Guillebaud dans un livre récent, « le goût de l’avenir ». Si l’on se fie à l’humeur qui règne actuellement dans nos maisons d’enseignement, tout comme dans la société en général, plusieurs sondages parus dans la presse au printemps dernier en font foi, il faut bien convenir que ceux qui nous gouvernent ne montrent pas un très grand talent à cet égard. Toutes leurs énergies vives semblent consacrées à détruire les institutions nées des rêves de leurs prédécesseurs, parmi lesquelles il faut compter de grands libéraux comme Paul Gérin-Lajoie. Il m’arrive même d’évoquer, avec un brin de nostalgie, l’époque des Ryan et des Bourassa, moi qui suis, encore et toujours, un indépendantiste convaincu.

J’ai pourtant pris soin comme chacun d’examiner les argumentaires proposés par les divers participants au débat sur l’avenir de l’enseignement collégial. On comprendra sans difficulté que certains universitaires — qui n’ont pas toujours apprécié et soutenu l’enseignement collégial — se tournent, à l’heure de toutes les mondialisations, vers les États-Unis, voire l’Ontario. J’avoue que je m’étonne de ce sursaut d’admiration à l’égard des institutions de la province voisine, qui, à ma connaissance, n’ont jamais été citées en exemple par personne, hormis peut-être notre ministre actuel. Ce subit intérêt se comprend davantage si l’on prend en compte l’ambition des administrateurs de nos universités qui ont vu là une occasion en or d’augmenter la clientèle de leur institution dans une période de déclin démographique. Quoi qu’il en soit, cette volonté d’américanisation, sous couvert d’ouverture à la société québécoise — comme si celle-ci ne savait plus trop que faire désormais de son « caractère distinct » —, conduit nos recteurs et leurs alliés ministériels à évider nos institutions de ce qu’il reste en elles de filiation à la culture française. Je pense bien sûr d’abord à la philosophie qui a joui jusqu’à ce jour d’un statut particulier dans le monde francophone. Au moment où l’on cherche ainsi à nous aligner sur nos voisins américains en prenant pour modèle leurs institutions, il est donc parfaitement cohérent que l’on songe aussi à réduire l’enseignement de la philosophie, notre plus vieil héritage européen, à la part congrue. De toute façon, il n’est pas besoin d’être devin au ministère de l’Éducation du Québec ou encore d’être l’une de ces nouvelles pythies fraîchement sorties des hec pour entrevoir la disparition à long terme de cette discipline de nos maisons d’enseignement.

On comprendra aisément que les dirigeants de nos écoles secondaires aient pu entrevoir quelque profit à s’approprier à l’avance une partie du cadavre collégial encore chaud. On saisit moins bien pourquoi certains acteurs de ce niveau d’enseignement — je ne pense pas ici aux enseignants, mais aux pédagogues et aux fonctionnaires qui les ordonnent — cherchent à s’approprier de nouvelles tâches alors qu’ils parviennent difficilement à remplir celles qui leur sont déjà assignées. Ainsi, je m’étonne toujours que plusieurs de mes élèves — car je ne suis pas certain que le terme « étudiant » est approprié dans les circonstances — confondent tout et rien, de sorte qu’il m’arrive de lire dans certaines copies d’examen qui me sont présentées, qu’il est bien triste que « Moïse soit mort sur la croix » et qu’il est aussi fort regrettable que « les personnes riches se placent sur des pieds à stale », en remplacement du bon vieux « piédestal ». Mais il est vrai que nos dirigeants sont les premiers à enseigner à nos enfants que le changement est une chose bonne en elle-même.

Si chacun pouvait accomplir son travail comme il se doit, nous n’aurions pas à enseigner la grammaire à un niveau d’études que l’on qualifie de « supérieur », ou bien encore à expliquer ce qu’est la Révolution française à ceux qui se présentent à nous comme des « étudiants ». À ce propos, il est pour le moins étonnant de lire dans le cahier d’orientation présenté par la Fédération des cégeps en avril dernier, intitulé sans ironie aucune Un cégep résolument ancré dans l’enseignement supérieur, que les conditions nécessaires pour obtenir un diplôme sont jugées « beaucoup plus contraignantes » par comparaison avec celles que l’on retrouve ailleurs en Amérique (Section 2.2). Sans rire! Les collèges Williams et Amherst, ça vous dit quelque chose... Et nos directeurs de collège d’ajouter, reprenant une formule du ministère de l’Éducation, que le régime d’études collégiales constitue, notamment à cause de la formation générale, une véritable « course à obstacles », expliquant ainsi le faible taux de réussite des élèves. On pourrait interpréter les difficultés rencontrées par les étudiants tout autrement et y voir la preuve d’un échec de l’école secondaire qui se révèle, parmi mille autres choses, incapable de susciter le goût de la lecture et le désir de la pensée. Une telle interprétation permettrait d’expliquer — en partie tout au moins — que l’intérêt pour la lecture ne cesse de décroître au Québec, même parmi les individus les plus scolarisés[2].

On m’aura fort mal compris si l’on conclut de ces critiques que mon intention est de justifier dans toute sa splendeur le statu quo actuel. Je ne suis pas de ceux qui proclament à tout vent les vertus du collégial, signalant ainsi qu’il contribue à l’éveil de l’esprit civique et au maintien de la tradition humaniste, dans une société, il faut bien l’avouer, qui semble parfois ne plus savoir qu’en faire. À cet égard, le bilan des collèges reste tout aussi discutable que peut l’être celui de nos écoles secondaires et bien davantage de nos universités. J’estime qu’une transformation de nos institutions est souhaitable, non pas pour répondre à quelque mythique demande de la société — au fait qui est l’interprète patenté des volontés insaisissables de cet objet tout aussi insaisissable : la Société — mais bien pour nous assurer de ne pas être happés par l’avenir dans la plus totale inconscience. Autrement dit, ce qu’il nous faudrait, ce sont des maisons d’enseignement — école, collège et université réunis — qui nous permettent de nous élever au-dessus de l’emprise harassante des affaires quotidiennes et d’accéder au meilleur de nous-mêmes. Je serais le premier à défendre une réforme — quels qu’en soient le coût professionnel et les conséquences sur l’organisation du travail — qui viserait non pas à adapter notre enseignement à un marché devenu délirant, mais à un accroissement d’humanité dans nos rapports sociaux. Mais ce n’est pas là un langage que l’on juge aujourd’hui approprié dans les documents ministériels qui servent à échafauder les institutions de l’avenir; on y préfère un discours jugé plus fonctionnel, tourné vers d’autres fins que celles propres à l’éducation.

Il m’arrive de penser à ce cri du cœur publié par une jeune fille il y a quelques années sous le titre : « Le Québec me tue »[3]. Sincèrement, je ne sais pas si le Québec nous tue, bien qu’il m’arrive de songer à quitter ce pays qui se refuse à en être un, mais je suis convaincu que la myopie intellectuelle de nos dirigeants et leurs incapacités à susciter le rêve et l’enthousiasme pourraient contribuer à notre affaissement commun. Il semble que ces gens au pouvoir n’aient pour tout avenir à nous proposer que la reproduction indéfinie et satisfaite du présent — un genre de présent devenu obèse à force de réussites économiques accumulées, à l’égal de celui de nos impérieux voisins. J’ajouterai que je ne crois pas que ce manque d’idéal soit l’exact reflet de notre société. Je pense tout au contraire que l’insatisfaction ressentie face aux réformes proposées, que ce soit dans le monde collégial ou ailleurs dans la société, témoigne en vérité d’une singulière inaptitude à gouverner.

Enfin, en ce qui concerne l’avenir de l’enseignement collégial, ce qu’il nous faudrait, c’est bien une vaste et profonde réforme qui mobilise les esprits et les cœurs, non pas, encore une fois, sur la base de ces discours insipides dont on se régale dans les officines du pouvoir, mais bien au nom d’une vision de ce qu’est une éducation véritable. Sur ce sujet pourtant crucial, notre ministre et ses sbires, technocrates et pédagogues confondus, restent bien silencieux, trop occupés qu’ils sont peut-être à escalader la montagne d’études comptables et d’analyses statistiques qui se sont accumulées devant eux à l’occasion du Forum sur l’avenir de l’enseignement collégial.

À en juger par les actions posées à ce jour et les projets annoncés pour l’avenir, on pourrait croire que l’unique détermination de ce gouvernement soit finalement de liquider ce qu’il nous reste d’héritage social et culturel. La décision récente de ne plus financer la préservation de notre patrimoine religieux témoigne, par un autre biais, de cette résolution oublieuse et ignare d’en finir avec nous-mêmes. Il est pour le moins regrettable que cette triste entreprise soit assumée aujourd’hui sans réserve par le même parti qui a su autrefois nous engager — avec discernement et enthousiasme — sur les voies novatrices de la Révolution tranquille.



Daniel Jacques*

 

NOTES

1. Ce texte est une version légèrement modifiée d’un article publié par Le Devoir à l’occasion du Forum sur l’avenir de l’enseignement collégial, le 7 juin 2004.

* Daniel Jacques enseigne la philosophie au collège François-Xavier-Garneau. Il a publié des ouvrages de philosophie politique, dont les plus récents sont La Révolution technique (Montréal, Boréal, 2002) et Nationalité et modernité (Montréal, Boréal, 1998).

2. Cf. Stéphane Baillargeon, « Vous êtes pas tannés de ne pas lire, bande de caves! », Le Devoir, 6 mars 2004, p. F1.

3. Hélène Jutras, Le Québec me tue, Montréal, Les Intouchables, 1995 [Le Devoir, 30 août 1994].

 

 


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