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Edith Stein : un parcours philosophique brisé

Un texte de Chantale Beauvais
Thèmes : Philosophie, Religion, Revue d'idées
Numéro : vol. 6 no. 2 Printemps-été 2004

Si le destin particulier d’Edith Stein (1891-1942) a fait d’elle une figure malgré tout assez connue, l’essence de son engagement philosophique n’en demeure pas moins voilée par certains présupposés qui contribuent à entretenir certains mythes persistants. Pour plusieurs, Stein est cette philosophe juive athée qui, après été déçue par l’approche philosophique d’Edmund Husserl (1859-1938), s’est convertie au catholicisme, est entrée au couvent des religieuses carmélites, pour finir ses jours de façon tragique à Auschwitz. Pour plusieurs, elle est celle qui a été proclamée martyre et sainte par l’Église catholique en 1998. Ainsi conçu, ce parcours a la même teneur sémantique que ce que les phénoménologues appellent une « forme vide » : si sa portée globale n’est pas tout à fait trompeuse, elle a l’inconvénient de tout dire et de ne rien dire à la fois. Comme le dirait Edith Stein, une forme n’est vraiment rien tant qu’elle n’est pas « remplie » d’un contenu de sens. L’on souhaite ici donner un peu d’enracinement concret à la figure steinienne en esquissant quelques traits de son parcours philosophique.

 

DÉMYSTIFIER LA FIGURE

 

Bien que cela puisse sembler paradoxal, il est temps de « démystifier » Edith Stein. Sans vouloir dénigrer le geste de l’Église catholique qui a sans doute été animé par une bonne intention, il s’avère néanmoins que la canonisation d’Edith Stein aura non seulement suscité la controverse, mais aussi fait ombrage à son œuvre philosophique et facilité sa « récupération » par toutes sortes de groupes qui souhaitent donner de la crédibilité à des causes et leurs contre-causes. Prenons quelques exemples pour montrer jusqu’à quel point le terrain peut être miné. La figure d’Edith Stein est associée à la condamnation de la contraception, au confinement des femmes à la maternité et à l’interdiction de leur accès à la prêtrise, à la condamnation de l’essentialisme qui participe du patriarcat, et conséquemment patriarcale, à la participation, par omission, de l’Église catholique à l’Holocauste, au travestissement par l’Église catholique de sa mise à mort pour des motifs racistes en acte de courage au nom de la foi catholique, au détournement métaphysique de la phénoménologie, etc. Quoiqu’il soit parfois utile de catégoriser les penseurs, rien ne menace davantage leur intégrité. Edith Stein n’est ni féministe ni patriarcale; ni simplement juive ni simplement catholique; ni tout à fait phénoménologue ni tout à fait thomiste. Connaissant la tendance chez la principale intéressée à décider par elle-même de sa destinée, mais surtout sa tendance à faire justice à la vérité des points de vues opposés, il est loin d’être certain qu’elle eût accepté d’être entraînée sans mot dire dans de tels débats. Qu’il faille démystifier Edith Stein ne signifie pas qu’il faille ignorer les facteurs d’ordre existentiel, politique et religieux qui balisaient son parcours philosophique. Bien que les comparaisons des figures de pensée soient parfois éclairantes, elles risquent le plus souvent de miner l’irréductibilité des individus. Tenter, comme l’a récemment fait Sylvie Courtine-Denamy[1], de saisir la figure steinienne à travers le prisme des « philosophies engagées » de Hannah Arendt (1906-1975) et de Simone Weil (1909-1943) et réduire la démarche steinienne à un désaveu du monde risque de créer de regrettables malentendus. Certes, la décision de se convertir au catholicisme et de joindre les rangs d’un ordre religieux contemplatif a été comprise par la famille d’Edith Stein comme un cruel reniement de son appartenance à la judéité. En outre, plusieurs collègues et amis ont cru qu’Edith Stein reprenait pour son compte le serment « antimoderne ». D’aucuns pourraient également y percevoir un acte de lâcheté : comment se réfugier dans le confort d’un cloître alors que la cité brûle? Rien, ni dans les motifs exprimés par Stein ni dans les circonstances entourant son cheminement spirituel et intellectuel, ne pousse à conclure qu’il s’agisse de fuir les conséquences de sa judéité. Rien n’indique non plus que Stein ait voulu abjurer la philosophie moderne fascinée par le problème de la raison. Comment réagir quand le monde nous oppose une violente résistance? Surtout quand la vie ne nous donne pas la chance d’avoir des amis influents qui puissent contrebalancer la résistance du monde. Stein a fait ce qui lui semblait relever de l’ordre du possible afin de revendiquer sa place dans ce monde et ce, sans jamais sentir la nécessité de fuir sa violence. Elle n’a pas laissé tomber le monde : on l’a exclue; d’abord en tant que femme, ensuite en tant que juive.

 

PHILOSOPHE ET FEMME

 

Edith Stein se mit à l’école philosophique de Husserl après une expérience plutôt décevante avec la psychologie expérimentale. La jeune étudiante jugeait en effet que les présupposés fondamentaux de la psychologie n’étaient pas suffisamment tirés au clair. Il faut comprendre qu’à cette époque, la psychologie et la psychiatrie (qui étaient comprises comme un champ de la philosophie) en étaient encore à leurs premières explorations scientifiques de la psyché humaine. Dans cette optique, les Recherches logiques (1900-1901) de Husserl étaient considérées par plusieurs comme particulièrement éclairantes. Par l’intermédiaire d’un cousin, Stein joignit les rangs de l’école phénoménologique en 1913. Pour sa thèse, Stein choisit de se pencher sur les différentes théories contemporaines de l’empathie (Scheler, Lipps), et plus spécifiquement sur le problème de l’entrée du vécu d’autrui dans son propre champ de conscience. Prenons un exemple souvent utilisé par Stein : l’acte de se réjouir de la joie d’autrui. Quoique ce soit bien moi qui me réjouisse, mon acte de me réjouir ne porte pas sur moi, mais bien sur l’autre. C’est l’autre qui m’est donné dans mon expérience de joie. Le propre du vécu emphatique consiste à être toujours-déjà affecté du coefficient de l’autre. C’est ce coefficient d’altérité subjective qui différencie l’empathie de la perception et de la représentation. De plus, cette thèse, qui anticipe plusieurs développements de Husserl dans le deuxième tome des Idées, pose les jalons d’une phénoménologie des sciences humaines et sociales (Contribution aux fondements des sciences de l’esprit[2]). L’étude de la communauté humaine politique, symbolique et culturelle est en effet intimement liée à l’étude de la matrice individuelle qui puisse supporter l’expérience d’un autrui collectif à travers les manifestations sociopolitiques, culturelles et spirituelles.

Notons que tout juste après ses examens d’État, Stein interrompt l’écriture de sa thèse pour se mettre à la disposition de la Croix-Rouge « sans poser de restriction » et « de préférence sur le front dans un lazaret de campagne ». Cette radicalité est typique chez Stein qui n’était pas femme à craindre les obstacles. C’était pour elle une façon d’être solidaire de ses collègues masculins qui étaient au front (Adolf Reinach, Roman Ingarden, Fritz Kaufman), mais aussi une façon pour cette âme profondément prussienne de manifester son attachement pour sa patrie (son étude sur l’État témoigne d’ailleurs d’un attachement aux valeurs prussiennes)[3]. Mais plus encore, n’est-il pas devenu futile pour Stein de se livrer à des exercices philosophiques quand une guerre atroce fait rage, emportant avec elle son flot de morts? Après quelques mois de service, la philosophe retourne à ses travaux universitaires. En 1916, elle part avec Husserl à Fribourg où elle sera son assistante de recherche. Son travail principal consistera à préparer certains manuscrits en vue de leur éventuelle publication. Comme l’a plus tard affirmé Roman Ingarden, Stein était sans doute la personne la mieux qualifiée pour faire ce travail, car il ne s’agissait pas seulement de mettre les papiers en ordre, mais aussi « d’élaborer sur certains passages, d’introduire des changements tant au plan du contenu que de la structure interne qu’elle considérait nécessaires pour des raisons d’ordre systématique, logique ou pédagogique[4] ». Seule une personne ayant une connaissance intime de la pensée de Husserl pouvait accomplir ce travail. Cependant, comme en témoigne sa correspondance avec Roman Ingarden et Fritz Kaufman, ce travail de collaboration était extraordinairement exigeant. Stein présentait à Husserl les ébauches qu’elle avait préparées, Husserl, préoccupé par d’autres thèmes, ne les lisait pas ou, s’il les lisait, se mettait à suivre le filon d’une nouvelle inspiration et se désintéressait du manuscrit. Pire encore, il égarait ces ébauches. Excédée par ce comportement quasi narcissique, Stein finit par remettre sa démission. Elle connaissait la valeur de la pensée husserlienne et était prête à beaucoup de sacrifices pour la faire connaître, mais elle se sentait lésée par le fait que Husserl ne lui accorde pas les égards auxquels un proche collaborateur aurait normalement droit. De plus, les demandes parfois tyranniques de Husserl lui laissaient peu de temps pour vaquer à ses propres occupations intellectuelles. Il faut tout de même dire que Stein avait aussi son caractère et qu’elle se montrait intransigeante envers ceux qui n’accordaient pas la même importance qu’elle à certaines valeurs.

Stein continua néanmoins à servir la pensée de Husserl en travaillant à l’édition de la revue annuelle de la Société de phénoménologie. Elle était maintenant libre de poursuivre sa propre carrière, du moins le croyait-elle. Malgré le fait que Husserl connaissait le talent de sa disciple, il ne lui prêtait pas son appui en vue de l’obtention d’un poste en philosophie, car il était d’avis que les femmes n’avaient pas leur place à l’université. Stein souhaitait obtenir une permanence à Göttingen, mais malgré les nouvelles consignes explicites du ministère de l’Éducation permettant l’habilitation des femmes, on trouvait toutes sortes de raisons pour ne pas l’embaucher. Sentant qu’il y avait anguille sous roche, Stein envoya une requête au ministère de l’Éducation afin de protester contre ce genre de discrimination. Suite à cette plainte, une circulaire fut éventuellement envoyée aux universités concernant l’accès à la carrière universitaire par les femmes. Ne se faisant pas d’illusion, Stein poursuivit calmement sa tentative d’habilitation avec l’université de Kiel et l’université de Hambourg, mais ces projets, comme deux autres en 1931 à l’université de Fribourg et à l’université de Breslau, échoueront.

Même si elle milite en faveur du droit des femmes (elle a en outre milité en faveur de l’obtention du droit de vote pour les femmes et a réfléchi à la valeur de la femme pour la vie nationale et politique), Stein ne peut cependant être qualifiée de philosophe « féministe », du moins pas au sens où on l’entend habituellement. Elle a certes réfléchi à la situation de la femme et s’est particulièrement préoccupée de la réforme de la pédagogie en fonction de la présence des jeunes filles dans le système scolaire allemand qui avait été conçu en fonction d’une clientèle masculine. Mais comme sa philosophie épouse une armature phénoménologique essentialiste, elle s’expose à la critique principale des féministes (du moins les plus radicales) : elle confinerait la femme à un rôle déterminé. Cette critique a une certaine portée. Évoquer la figure de la Vierge Marie, symbole du féminin parfaitement réalisé, et affirmer que le rôle de la femme est la « maternité et le compagnonnage » est loin de relever de l’avant-garde en matière de féminisme[5]. Cependant, et l’on touche ici à un trait de la personnalité steinienne, l’on ne trouve jamais chez Stein de jugements polarisés. Quoi qu’elle examine, elle donne toujours audience aux points de vues opposés et tente de les réconcilier. Dans le cas présent, il faut prendre note de sa stratégie : montrer à un auditoire plutôt conservateur (allemand et catholique) qu’on peut ouvrir le champ professionnel aux femmes, tout en reconnaissant une façon différente aux hommes et aux femmes d’habiter l’humanité. S’appuyant sur les recherches empiriques disponibles, Stein affirme certes que la manière féminine d’habiter le monde est le soin de la vie et la complicité avec elle. Par ailleurs, elle soutient également qu’il n’existe aucune profession qui ne puisse être assumée par une femme. Pour Stein, il serait malveillant de penser le contraire. En plus d’être déterminé par son humanité et sa différence sexuelle, chaque être humain est également déterminé par son individualité propre. Chaque femme possède des talents et des dispositions individuelles qui la rendent capable d’exercer la profession de son choix, même une profession qui pourrait paraître « étrangère » à sa condition féminine. C’est l’individualité qui, en dernier lieu, détermine la façon d’habiter le monde d’un être humain. Certes il y a des types de femmes et des types d’hommes (la psychologie s’intéressait alors à la typologie), mais Stein reconnaît dans chaque être humain une manière unique d’habiter l’humanité, la sexualité. En d’autres termes : aucune femme n’est simplement une femme, pas plus qu’aucun homme n’est simplement un homme. L’on pourrait à juste titre légitimer l’ordination des femmes dans l’Église catholique en se basant sur l’anthropologie steinienne! Cela serait en tout cas plus honnête que de s’en réclamer pour confiner la femme à des rôles auxiliaires en raison de sa « dignité particulière ». À ce sujet, Stein affirme dès 1932 qu’il n’y a aucune raison théorique pouvant justifier l’interdiction des femmes à la prêtrise. Elle soutient, non sans une pointe d’ironie, que le statu quo sera cependant maintenu pour des raisons d’ordre strictement pratique.

Si la réflexion steinienne ne peut être qualifiée de féministe, elle ne peut davantage être réduite à un conservatisme outrancier. En ce sens, il y a fort à parier que sa compréhension de la condition féminine rejoigne les points de vue récemment avancés par la philosophe Elisabeth Badinter et la psychologue JoAnn Deak[6].

 

PHILOSOPHE ET FEMME DE FOI

 

L’on touche sans doute ici à l’aspect le plus délicat du parcours philosophique steinien. Assez curieusement, alors que cet aspect de sa vie semble retenir l’attention de plusieurs, Stein ne dit absolument rien à propos des motifs qui l’ont conduite à embrasser la foi chrétienne. Elle a grandi dans une famille juive pour ainsi dire œcuménique. Bien que la mère avait conservé des pratiques conservatrices héritées de son enfance, elle fréquentait la synagogue libérale et permettait à ses enfants de pratiquer le type de judaïsme qui leur convenait. Dès sa jeune adolescence, et cela n’a rien d’extraordinairement particulier, Stein a mis sa foi religieuse en veilleuse. Il lui semblait impossible de réconcilier foi et raison, et c’est le désir de savoir qui devait primer. Elle avait un tempérament hypersensible et les questions irrésolues pouvaient la laisser dans un état de profonde agitation. Il y a des personnes qui ne peuvent supporter l’incertitude. Stein a été durement confrontée à la résistance du réel entre 1918 et 1921 : trois tentatives d’habilitation sans issue (avec tout ce que cela comporte d’investissement de temps et d’énergie) et un échec amoureux (son désir d’épouser Fritz Kaufman s’est heurté à un refus). Il y avait amplement matière à s’agiter intérieurement. En tout cas, on sait que la lecture de l’autobiographie de Thérèse d’Avila a mis fin à cette agitation intérieure et a fait naître un sentiment de profonde sérénité. Quoiqu’elle ne mentionne rien sur ce qui l’a touchée dans cette œuvre, l’on peut penser que l’exploration des diverses profondeurs de l’âme, menée par Thérèse d’Avila, n’est pas sans avoir fait écho à son propre vœu de percer le mystère de la personne humaine et à sa prédilection pour les descriptions phénoménologiques.

La conversion de Stein au catholicisme marque sans doute un certain tournant dans sa vie et dans sa compréhension des enjeux philosophiques. Comme toute personne qui s’initie à une nouvelle forme de vie, Stein est amenée à s’initier aux principaux référents culturels qui la caractérisent. À l’époque, la philosophie de Thomas d’Aquin constituait un incontournable horizon pour quiconque souhaitait s’approprier l’ethos catholique. Mais contrairement à l’opinion reçue, cet intérêt pour le thomisme ne saurait signifier que Stein tourne définitivement le dos à la phénoménologie. Il est vrai, cependant, que cette nouvelle rencontre philosophique fait naître en elle le projet d’une phénoménologie parfaitement accomplie.

Deux problèmes philosophiques retiendront son attention. Elle souhaite premièrement intégrer le monde des valeurs religieuses dans la philosophie et deuxièmement, pallier les limites de la philosophie husserlienne de la connaissance par le recours à l’ontologie. Fondamentalement, la phénoménologie, en tant qu’elle est le vœu d’une transparence ontologique parfaite, incarne le désir exacerbé de la philosophie. C’est du moins ainsi que sa tentative pour élaborer une « philosophie chrétienne » se trouve ici interprétée. La phénoménologie n’est en fait qu’un contenant absolu appelant un contenu qui lui corresponde pour le remplir. Pour Stein, ce contenu de sens est offert dans la révélation religieuse. Stein met au jour l’enjeu philosophique lui-même : la quête philosophique a une finalité, mais on ne peut déterminer cette finalité sans mettre fin à la philosophie. Stein et Husserl acceptaient tous deux cette prémisse, mais en tiraient des conclusions différentes. La « philosophie chrétienne » steinienne ne peut cependant pas être interprétée comme une instance absolument finale. Comme chez Husserl, la philosophie est un projet téléologique, mais contrairement à Husserl, ce projet est explicitement déterminé par la compréhension théologique. Pour ce qui est du second problème philosophique, l’approche steinienne, qui consiste à parfaire la phénoménologie en y injectant des éléments ontologiques[7], fait écho à l’approche de Joseph Maréchal s.j. (1878-1944) qui voulut parfaire le thomisme en y injectant des éléments kantiens.

Il est intéressant de noter que depuis son baptême, Stein avait renoncé à poursuivre ses activités philosophiques. Il s’agit d’un réflexe assez commun des nouveaux convertis chez qui la sérénité nouvellement acquise apaise tellement l’âme que tout désir s’en trouve rasséréné. C’est finalement grâce à l’influence de deux clercs (Joseph Schwind et Erich Przywara s.j.) qu’Edith Stein reprit ses recherches philosophiques. Le premier, convaincu qu’elle devait mettre ses talents au service de la société, lui déconseilla fortement d’entrer immédiatement en religion, comme elle le souhaitait, et l’aida à obtenir un poste d’enseignante dans un lycée pour jeunes filles de Speyer (1923), et le second lui fit entreprendre la traduction d’œuvres du cardinal Newman (1925)[8]. Ainsi Stein put à nouveau entretenir l’espoir d’une carrière philosophique, malgré son exclusion du monde universitaire. De fait, la philosophe finit par acquérir une très grande notoriété dans les milieux catholiques.

 

CHRÉTIENNE ET JUIVE

 

Attirée depuis longtemps par l’idéal de vie proposé par Thérèse d’Avila, et consciente qu’il n’y avait plus de place pour elle dans la société en raison de la montée du nazisme (on lui avait indiqué qu’il valait mieux pour elle de quitter son travail à l’Institut pédagogique de Münster où elle œuvrait depuis 1931), Stein finit par obéir à son désir, depuis longtemps conçu, de faire son entrée au Carmel, ce qu’elle fit en 1933, dans la communauté des carmélites établie à Cologne. En un sens, cette décision est surprenante, car cet ordre religieux accorde peu d’importance au travail intellectuel, contrairement, par exemple, aux religieuses dominicaines qu’elle a pourtant bien connues pour avoir œuvré comme enseignante dans un de leurs lycées pour jeunes filles. Connaissant cependant les dispositions de la religieuse pour le travail intellectuel, les autorités l’enjoignirent de poursuivre ses travaux philosophiques. C’est donc à l’ombre du cloître et en plein apogée du nazisme que Stein a rédigé ses derniers ouvrages, notamment L’être fini et l’être éternel[9] (un accomplissement de la philosophie du sujet en une philosophie de la personne) et La science de la croix[10] (une tentative pour saisir l’essence de la souffrance rédemptrice). Il faut imaginer qu’il n’était pas facile de conjuguer les nombreux offices religieux, les tâches au sein de la communauté et le travail intellectuel. Sans compter que les bibliothèques des couvents féminins n’étaient pas nécessairement dotées d’ouvrages philosophiques. Mais surtout, il faut comprendre qu’elle ne pouvait pas ne pas être personnellement touchée par les événements politiques qui ont troublé l’Allemagne à cette époque.

Pour Stein, faire son entrée dans le monde chrétien ne signifiait pas renoncer à son judaïsme qui était resté pour elle une façon d’être. Longtemps après sa conversion, elle utilisait toujours le « nous » pour parler des Juifs, ce qui n’était pas sans étonner ses collègues catholiques. Au cœur de la tourmente, elle associait lucidement son destin à celui de son peuple. Sentant la tragédie qui se profilait à l’horizon, Stein conçut le projet de rencontrer le pape Pie xi à Rome afin de l’informer des événements et de lui demander de se prononcer officiellement sur la persécution des Juifs. Avertie qu’elle ne réussirait probablement pas à obtenir une audience privée en raison d’une grande affluence de pèlerins à Rome, Stein lui écrivit une lettre qui n’eut pour réponse qu’un accusé de réception et une bénédiction apostolique. Cette lettre, écrite le 12 avril 1933, vient d’être rendue publique par les archives du Vatican[11]. S’identifiant comme une « fille » du peuple juif et de la famille chrétienne, Stein s’indigne du fait que les actes d’injustice sont perpétrés par un gouvernement « qui se dit chrétien ». Elle confie à son interlocuteur que le prestige de l’Église est gravement menacé si celle-ci n’intervient pas vigoureusement contre les injustices commises. Elle l’avertit de plus que  le « silence ne sera pas en mesure d’acheter à long terme la paix face à l’actuel gouvernement allemand » et que la discrimination criminelle commise par le gouvernement en place touchera non seulement les Juifs, mais aussi ceux et celles qui embrassent la foi catholique. Elle affirme que « la responsabilité pèse également sur ceux qui se taisent ». Il semble bien que l’histoire lui ait donné raison. Le Pape se met à la tâche en 1938, mais le projet, du moins le projet d’un écrit officiel sur l’antisémitisme, ne verra jamais le jour. Aux prises avec la haine incompréhensible de ses contemporains pour la judéité, Edith Stein, devenue sœur Bénédicte de la Croix, a choisi d’opposer une célébration de ses origines dans Vie d’une famille juive[12]. Elle souhaite non pas y faire l’apologie du judaïsme, mais bien, face à la désinformation et à l’ignorance qui prévalent en Allemagne, instruire ses contemporains sur la culture juive car, dit-elle, « nous qui avons grandi dans le judaïsme, nous avons le devoir de porter témoignage. » Le livre, qui célèbre la culture matriarcale dont Stein est issue, finit cependant par devenir une autobiographie dont la publication, après le décès de l’auteure, semble avoir été plutôt mal accueillie par les survivants de la famille Stein qui auraient voulu que l’auteure soit moins intransigeante envers sa famille et un peu moins élogieuse envers elle-même[13]...

 

QUEL HÉRITAGE?

 

Comment ne pas déplorer le tragique d’un parcours philosophique si constamment semé d’embûches et si tragiquement interrompu après un second envol? Les vestiges que Stein aura laissés, comme autant d’élans brisés, donnent l’impression d’une femme de dialogue, aimant à tirer au clair les présupposés de chaque position et cherchant à trouver des points de rencontre : critique de la raison et ontologie, conservatisme et féminisme, foi et raison, déterminisme et liberté. On a voulu rendre un humble hommage à cette incomprise de l’histoire de la philosophie en retraçant les grandes étapes de son parcours intellectuel. On n’est jamais philosophe que dans une histoire. Il importe de comprendre cet inéluctable fait avant de juger une philosophie. Car si l’histoire juge les philosophes, les philosophes la subissent parfois durement.

 

Chantal Beauvais*

 

NOTES

* Chantal Beauvais est professeure à la Faculté de philosophie de l’Université Saint-Paul à Ottawa. Sa thèse de doctorat se penchait sur la compréhension steinienne de la vérité et ses travaux universitaires sont principalement consacrés à l’interprétation de l’œuvre philosophique d’Edith Stein.

[1]. Sylvie Courtine-Denamy, Trois femmes dans de sombres temps. Edith Stein, Hannah Arendt, Simone Weil ou Amor fati, amor mundi, Paris, Albin Michel, coll. « Idées », 1997.

[2]. Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, vol. 5 (1922), première partie : p. 1-116; deuxième partie : p. 116-283.

[3]. Cf. aussi une recherche sur les fondements de l’État : Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, vol. 7 (1925), p. 1-123 (traduit en français et présenté par P. Secretan, Paris, Cerf, 1989).

4. Roman Ingarden, « Edith Stein on Her Activity as an Assistant of Edmund Husserl », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 23, no 2, 1962, p. 157.

[5]. Ses conférences sur la nature et la vocation de la femme sont rassemblés  dans Die Frau : Ihre Aufgabe nach Natur und Gnade, 1959, dans le tome 5 des œuvres complètes qu’Edith Stein a publiées en allemand chez Herder/Nauwælarts (ci-après cité « esw »).

[6]. Elisabeth Badinter, Fausse route, Paris, Odile Jacob, 2003; JoAnn Deak, avec Teresa Barker, Girls Will Be Girls : Raising Confident and Courageous Daughters, New York, Hyperion, 2002.

 

[7]. Cf. en particulier l’Étude sur la puissance et l’acte (esw 18, 1998); l’Introduction à la philosophie (esw 13, 1991); et L’être fini et l’être éternel (esw 2, 1950/1962/1986); une comparaison entre Thomas d’Aquin et Husserl dans Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung. 1929. Erganzungsband, p. 315-338 (traduit en français et présenté par P. Secretan : Phénoménologie et philosophie chrétienne, Paris, Cerf, 1987).

[8]. John H. Kardinal Newman : Briefe und Tagebücher 1801-1845, Munich, Theatinerverlag, 1928.

[9]. esw 2 (1950/1962/1986); L’être fini et l’être éternel. Essai d’une atteinte du sens de l’être, trad. G. Casella et F. A. Viallet, Louvain, Nauwelærts, 1972.

[10]. esw 1 (1954/1983); La science de la croix, passion d’amour de saint Jean de la croix, trad. É. de Saintes Marie, Louvain, Nauwelærts, 1957.

[11]. Le texte en est publié sur le site Internet <www.carmel.asso.fr/visages/edith/lettre.shtml>.

[12]. esw 7 (1965); trad. et annexes de C. et J. Rastoin, intro. et annotations du père Didier-Marie Golay, ocd, préface de Mgr Olivier de Berranger, Paris, Cerf, 2001.

[13]. Susanne Batzdorff, Edith Stein : ma tante, trad. C. Le Paire, Bruxelles/Lessius, Racine, 2000 (Au singulier; 4).



 


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