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Avoir 20 ans en 1960

Un texte de Jean-Marc Piotte
Dossier : De Mai 68 à Seattle: trois générations face à l'engagement
Thèmes : Altermondialisme, Histoire, Jeunesse, Politique
Numéro : vol. 6 no. 2 Printemps-été 2004

J’ai 20 ans, l’âge où on développe une conscience politique, si on en développe une, en 1960, lorsque le Parti libéral de Jean Lesage remporte les élections contre l’Union nationale et amorce ce qu’on nommera la Révolution tranquille.


LE COMBAT POUR LA LIBERTÉ DE PENSER

 

Il y a avant et après la Révolution tranquille. Il m’a toujours été difficile de faire sentir, voire de faire comprendre ce qu’était le Québec des années 1950 à ceux qui ne l’ont pas connu. Je n’utiliserai pas l’expression de « Grande Noirceur » qu’abhorrent mes jeunes collègues Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, mais ils me permettront, j’espère, cet euphémisme : c’était une période sombre pour la pensée.

La liberté d’expression était fort limitée. En philosophie, on n’enseignait que le thomisme. Non, en fait, c’est faux! J’ai fait une licence en philosophie à l’Université de Montréal sans lire une seule page de Thomas d’Aquin! Je m’y suis confronté, bien des années plus tard, lorsque j’ai mené des recherches pour Les grands penseurs du monde occidental. À l’époque, on enseignait le néothomisme dans la lignée d’Étienne Gilson et de Jacques Maritain, tandis que dans les collèges classiques sévissait le manuel de Jolivet. Certains de ces néothomistes étaient de véritables penseurs, dont le père Régis qui est d’ailleurs intervenu en faveur de la Révolution tranquille. La Faculté de philosophie de l’Université de Montréal se vantait de son caractère progressiste, en ayant des professeurs laïques dont le catholicisme, du moins proclamé, était une condition d’emploi et qui, sous le couvert de respect du néothomisme, nous ont fait découvrir certains penseurs qui ne l’étaient pas.

Deux anecdotes pour décrire l’atmosphère du temps. Notre professeur de philosophie morale et familiale, le père Lachance, proclamait que les fonctions sexuelles étaient les plus basses chez l’homme à cause de leur proximité avec les fonctions fécales! La classe s’est soulevée contre cette interprétation pour le moins discutable : les meneurs ont été expulsés de l’Université de Montréal et ont dû poursuivre leurs études à l’Université de Sherbrooke. Le Quartier Latin, journal étudiant de l’Université de Montréal, avait créé une grande polémique, en affirmant qu’on avait le droit à l’erreur. Les pontes, scandalisés, rétorquèrent qu’on n’avait pas le droit à l’erreur, mais à la vérité qui est une — comme chacun l’avait appris —, quoiqu’on puisse se tromper…

Mais j’anticipe. Je m’inscris à l’université en 1960, alors que la Révolution tranquille vient de s’amorcer. Auparavant, j’avais étudié à l’École normale Jacques Cartier (enjc), institution de formation pour les futurs enseignants, qui était accessible à ceux qui, comme moi, provenaient du secteur public et qui ouvrait sur certaines facultés universitaires, dont celle de philosophie. Alors — faut-il le rappeler? —, le système d’enseignement était coupé en deux : le secteur public, pour le peuple, qui conduisait au marché du travail, hormis quelques passerelles, dont l’enjc, vers certaines études universitaires; et le secteur privé, pour les fils de bourgeois et pour ceux qui avaient, du moins jusqu’à la fin de leurs études classiques, la vocation. La santé était aussi une affaire de classes : il fallait être riche ou avoir, comme disait mon père, la Croix Bleue pour se faire soigner. Les pauvres devaient quémander la charité auprès des bonnes sœurs. La plupart du temps, ils s’en abstenaient, supportant la maladie comme une fatalité et attendant que la mort vienne les délivrer des souffrances inévitables. À l’époque, on ne critiquait pas le débordement des salles d’urgence, la majorité ne s’y étant jamais présentée; à l’époque, on ne se plaignait pas du décrochage scolaire, la majorité n’ayant jamais accroché aux études secondaires.

J’entre à l’enjc à 17 ans et j’en sors un peu avant d’avoir 20 ans. J’étais dans cette période de la vie où on s’interroge sur ce qu’on est et sur ce qu’est le monde. Si on ne se questionne pas à ce moment, on ne le fera jamais. On pensera comme tout le monde, non pas par un choix conscient et volontaire, mais parce c’est comme ça : on ne pensera donc pas ce qu’on pense. Certains professeurs (un Bernard Jasmin ou, encore, un Jacques Tremblay qui, un jour, a malheureusement, et pour des raisons que j’ignore, renoncé à s’interroger) nous ont aidés dans cette démarche. Mais ils ne nous dévoilaient jamais ce qu’ils pensaient. Ils ne le pouvaient pas, sans risquer d’être mis à pied. Les intellectuels québécois qui voulaient alors protéger leur liberté d’expression travaillaient pour les « Anglais », par exemple à Radio-Canada ou à l’Office national du film, ou s’exilaient à Paris. À l’enjc, les professeurs stimulants pratiquaient ce qu’on nommait au xviiie siècle la vertu de « l’honnête dissimulation » qui consistait à soulever un certain nombre de problèmes, en taisant une partie de ses propres pensées. (Le danger de bannissement n’était pas théorique : par esprit de provocation, je m’étais promené avec la revue Cité libre sous le bras. On m’avait averti de cesser cette pratique si je voulais obtenir mon brevet « a », document essentiel pour enseigner dans la belle province.) La pensée sibylline de ces professeurs poussait les étudiants intéressés à s’efforcer de comprendre ce qu’ils voulaient bien signifier. Cela a déterminé, bien involontairement, ma pratique pédagogique future : je n’ai jamais cherché à transmettre à mes étudiants, même lorsque j’étais marxiste, ce que je pensais, mais plutôt utilisé les auteurs abordés pour les provoquer, pour les inciter à se remettre en question.

Plusieurs livres étaient alors à l’Index, c’est-à-dire interdits par l’Église. Ils n’étaient pas disponibles dans les bibliothèques et n’étaient pas exposés dans les librairies, sauf chez Tranquille. Je me décide à demander à l’aumônier de l’École une exemption pour pouvoir lire ces livres. Il me recommande d’en choisir 10, de lui transmettre le nom des auteurs et le titre des livres, puis de revenir en discuter avec lui après chaque lecture. Je décide de faire fi de ces restrictions et de lire tout ce qui me plaît. Cette décision fut extrêmement difficile et douloureuse, car je croyais encore en la possibilité de l’Enfer. Je risquais de m’y retrouver pour toujours et à jamais éloigné du Paradis, comme on me l’avait seriné depuis ma tendre enfance : toujours/jamais, toujours/jamais qui se répéterait indéfiniment tel le tic-tac du pendule d’une horloge grand-père.

Ma première lecture à l’Index fut La peste d’Albert Camus. Je ne comprenais pas et ne comprends toujours pas pourquoi l’Église interdisait la lecture d’un roman si admirable. Mes autres lectures confirmèrent la bêtise de cette institution. Comment croire aux « vérités » de l’Église qui nous proscrivait de prendre connaissance de tout ce qui pouvait contredire ce qu’elle proclamait? Je doutais. Ma foi vacillait, autre péché mortel engendré par ma vicieuse curiosité intellectuelle. M’inspirant de la démarche inaugurée par Descartes, je décidai de remettre systématiquement tout en question, de faire tabula rasa de tout ce qu’on m’avait fait ingurgiter : les miracles, signes du divin, perdirent tout caractère surnaturel; l’Église se retrouva dénudée de la sainteté et de l’unique vérité; Jésus devint le fils de Joseph; Dieu, dont l’existence est indémontrable, se mua en une belle chimère protégeant l’humanité contre son insécurité. Je sais bien maintenant le caractère limitatif d’une telle démarche purement rationaliste : il y a tant de choses qu’on ne peut expliquer par la raison! Mais je suis demeuré athée.

Cette remise en question a été longue, pénible et souffrante. Car l’Église avait imprégné, depuis pratiquement la naissance — nous étions alors baptisés quelques jours après celle-ci — toutes les fibres de notre être : pensées, émotions, comportements… Tel Caïn poursuivi par l’œil de Dieu, nous étions toujours sous son regard de Juge, que nous nous masturbions sous les couvertures ou que nous entretenions de « mauvaises pensées » en rêvassant. Le sentiment de culpabilité était toujours là, présent, omnipotent. On nous enseignait qu’il fallait se comporter avec notre petite amie comme avec notre mère : quel ado oserait caresser les seins de sa mère? Il ne s’agissait donc pas seulement de se défaire de la morale puritaine de l’Église, ce qui était déjà toute une tâche, mais aussi de se purger de tous les sentiments négatifs qu’elle avait entretenus. Après s’être dépouillé de cette morale, il a fallu apprendre progressivement à jouir, sans arrières pensées dégradantes, des divers plaisirs de la chair.

Nous nous sentions seuls, isolés. André Major était alors mon compagnon sur le chemin de la liberté : nous étions chacun, pour la mère de l’autre, la cause de la perdition morale de son fils! Nous nous retrouvions avec quelques autres dans les deux ou trois bars, tous situés près de Sherbrooke et Saint-Laurent, où nous nous réconfortions de retrouver des semblables dans notre opposition au conformisme ambiant. À la maison, dans la famille, on était le mouton noir. Lorsque j’annonçai à ma mère que je n’irais plus à la messe, j’eus contre moi la famille coalisée, mes frères aînés me reprochant la peine que je créais à la Reine de nos cœurs. (Une dizaine d’années plus tard, passant à la maison un dimanche matin, je retrouvai deux de mes frères en train de prendre une bière, attablés dans la cuisine, tandis que mes parents partaient pour l’église : les temps avaient bien changé!) Dans les institutions d’enseignement, nous étions, là aussi, les brebis galeuses : Major fut exclu de son collège classique.

Emmanuel Kant et, à sa suite, John Stuart Mill affirment que la liberté de pensée implique la liberté d’expression. Car comment développer sa réflexion si l’on n’a pas l’occasion de la confronter — par des échanges, des discussions et des débats — avec celle des autres? Avant la Révolution tranquille, penser au Québec était un véritable combat contre soi-même et le consensus opprimant.


DES LENDEMAINS QUI CHANTENT

 

En 1960, la défaite de l’Union nationale fut reçue comme un cadeau. Je n’y ai joué aucun rôle. J’avais 20 ans et je n’avais même pas encore le droit de vote (on l’obtenait alors à 21 ans). Mais ce fut l’amorce d’une prise de conscience politique.

Les artisans de la Révolution tranquille se retrouvaient parmi ceux qui avaient combattu le duplessisme durant les années 1950 : des libéraux sous le leadership de Lapalme, des militants de la ctcc (l’ancêtre de la csn) et de la fuiq (dont les organisations deviendront l’âme militante de la ftq), des leaders formés au sein de la Jeunesse étudiante catholique et de la Jeunesse ouvrière catholique, des intellectuels liés à la Faculté des sciences humaines de l’Université Laval ou regroupés autour de la revue Cité libre à Montréal, etc.

L’Église du Québec s’opposait globalement à ces réformes. Heureusement, il y avait des membres « dissidents » du clergé qui, animés par Vatican ii, les appuyaient. L’influence de l’Église était alors si écrasante que cet appui se révélait tout à fait indispensable au changement, ce qui explique la présence d’un Monseigneur et d’une sœur de Sainte-Croix à côté d’un laïc pour présider la Commission Parent. Mais cette présence de catholiques progressistes n’avait guère d’influence sur la génération de jeunes intellectuels de Montréal. Il y avait bien un Fernand Dumont, mais il était à Québec et on ne le lisait guère dans la métropole. Il y avait bien aussi les intellectuels de Cité libre, mais ils défendaient essentiellement, sur le plan religieux, la place des laïcs au sein de l’Église. Ils disaient s’inspirer d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit, mais leur personnalisme chrétien nous paraissait une pâle et frileuse copie de ce qui se faisait en France. Pour ma part, Gérard Pelletier perdit tout mon respect lorsque, pendant une assemblée du Mouvement laïc de langue française (mlf) qui avait été créé par des membres de sa génération, il s’exclama avec indignation : « Dans quelle province croyez-vous vivre? », avant de quitter précipitamment la salle de rencontre. Pourtant, le mlf ne proposait que la création d’un secteur laïque au sein d’un système scolaire qui serait demeuré essentiellement confessionnel. (La proposition venait de Paul Lacoste qui, par la suite, s’en éloigna pour des raisons de carrière. Sa manœuvre réussit et il devint recteur de l’Université de Montréal.)

Je dois avouer que j’étais alors fort ignorant, ne connaissant à peu près pas les luttes qu’avaient menées nos aînés contre l’autoritarisme de Duplessis et le dogmatisme fanatique de l’Église. Quelques mois avant le lancement du premier numéro de la revue Parti pris, en octobre 1963, à l’invitation d’André Laurendeau qui demandait aux jeunes ce qu’ils pensaient, j’avais envoyé une lettre où je critiquais férocement nos prédécesseurs et annonçais la parution prochaine de notre revue. Laurendeau publia ma lettre et y répondit avec délicatesse dans un éditorial que je jugeai alors sans intérêt. Beaucoup plus tard, en le relisant, je me suis aperçu qu’il avait eu tout à fait raison et que seule l’arrogante carence de mes connaissances historiques m’avait empêché de le reconnaître.

Les intellectuels de Cité libre, unis contre le duplessisme, se divisèrent sur la question nationale : Gérard Pelletier et Pierre Elliot Trudeau, avec l’appui de certains, allèrent à Ottawa pour défendre le Canada contre le nationalisme « tribal » des Canadiens français du Québec, tandis que les autres maintinrent leur appui à l’accroissement des pouvoirs du Québec au détriment de ceux exercés par Ottawa.

À Parti pris, nous étions, avec les membres du Rassemblement pour l’indépendance nationale et ceux du Front de libération du Québec, partisans d’un Québec indépendant. Nous avions été influencés par l’école historique de Maurice Séguin et par les travaux de Michel Brunet, réinterprétés à la lumière de Franz Fanon (qui affirmait erronément et dangereusement le rôle cathartique de la violence dans la lutte de libération psychique des dominés), du toujours excellent Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur d’Albert Memmi, de la lutte de libération nationale de l’Algérie (qui a été malheureusement accaparée par une bureaucratie tyrannique et corrompue), etc. Nous opposions notre nationalisme « décolonisateur » et progressiste au nationalisme conservateur de Duplessis.

Ce nationalisme était fermement lié au désir d’une complète laïcisation de la société, ce qui allait bien au-delà des positions du mlf, elles-mêmes jugées trop radicales par Pelletier. Quatre des cinq fondateurs de Parti pris étaient athées et rejetaient en bloc — et à tort, dois-je avouer — tout ce qui venait de la religion. Les acteurs de la Révolution tranquille préconisaient, en opposition à Duplessis, l’intervention de l’État dans l’économie et dans les affaires sociales. Nous les jugions timorés et prônions le socialisme, sans qu’il soit bien défini. Notre marxisme reposait sur de biens faibles connaissances théoriques et était fortement influencé par Jean-Paul Sartre — dont nous connaissions bien mieux les textes que ceux de Marx — qui avait affirmé que le marxisme était la vérité de notre temps.

Ne voulant pas rester orphelins, nous nous sommes mis à la recherche de pères spirituels québécois et nous en avons trouvés : Gaston Miron, Michel van Schendel et Hubert Aquin de la revue Liberté, Jacques Ferron, Gilles Hénault et Jean-Jules Richard qui avaient flirté avec le mouvement communiste, Pierre Vadeboncœur qui avait écrit La ligne du risque, Gilles Leclerc du Journal de l’inquisiteur, la bande du Refus global avec Borduas, les sociologues Jacques Dofny, à l’écoute attentive, et Marcel Rioux, à la parole abondante, etc. Nos références étaient plus littéraires et artistiques que philosophiques et sociologiques, comme si l’imagination des artistes avait mieux résisté que celle des intellectuels à la mainmise idéologique de l’Église.

Ma génération n’a pas transformé les institutions comme ceux qui ont présidé à la Révolution tranquille. Nous avons cependant contribué à la révolution des mentalités qui s’est poursuivie durant les années 1970. Nous étions des Canadiens français et catholiques, dominés et nés pour un petit pain : nous sommes devenus des Québécois, fiers de l’être. Les Noirs américains proclamaient que « Black is beautiful » : nous valorisions sans grande discrimination tout ce qui est québécois. Cette volonté de se distinguer positivement des Français et des Américains a permis l’émergence d’une littérature québécoise, de chansonniers québécois, d’un théâtre québécois, d’un certain cinéma québécois, etc. Évidemment, à l’échelle du monde et par rapport aux grandes traditions culturelles, la culture québécoise est et demeurera mineure. Mais, comme tout autre petit peuple qui se tient debout, nous affirmions notre droit à l’existence et défendions notre marginalité culturelle.

Révolution tranquille, oui, mais révolution culturelle qui a bousculé l’ensemble des générations et qui, en l’espace d’une dizaine d’années, a engendré un homme « nouveau ». J’exagère à peine : ceux qui avaient quitté le Québec à la fin des années 1950 et qui y revenaient au début des années 1970 ne s’y reconnaissaient plus. Et cette révolution, comme toute véritable révolution, a été le fruit imprévu et spontané de milliers d’acteurs qui poursuivaient des rêves non nécessairement conciliables. Je m’estime chanceux d’avoir vécu cette période alors que j’étais dans la vingtaine.

La génération qui me suit, celle qui a 20 ans en 1970, a été marquée par l’Exposition universelle de 1967, l’occupation des cégeps à l’automne 1968 (le Mai 68 québécois), l’occupation armée du Québec en octobre 1970 et la grève générale des travailleurs en 1972.

Je suis près de cette nouvelle génération qui est celle, grosso modo, des baby boomers, nés dans les années de l’après-guerre. Je n’ai que 10 ans de plus qu’eux. Nous avons les mêmes repaires culturels et politiques. Je suis comme un grand frère. Mais en 1970, je ne fais plus partie de la jeune génération.


LES BABY-BOOMERS

 

Après des études doctorales en Europe, où j’étais allé étudier le marxisme par l’intermédiaire d’une thèse sur Gramsci, je suis, après une année d’enseignement au cégep, engagé en 1970 comme professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (uqàm). 

Je mets sur pied un cours sur Lénine. À ma surprise et à celle de tous les collègues, ce cours non obligatoire suscite un tel engouement qu’il est dédoublé, avec plus de 1970 étudiants par classe. La concurrence (vertu du marché!) des divers départements de sciences humaines pour attirer la clientèle étudiante les entraîne, par l’intermédiaire des modules qu’ils contrôlent, à offrir divers cours sur le marxisme. On accolera peu à peu le qualificatif de marxiste à l’uqàm,  même si la très grande majorité des professeurs et des cours ne l’étaient pas.

J’enseignais un Lénine non dogmatique. Je montrais, sur un certain nombre de thèmes, dont le parti, l’État et la question nationale, que Lénine avait modifié ses positions idéologiques selon les conjonctures et que sa pensée n’avait rien à voir avec le marxisme-léninisme tel que codifié par Staline. À ma stupéfaction, mes étudiants les plus brillants et les plus contestataires adhèrent les uns après les autres à l’une ou l’autre des deux organisations marxistes-léninistes qui émergent au début des années 1970. J’étais désemparé.

Je me suis interrogé sur les raisons d’un tel engouement. À l’aide du marxisme, je faisais une critique radicale de la société. Lorsque les étudiants me demandaient que faire, je leur répondais que j’ignorais la solution et que c’était à eux de la trouver. Les organisations marxistes-léninistes, qui n’avaient que les questions de leurs réponses, arrivèrent avec leurs solutions toutes faites, avec un comment détaillé au pourquoi de la Révolution. Depuis lors, je me suis abstenu de toute critique dévastatrice de la société, car — non seulement notre société n’est pas tissée que d’injustices — la description de maux sans remèdes s’avère contre-productive au développement de la pensée.

C’était une période de grand dogmatisme. Les marxistes-léninistes ne lisaient même pas les grands textes marxistes — sauf quelques-uns sélectionnés —, mais bien les journaux de leur organisation respective. Le marxisme-léninisme faisait des ravages dans les départements de philosophie de certains cégeps. Je me souviens d’un ancien confrère de classe de l’Université de Montréal qui m’avait annoncé, croyant me faire plaisir, que le Département de philosophie du cégep de Rosemont avait décidé de n’enseigner que le marxisme. J’étais catastrophé. On répétait ceux qu’on avait combattus, le marxisme, comme Vérité, remplaçant le thomisme. Nous répétions inconsciemment le dogmatisme de l’Église, tout en revivant sous un mode laïque les vertus de foi, d’espérance et de charité dont elle nous avait imprégnés[1]. Je tirai de cette expérience une nouvelle conclusion : tout tabula rasa, toute volonté de changement intégral implique nécessairement le maintien inconscient de grands pans venant du passé.

Les organisations marxistes-léninistes se disputaient : quels pays demeuraient socialistes par rapport à ceux qui ne l’étaient plus, dont évidemment l’u.r.s.s. Je m’étais contenté jusqu’alors de qualifier de non démocratiques les pays socialistes : je décidai de les soumettre à une analyse marxiste. Je découvris dans la douleur que ces pays étaient tout ce qu’on voudrait, sauf des pays socialistes[2]. On juge la théorie à la pratique, comme le disait Marx lui-même. Je consacrai la prochaine décennie à m’éloigner du marxisme, sans le rejeter radicalement : je considère toujours Karl Marx comme un des quelques penseurs indispensables à la compréhension de notre monde.

La prochaine génération, celle qui a 20 ans en 1980, est marquée par l’échec du référendum et l’écrasement du mouvement syndical par le gouvernement du Parti québécois en 1982.


LA GÉNÉRATION SANS POINTS DE REPÈRE

 

La génération des baby-boomers subit au début des années 1980 une série de défaites qui saccagent les rêves qui l’avaient animée. Les souverainistes pleurent l’échec du référendum et le refus du peuple de devenir indépendant. Les deux organisations marxistes-léninistes se désagrègent l’une après l’autre. Le mouvement syndical est humilié par le gouvernement lors des négociations de 1982 et ne s’en remettra jamais : il s’institutionnalisera dans les années suivantes, alors que les centrales syndicales se contenteront de gérer le marché du travail en collaboration avec l’État et les associations patronales.

Ceux qui ont 20 ans sont confrontés à des grands frères qui se remettent en question, qui ne savent plus que penser, qui n’osent plus rêver et qui s’interrogent sur le sens de leur vie. Comment se situer face à la génération précédente qui n’a plus rien à proposer de précis, sauf son désenchantement? Au dogmatisme des années 1970, la nouvelle génération oppose la tolérance, mais qui ne constitue pas pour elle une vertu active, fondée sur le respect des idées différentes d’autrui. Elle est plutôt une vertu négative qui renvoie à une dévaluation de toutes les idées, à un relativisme généralisé. À chacun ses idées et ses opinions! Chacun a le droit de penser ce qu’il veut, comme il a le droit de porter la marque de jeans qu’il préfère[3]!

La génération suivante, celle qui a 20 ans en 1990, est marquée par l’écroulement du Mur de Berlin en 1989.


LA GÉNÉRATION DE LA CHUTE DU MUR

 

Le socialisme s’est décomposé de l’intérieur : ne resteraient que le libéralisme, le capitalisme et la démocratie, comme le proclame Fukuyama. Cette nouvelle génération sanctifie le marché et promeut l’individualisme.

Cette génération donnera naissance à un nouveau parti, l’Action démocratique du Québec, qui, dans la lignée de l’École de Chicago dirigée par Milton Friedman, adoptera comme politique le néolibéralisme. Cette décennie verra aussi la fondation de l’Institut économique de Montréal, qui n’est pas fondé par des jeunes, mais les rejoint sur plusieurs points.

La toute nouvelle génération, celle qui à eu 20 ans en l’an 2000, a été marquée par trois grands événements : la Marche mondiale des femmes (2000), le Sommet des peuples à Québec (2001) et les manifestations contre la guerre en Irak (hiver 2003). Cette génération se distingue des deux précédentes et rejoint, sur certains points, celles des années 1960 et 1970.


LA GÉNÉRATION DE SENSIBILITÉ ANARCHISTE

 

Lors d’un séminaire de maîtrise donné à l’automne 2000 ou 2001, je fus tout à fait étonné de remarquer qu’un certain nombre d’étudiants reprenaient spontanément des thèses anarchistes, sans connaître ce courant. De plus, un cours sur l’anarchisme offert par le Département de sociologie de l’uqàm aurait été dédoublé pour répondre à la demande… L’anarchisme correspondrait-il à l’air du temps comme l’était le marxisme dans les années 1970?

Contrairement aux gens de ma génération qui furent élevées à la discipline et à la contrainte, les jeunes d’aujourd’hui ont grandi dans une atmosphère de liberté. Celle-ci est la valeur qui structure tout leur rapport au monde. Et l’anarchisme, dont le fondement est la liberté, est la seule idéologie qui n’a pas été contredite par l’histoire, n’ayant, sauf éphémères exceptions, été nulle part appliquée. Cette utopie leur permet sans doute de rêver.

Évidemment, je retrouve mes 20 ans dans l’idéalisme de cette génération. De plus, avec le départ à la retraite des baby-boomers, elle fera face, comme les gens de ma génération, à un marché du travail accueillant. Enfin, elle méconnaît les luttes qu’a menées ma génération, comme la nôtre ignorait celles qui nous avaient précédés.

Mais les différences sont profondes. Nous avons fait sauter la famille traditionnelle et le couple stable et hétérosexuel, mais nous étions et sommes toujours hantés par le goût de la continuité, voire de l’éternité. Les jeunes vivent dans le temps présent et l’avenir semble se limiter aux quelques années à venir. Socialisés à la charité, nous pouvions nous sacrifier à la Cause : ils doivent se sentir affectivement impliqués dans ce à quoi ils œuvrent, sinon ils décrochent. Nous avions la foi dans une humanité régénérée et l’espoir d’un monde meilleur : les jeunes veulent vivre libres et s’opposent à tout ce qui contrecarre la liberté.

Ma génération était profondément nationaliste. Parti pris était pour l’indépendance d’un Québec laïque et socialiste. Les jeunes de 20 ans peuvent être souverainistes ou fédéralistes, mais leur rapport au monde n’est pas foncièrement nationaliste. Ayant accédé à la conscience politique en luttant contre la mondialisation néolibérale et en manifestant contre la guerre menée par l’empire américain contre l’Irak, ils sont, au point de départ, branchés sur des réseaux internationaux.

Leur identité nationale est aussi différente. Jeune, à l’école, je n’ai connu que des Canadiens français catholiques : les autres n’avaient pas de couleurs. À chaque printemps, à l’école secondaire Louis Hébert où j’étudiais, on partait en guerre — suite sans doute à un exposé historique sur la défaite des plaines d’Abraham — contre l’école anglaise située à quelques rues à l’est de la nôtre. Je n’ai su que beaucoup plus tard que cette école était fréquentée par des Irlandais, tout aussi catholiques que nous, et dont l’oppression par les Anglais dépassait en horreur tout ce que les Canadiens français avaient pu imaginer. Les jeunes, grâce à la loi 101, vivent, du moins ceux de la grande région montréalaise, dans un environnement scolaire où leurs confrères proviennent de partout : ils ont une vision pluraliste de l’être québécois.

Les grandes manifestations contre la guerre, les plus imposantes au monde si l’on tient compte de la population concernée, n’auraient pas été possibles à mon époque. Dans les années 1960, tout rassemblement important reposait sur des motifs nationalistes. Cet hiver, les habitants de la grande région de Montréal se retrouvaient unis contre la guerre, indépendamment de leurs langues, leurs origines ethniques, leurs positions constitutionnelles, leurs appuis ou leurs oppositions aux fusions municipales…

Enfin, la démocratie représentative n’est pas le pivot de sa vision du monde. Comment défendre la démocratie existante alors que la mondialisation néolibérale limite les capacités des États de concilier marché et besoins sociaux? Comment défendre inconditionnellement le statu quo démocratique alors que la forte et puissante démocratie américaine écrase dans le sang, au nom de la démocratie, le petit Irak dominé par un dictateur? Comment valoriser la démocratie représentative alors que la démocratie israélienne écrase et opprime le peuple palestinien? Cette distanciation critique par rapport au statu quo démocratique se marie évidemment, chez les représentants anarchistes de cette génération, avec l’utopie d’une société sans État et sans gouvernement.



Voilà, à la demande d’Éric Bédard, une réponse bien partielle, forcément subjective et non scientifique à la question des générations. Je suis parti de la mienne et, en les démarquant grâce à des grands événements politiques, j’ai examiné les diverses générations intellectuelles qui lui ont succédé à la lorgnette des différentes cohortes d’étudiants qui ont participé à mes cours au Département de science politique de l’uqàm. J’espère seulement que cette vision subjective n’est pas trop subjectiviste…



Jean-Marc Piotte*



NOTES


* Membre fondateur de la revue Parti pris, Jean-Marc Piotte a publié plusieurs ouvrages dont les plus récents sont Les neuf clés de la modernité (Montréal, Québec-Amérique, 2001), Du combat au partenariat. Interventions critiques sur le syndicalisme québécois (Québec, Nota bene, 1998) et Les grands penseurs du monde occidental. L’éthique et la politique de Platon à nos jours (Montréal, Fides, 1997). Il a de plus dirigé la publication de adq : à droite toute! Le programme de l’adq expliqué (Montréal, Hurtubise hmh, 2003). Jean-Marc Piotte a toujours cherché à lier ses réflexions philosophiques et politiques à un engagement dans la Cité.

1. Je m’en suis expliqué dans La communauté perdue. Petite histoire des militantismes (Montréal, vlb, 1987).

2. Cf. J.-M. Piotte, Marxisme et pays socialistes, Montréal, vlb, 1979.

3. Cette génération est fort bien décrite dans le livre de Danièle Linhart et Anna Malan, Fin de siècle, début de vie (Paris, Syros/Alternatives, 1990).



 


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