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Inquiétudes et espoirs au Québec en 1900

Un texte de Jean-Philippe Warren
Thèmes : Histoire, Québec, Société
Numéro : vol. 6 no. 1 Automne 2003 - Hiver 2004

Semblable au laboureur qui, vers le soir d’un beau jour, debout au milieu de son champ, mesure la valeur de la tâche accomplie et suppute en sa mémoire les gerbes de la moisson prochaine, le peuple canadien-français, en ce commencement d’année 1901, doit faire halte sur les routes de l’avenir et saluer l’aube du vingtième siècle qui vient d’apparaître aux horizons de l’histoire.

Philéas Huot, Le Monde illustré, no 872, 19 janvier 1901



 



           La société moderne sécrète un flot d’angoisses et d’espoirs diffus au fur et à mesure que se creuse la distance qui la sépare des traditions séculaires et des certitudes passées. La plage d’inconnus qui s’ouvre devant elle découvre à la fois une espérance avide et une renaissante inquiétude. Avec des acmés de détresse vertigineuse ou des moments d’assurance béate, dans l’enthousiasme des lendemains qui chantent ou la hantise de la fin du monde, cette dialectique traverse d’un bout à l’autre l’histoire de la modernité. Nulle tradition, nulle mémoire n’est en mesure désormais d’éclairer les ténèbres de l’avenir. Si cela est vrai, on peut dire que les rêves et les chimères alimentés par l’attente du lendemain dévoilent moins l’avenir lui-même, réellement et concrètement, que l’état d’esprit d’une période historique. En d’autres termes, l’intérêt des vaticinations, dont les articles de la presse ou les discours intellectuels nous renvoient l’écho, ne tient pas à leur réalisation possible, à leur capacité plus ou moins grande à déchiffrer l’avenir; il réside avant tout, d’un point de vue historien, dans leur pouvoir de révéler la trame de sens d’une société en rationalisant ses peurs, en captant ses rêves et en formulant le discours de ses sentiments.

            En fait de catastrophismes et de triomphalismes, le Québec a une belle et riche littérature à offrir à l’historien, en particulier pour les années qui entament le xxe siècle et qui forcent les Canadiens français à s’interroger sur le sens de leur destinée en Amérique. Beaucoup moins prolifique, certes, en futurologies et prospectives que le récent passage au xixe siècle, du moins en ce qui a trait aux articles dans la presse québécoise, le passage au xxe siècle n’en a pas moins suscité quelques vastes réflexions sur le siècle à venir, siècle qui se trouve maintenant derrière nous. S’y côtoient le meilleur et le pire d’un monde à venir, suscité par un mouvement de l’histoire qui ébranle les bases de la société et projette les Canadiens dans le tourbillon de la civilisation industrielle. Au milieu des scénarios apocalyptiques et des parousies possibles qui ont agité les consciences de ces années fébriles, l’espérance d’une Amérique française et la crainte de la dérive morale du monde occupent une place considérable dans la presse. Entre toutes les chimères de rayonnement et de déclin, celles-là semblent avoir particulièrement à la fois ému et tourmenté les esprits canadiens-français. Elles se rejoignaient en fin de compte dans un idéal de chrétienté qui nous fait aujourd’hui sourire. Le Canada français, en l’année 1900, était en effet à la croisée des chemins : il pouvait conquérir une partie du continent ou être réduit à la décadence, selon que l’on regardait l’horizon à partir d’un certain angle de vue ou d’un autre.

* *

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            La question de la survivance du peuple canadien-français, de sa langue et de sa religion, faisait la manchette depuis longtemps déjà lorsque s’enflât le mouvement d’exode des francophones hors du Québec, dans le dernier tiers du xixe siècle. Au cri d’“ emparons-nous du sol! ”, le curé Labelle, par exemple, avait sacrifié sa vie à la colonisation des régions du Nord afin d’endiguer la saignée terrible de l’immigration. Mais le curé Labelle avait pour maître un publiciste français, Edmé Rameau de Saint-Père, qui, tout en soutenant de tout cœur le projet d’occupation et de reconquête du territoire de la province québécoise, avait tracé pour la première fois avec force et précision l’utopie d’une expansion tous azimuts des Canadiens français à partir du foyer de l’ancienne Nouvelle-France et le refoulement progressif des peuples anglo-saxons sous la poussée de gens plus sobres, plus moraux, plus grégaires. C’est ainsi qu’en l’an de grâce 1900, l’espoir d’une diffusion progressive de la nation canadienne-française à travers les États de la Nouvelle-Angleterre, du Manitoba et de l’Ontario continue d’être entretenu, la marée francophone, phénomène providentiel, déferlant sur le continent pour y faire triompher le fait français et catholique. La fin du xixe siècle déborde d’optimisme dans la revanche des berceaux, en dépit des avertissements et des craintes de plus en plus vives d’une frange des intellectuels.

            À partir de quelques chiffres de natalité rapidement compilés selon les populations francophone et anglophone, un correspondant anonyme de La Presse se prend à rêver d’enthousiasme : “ Dans les comtés exclusivement anglais le taux des naissances est aussi bas que dans n’importe quel État de la Nouvelle-Angleterre, nonobstant le nombre de familles et de mariages. / Le chef du bureau des statistiques n’hésite pas à affirmer publiquement que cet état de choses est dû à la moralité publique, qui est pervertie et dégradée au plus bas degré. / Avec des résultats semblables, il résultera inévitablement que la province naguère complètement et essentiellement anglaise, se francisera et sera englobée par l’élément fécond canadien-français[1]. ” Parlant d’un ton héroïque de la femme canadienne-française, sans qui la nation aurait péri au berceau, le correspondant s’extasie devant une vie conjugale immolée sur l’autel d’une progéniture nombreuse. “ En moins d’un siècle, si les choses continuent du train dont elles sont parties, la population canadienne-française du continent américain dépassera 70 000 000. / Les journaux canadiens-français prédisent déjà qu’un temps viendra où les Canadiens-français contrôleront les destinées de la province d’Ontario et peut-être aussi celles des États du Nord. ” Ce jugement était confirmé par des enquêteurs et des analystes de haut vol, dont Edmond de Nevers qui, en 1900, avait prédit la dissolution de la Confédération canadienne et son absorption par les États-Unis, puis la constitution, quelque part au xxe siècle, sur la surface d’une Amérique du Nord désormais unifiée par un pouvoir central doux, éclairé et tolérant, de trois grandes aires linguistiques: anglaise au Centre, allemande à l’Ouest, française au Québec et dans la plus grande partie de la Nouvelle-Angleterre. “ Nous savons, enfin, qu’un jour viendra où la frontière qui sépare le Canada des États-Unis aura disparu, où l’Amérique du nord ne formera plus qu’une seule vaste république et nous avons l’ambition de constituer dans l’Est, un foyer de civilisation française qui fournira son apport au progrès intellectuel, à la moralité et à la variété de l’Union. [...] Au cours du vingtième siècle, lorsque l’annexion du Canada aura eu lieu, les États-Unis ne seront plus une nation, ne seront plus un peuple, tel que nous les concevons aujourd’hui, mais une immense amphyctionie continentale[2]. ” Ce diagnostic enthousiasmant de Nevers était appuyé par l’enquête du Père Hamon menée, dans les villages et les villes de Nouvelle-Angleterre, auprès des familles canadiennes-françaises émigrées qui résistaient avec héroïsme à “ l’action dissolvante du protestantisme ”. “ Me plaçant exclusivement au point de vue religieux et national, je pense qu’avant longtemps, les deux fractions du peuple Canadien, celle qui habite la terre des ancêtres et celle qui a déjà franchi la frontière américaine se rejoindront et pourront alors se donner la main pour ne plus former qu’un seul peuple[3]. ” Bref, un certain consensus se formait, auprès d’un groupe d’intellectuels intéressés à deviner les signes de l’avenir, d’une nation canadienne-française ayant son État, ou du moins une unité territoriale ethnique, tel que le souhaitera aussi plus tard l’abbé Lionel Groulx.

            Dans une réponse à une enquête sur l’avenir de la nation canadienne-française conduite par l’hebdomadaire Le monde illustré[4], Gustave Comte y allait de sa prédiction : “ Au vingtième siècle (et il nous reste encore quatre-vingt-dix-neuf ans, au moins, avant d’en voir la fin), il se produira une évolution marquante pour la nationalité canadienne-française. Le peuple canadien-français ne se fondra pas dans le pan-américanisme. Il gardera ses institutions, ses croyances, son caractère national, et il aura cessé d’être une colonie. Il sera indépendant[5]. ” Pour en arriver à ce vaste pronostic, Comte citait les causes suivantes : (1) La décadence coloniale anglaise lui apparaît certaine à plus ou moins brève échéance; (2) Un soulèvement de la population contre le mépris des Anglo-Saxons, dont la nation est victime depuis près d’un siècle, s’annonce : “ Depuis quelques années seulement, il se fait un mouvement parmi la jeune génération destiné à donner du prestige à notre nationalité ”; (3) L’indépendance du Canada français aura pour elle la faveur de l’opinion internationale : “ Lorsqu’il s’agira pour nous de demander notre indépendance, il se trouvera bien un tribunal d’arbitrage pour nous reconnaître comme indépendants, et les États-Unis ne pourront loucher de notre côté sans se mettre à dos toutes les puissances qui auront constitué ce tribunal international. ” Advenant l’éclatement d’une guerre pour la libération, l’auteur ne craint pas que ses compatriotes hésitent à verser le sang et agir en braves. “ J’ai dit que tout cela arriverait au vingtième siècle, et je n’ai pas dit que cela prendrait cinq, dix, quinze ou vingt ans. Cela arrivera dans le cours du vingtième siècle. J’estime que quatre-vingt-dix-neuf ans, c’est plus qu’il n’en faut à un peuple aussi vigoureux, aussi fécond et aussi plein de vitalité que le nôtre pour cesser d’être un peuple de colons. Si, donc nous devenons indépendants, le Pan-américanisme ne nous englobera pas; et j’espère que l’idée d’une république d’origine latine au Nord de l’Amérique, vous sourit autant qu’à moi ”. Ce rêve de Comte était partagé par Jules-Paul Tardivel, auteur d’un roman annonçant l’établissement d’une nouvelle “ Nouvelle-France ” sur les bord du Saint-Laurent pour l’an 1945[6].

            Cependant, chez Tardivel — comme chez tous, en somme — la belle espérance de l’indépendance des Canadiens français trahissait une profonde inquiétude quant à l’avenir qui se tramait. Au moment où les auteurs ressassent l’espoir d’un Canada français indépendant, fidèle à ses traditions et prospère, ils commencent à apercevoir à l’horizon des nuages annonciateurs de temps troublés. Tandis que les milieux libéraux célèbrent le progrès matériel et continuent d’associer développement économique et bonheur[7], le changement est envisagé avec quelques froncements de sourcils de la part des nationalistes. Ceux-ci s’alarment de la diffusion des journaux à sensation, des modes vestimentaires américaines, de la dissolution générale des mœurs et des valeurs. Alors que le Canada français avait jusque-là projeté l’image d’une contrée paisible, bucolique et attachée à ses traditions ancestrales, le tournant du xxe siècle voit se déchirer cette image d’Épinal et les nationalistes croient apercevoir par-dessous les signes d’une certaine décadence. Les descriptions apaisantes du sociologue français Frédéric Le Play sur l’existence heureuse et chrétienne de la nation canadienne-français en Amérique, écrites au milieu du xixe siècle, semblent de plus en plus anachroniques. Les ultramontains, de tous, apparaissent les plus inquiets de l’évolution en cours, les plus prompts à condamner la course du progrès, les plus décidés à s’opposer à la marche décadente de l’histoire.

            La Vérité, le journal de Jules-Paul Tardivel, confiait le xxe siècle au Sacré Cœur[8]. Mais au fond, Tardivel savait trop à quoi s’en tenir à une époque qui semblait s’enfoncer toujours plus profondément dans les abîmes de la corruption morale. Le sort possible de l’humanité “ dans le siècle qui s’avance ” n’avait rien pour réjouir le cœur de cet ultramontain notoire. “ Quel a été le rôle du Progrès dans cette lutte insensée, sinon de réduire notre existence, miner notre santé, et faire de nous des pygmées. [...] Toutes ces considérations nous portent à croire que le voile épais qui nous cache encore le 20e siècle offrira à nos yeux, en se déchirant, un tableau peu ravissant[9]. ” Et Tardivel d’y aller d’une description dantesque de l’avenir : “ Le pain de la misère sera-t-il plus difficile à gagner? Le pauvre traînera-t-il des haillons plus sordides que par le passé? Sera-t-il obligé de se contenter, comme les anciens Romains, du pain et des jeux que ses consuls lui donnaient? / À ces questions, nous préférons ne pas répondre, ne serait-ce que pour ne point effrayer par un tableau trop lugubre ceux qui viendront après nous. / Quoique, à vrai dire, nous croyons fermement que notre vie aura été un paradis terrestre, en comparaison de l’existence qui attend dans un avenir peu éloigné nos fils et nos petits-fils[10]. ”

            Fascinant à cet égard est un court écrit, publié celui-là en 1909, qui tente de saisir le mouvement de l’histoire prochaine afin de deviner ce que réserve l’impénétrable avenir. “ Où en sera le monde dans un siècle, et où l’auront conduit les inventions scientifiques qui ne lui laissent déjà plus le temps de respirer? Où l’aura mené, en même temps, l’esprit qui nie de plus en plus [...] à peu près toute morale [...]? ” L’auteur avoue ses inquiétudes. Et pour bien faire ressortir le pire du siècle à venir, il résume le roman de Hughes Benson, Maître de la terre. Dans ce roman qui se déroule au tout début du xxie, les nations ont disparu de la carte du monde pour être remplacées par un empire mondial au sommet duquel règne le Président du monde. Les anciennes institutions ont à peu près sombré les unes après les autres, faute de s’adapter au monde nouveau; la propriété individuelle semble être contestée; la famille est dissoute; les religions sont tombées en désuétude, sauf la religion catholique qui demeure vivante, mais confinée au Vatican, “ de jour en jour plus précaire ”, “ et le Saint-Père y règne, mais comme le roi fantôme d’un royaume fantomatique ”. En lieu et place des anciennes religions, les hommes vouent un culte fervent à l’Humanité. Le progrès matériel tient du “ prodige ”. “ Alors, pendant quelque temps, la terre jouit d’une splendeur industrielle, d’une paix, d’une unité, comme on n’en avait jamais connues, et tout ce qu’on peut, à la rigueur, reprocher à ce Président, véritablement prodigieux, est d’avoir rendu le culte de l’Humanité obligatoire sous peine de mort, dans les cinq parties du monde[11] ”. Jusque-là, la description, pour être grossière et à l’emporte-pièce, ne cesse de montrer un certain réalisme et une certaine congruence avec le monde contemporain. Mais c’est alors que sous la plume du romancier, les choses se corsent et que le visage de l’avenir accuse des traits loufoques. Car ensuite, par malheur pour les êtres humains, Felsenburgh, le Président du monde, non content de bombarder Rome, de massacrer les habitants, les prêtres, les cardinaux, le Pape, “ l’ancien Roi d’Angleterre, l’ancien Tsar et l’ancien Empereur d’Allemagne qui s’étaient d’abord convertis, puis étaient venus, dans leur exil, occuper un tabouret au pied du Trône Pontifical ”, décide de lancer sa flotte sur Nazareth où s’étaient réfugiés le reste des chrétiens et le nouveau Pape. À ce moment précis, le ciel se noircit d’une nuée étrange, des phénomènes météorologiques inconnus font leur apparition au grand étonnement des savants, et le Président du monde, l’Église survivante et le monde entier sont engloutis dans un terrible cataclysme. Voilà rapidement résumée la vision du début du xxie siècle par un croyant du début du xxe siècle...

* *

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            Que pouvons-nous retenir de cette par trop brève incursion du côtés des utopies et des pronostics du tournant du xixe siècle? D’abord que le propre des vaticinations est toujours de prolonger une tendance du réel au détriment de toutes les autres et de s’aveugler ainsi sur une évolution complexe dont elles lisent mal les contradictions. Arthur Buis s’imaginait la ville de Québec, au xxe siècle, comme une des grandes villes du continent américain, grâce aux chemins de fer, à l’achalandage de son port, aux scieries et à l’électricité fournie par la chute Montmorency[12]. Et sans doute la ville de Québec serait-elle devenue une belle métropole, n’eut été la fin de l’ère des chemins de fer, la baisse de trafic maritime, la marginalisation du commerce du bois, la fermeture de la centrale de la chute Montmorency... De même, au sortir de la guerre en 1945, un étudiant s’était amusé à imaginer le Séminaire de Québec en l’an 2000. Le vieux porche, démoli, aurait cédé la place à une “ porte à œil électrique ”, les escaliers en pierre auraient été remplacés par des escaliers roulants; le surveillant aurait utilisé un téléviseur pour contrôler les agissements des élèves dans la salle des pensionnaires; des robots auraient monté la garde pour assurer le bon ordre en sévissant au besoin; les bibliothèques auraient été bien fournies en disques et en films[13]. Le jeune étudiant, perdu dans ses rêves futuristes, avait réussi le tour de force de deviner exactement l’avenir... mais en quelque sorte à l’envers : aujourd’hui, au Séminaire de Québec, le porche est encore bien à sa place, le pas des visiteurs résonne encore sur les escaliers en pierre et la bibliothèque n’a pas acheté “ toutes les pièces de Racine, Corneille, Molière et autres, en films ” — quoique désormais, toutes ces choses et ces technologies, et bien plus encore, aient effectivement envahi les édifices contemporains. Surtout, les étudiants, comme l’imaginait l’auteur, ne suivent plus le régime du lever à six heures et demie, du gymnase, de la messe, du “ bon déjeuner aux mets traditionnels : je veux dire : des cretons et du porc frais ”, de l’étude, de la prière et du couvre-feu à neuf heures et demie.

            Parce que l’évolution la plus visible n’est pas forcément la plus durable ni la plus profonde, nous éprouvons toujours quelque difficulté à deviner les traits de l’avenir dans les signes que nous offre l’aujourd’hui. Les vaticinateurs de l’Amérique française avaient tout prévu, sauf l’assimilation rapide et irréversible des francophones; les vaticinateurs de la décadence des mœurs avaient tout prévu, sauf la défection du catholicisme. Dans les deux cas, la seule chose qui a changé en profondeur est celle qui leur semblait la plus immuable, la plus irréductible, la moins susceptible d’être questionnée par le progrès. Autre façon de dire que l’évidence, sur la mer tumultueuse de l’histoire, est souvent la réalité la plus fragile.

 

D’ici un temps relativement très court, soit un siècle, c’est-à-dire le temps d’entrer et de sortir pour un homme oublié par Dieu en ce monde un peu plus longtemps que les autres, est-il possible que tout un ordre social et moral absolument nouveau, et non seulement nouveau, mais scandaleusement contradictoire avec tout ce qui nous a toujours paru jusqu’ici honnête et raisonnable comme ordre social, est-il vraisemblable que cet ordre-là puisse s’établir définitivement, sans opposition réelle un peu forte et qu’ensuite il prospère fort tranquillement en parvenant même partout, avec l’assentiment de presque tous, au plus haut degré de la consécration la plus parfaitement et humainement régulière? En un mot, tout ce qui nous paraît le désordre, et tout ce qui l’est en réalité au regard de tous les principes encore généralement admis, pourrait-il, en quelques années, devenir l’ordre régulier, ou, si vous voulez, un faux ordre si universellement accepté comme l’ordre véritable, qu’il n’y aurait même plus à songer à le critiquer utilement[14]?

 

            S’il faut répondre à cette question qui nous est adressée par-delà un siècle par un catholique intransigeant, et par-dessus son épaule à tous ceux hantés par l’interrogation de l’inquiétant avenir, alors il faut répondre : oui. “ L’impossible, l’invraisemblable, le charivarique[15] ” sont bel et bien des catégories historiques. Pour le meilleur et pour le pire.



Jean-Philippe Warren*



NOTES


* Jean-Philippe Warren est professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia. Il s’intéresse à l’histoire des idées dans l’histoire québécoise et canadienne et à la question du changement social. Il a récemment publié L’engagement sociologique. La tradition sociologique du Québec francophone (1886-1955) (Montréal, Boréal, 2003).

1. Anonyme, “ L’avenir de notre race ”, La Presse, 12 déc. 1899, p. 1.

2. Edmond de Nevers, L’âme américaine, tome i : Les origines, La vie historique; tome ii : L’évolution. À travers la vie américaine. Vers l’avenir, Paris, Jouve et Boyer, 1900, p. 368 et 377.

3. E. Hamon, Les Canadiens-français de la Nouvelle-Angleterre, Québec, N. S. Hardy Librairie-Éditeur, 1891, p. 145.

4. La question était ainsi conçue : “ Qu’adviendra-t-il de la race Canadienne-française en ce xxe siècle? Restera-t-elle unie, forte, homogène, ou se fondra-t-elle dans la pan-américanisme? ”

5. Gustave Comte, “ Gustave Comte, Rédacteur au “Temps” ”, Le Monde illustré, 23 mars 1901, no 881, p. 781.

6. Pour la patrie. Roman du xxe siècle [1895], Montréal, Hurtubise-hmh, 1975.

7. Fernand Roy, Progrès, harmonie, liberté. Le libéralisme des milieux d’affaires francophones de Montréal au tournant du siècle, Montréal, Boréal, 1988.

8. Stephen Coubé, s. j., “ Le xxe siècle au Sacré Cœur ”, La Vérité, 29 déc. 1900, p. 4.

9. Jules-Paul Tardivel, “ Le monde au 20e siècle ”, La Vérité, 5 janv. 1900, p. 4.

10. Ibid.

11. Maurice Talmeyr, “ Dans un siècle! ”, Bien public, Trois Rivières, 23 nov. 1909, p. 2.

12. Arthur Buis, “ Québec en 1900 ”, Le Soleil, 23 déc. 1899, p. 4.

13. Raymond La Rochelle, “ Le Séminaire en l’an 2000 ”, La Nouvelle Abeille, iii, 26 mars 1945, p. 408-409.

14. M. Talmeyr, op. cit, 23 et 26 nov. 1909, p. 2.

15. M. Talmeyr, op. cit., 26 nov. 1909, p. 2.



 


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