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La Révolution contumace. Portrait en creux d’une révolution paradoxale

Un texte de Jean-Christian Pleau
Dossier : Autour d'un livre: La Révolution québécoise: Hubert Aquin et Gaston Miron au tournant des années soixante, de Jean-Christian Pleau
Thèmes : Histoire, Identité, Mouvements sociaux, Québec
Numéro : vol. 6 no. 1 Automne 2003 - Hiver 2004

            Peut-être aurait-il fallu d’entrée de jeu — non pas seulement dès l’introduction, mais dans le titre même de mon livre — prévenir le lecteur que la mise en examen de la Révolution québécoise n’aboutirait pas seulement à un non-lieu, mais qu’elle serait aussi une procédure par contumace. La formule proposée par Serge Cantin me semble très heureuse : puisque la Révolution n’a pas eu lieu, à tout le moins en tant qu’événement historique, il va de soi qu’elle ne peut être envisagée, littéralement, qu’en tant qu’u-topie et que tous les récits que l’on pourra en faire devront se conjuguer au conditionnel passé. Mais ce qui me paraît plus important, c’est que l’échec me paraît programmé au départ dans ce discours révolutionnaire qui, au moment décisif, hésite à s’assumer comme tel et finit par se dérober. Tout se passe, aussi bien chez l’Aquin de la “ fatigue culturelle ” que chez le Miron de “ l’agonique ”, comme si la Révolution n’était pensée, et à l’occasion entreprise, que sur le mode de la faillite. Ce paradoxe, les trois intervenants le voient fort bien — y compris Brigitte Faivre-Duboz, même si elle l’interprète beaucoup plus positivement que je ne le fais. Mais comment dès lors s’étonner que mon propre commentaire ne fasse paraître la Révolution qu’en creux? Ma tâche ne pouvait consister qu’à prendre la mesure d’un manque. Certes, je puis comprendre la surprise de Louise Bienvenue : il va de soi que j’aurais pu trouver, dans le paysage intellectuel québécois des années 1960, des révolutionnaires un peu moins déconcertants, en tout cas moins tourmentés, et se conformant avec un peu plus de bonhomie à leur profil de révolutionnaires. Mais précisément pour cette raison, il me semble que leur discours n’aurait pu éclairer aussi efficacement le paradoxe de la révolution manquante (ou manquée) qui caractérise le Québec des années 1960. L’objection de Louise Bienvenue repose au fond sur un malentendu quant à la teneur de mon projet : je ne me suis pas, préalablement et de manière abstraite, décidé à faire enquête sur les révolutionnaires québécois des années 1960, pour me mettre ensuite à la recherche d’un corpus approprié. C’est au contraire le concept de révolution en tant que non-lieu qui s’est imposé à moi comme dénominateur commun de ma lecture conjointe d’Aquin et de Miron. Or, ce concept va au-delà de l’idée seule d’indépendance, que Louise Bienvenue me proposait comme substitut. J’admets que mon titre pouvait induire en erreur, mais j’aurais pourtant espéré que les premières pages du livre, et notamment l’épigraphe de Pierre Maheu, dissiperaient toute ambiguïté.

 

DE L’HISTOIRE À L’ESSAI

 

             Il convient d’ailleurs de dire ici quelques mots sur la double nature de mon projet. Mon livre ne prétendait pas seulement relever de la recherche historique de type universitaire, il se voulait aussi, et même essentiellement, un essai politique assumant sans remords aucun sa subjectivité et cherchant si possible à atteindre le fameux (et peut-être introuvable!) grand public cultivé. C’est pourquoi j’ai cru pouvoir m’affranchir de certaines des servitudes les plus lourdes de la démarche scientifique, et c’est encore pourquoi j’ai fui aussi souvent que je l’ai pu le ton académique. Cette liberté a ses dangers, que j’aurais mauvaise grâce de nier : en premier lieu, celui de l’autarcie intellectuelle, qui m’est le plus vivement reprochée. Il serait absurde de ma part de ne pas écouter avec attention qui m’informe des lacunes de mon argumentation. Mais le soupçon me reste, néanmoins, que plusieurs des reproches que l’on me fait procèdent d’une confusion des genres et qu’on souhaiterait au fond que j’eusse écrit un livre tout différent de celui que j’ai voulu. L’essai “ sans notes ” est un exercice périlleux, que j’ai peut-être eu tort de le tenter. Si tel est le cas, rien de ce que j’ajouterais ici n’y changerait quelque chose. N’empêche : j’aurais été au moins plus instruit, voire convaincu, si l’on m’avait expliqué plus concrètement ces insuffisances, au lieu de les déplorer en termes généraux.

             Tel qu’il est, le livre entendait mettre l’enquête historique au service d’une réflexion sur la situation politique du Québec contemporain : c’est ce qu’ont bien vu Serge Cantin et Brigitte Faivre-Duboz. J’accueille d’ailleurs avec gratitude la caution d’Hannah Arendt que Mme Faivre-Duboz apporte à ma démarche, mais sans d’ailleurs la croire absolument nécessaire. Je serais ici moins sévère que Serge Cantin : je ne pense pas que la discipline historique ait à s’excuser de son projet et j’admets volontiers qu’on se penche sur des objets qui ont perdu toute actualité. Certes, j’admets aussi (et c’est là me semble-t-il le sens profond de la remarque de Serge Cantin) qu’une entreprise historique acquiert une dimension supplémentaire lorsqu’elle peut éclairer le présent et qu’il y aurait lieu de s’inquiéter sur la pertinence générale d’un projet historique lorsque celui-ci, même de la façon la plus furtive ou la plus indirecte, refuse de livrer quoi que soit à cet égard. Mais tout cela étant dit, et peut-être précisément parce que ma formation est celle d’un critique et historien de la littérature, c’est à la réflexion sur la situation politique contemporaine que j’accordais, dans le cadre de mon livre, la primauté en droit. Force est de constater que deux de mes critiques en ont jugé autrement, privilégiant plutôt la dimension historique. Seul Serge Cantin a réservé la plus grande partie de son attention à ce qui me paraissait primordial. Le fait est qu’une sorte d’entente — purement tacite dans le cas de Louise Bienvenue — semble s’être établie autour des principales thèses politiques que je défendais (sur le multiculturalisme canadien, sur le ressentiment, etc.), consensus évidemment accidentel et qui ne saurait engager que les quatre participants à ce débat. Mais il me semble au moins remarquable que Brigitte Faivre-Duboz, qui des trois critiques est celle qui porte le jugement le plus sévère sur l’ensemble de ma démarche, prenne soin de souligner son accord avec moi sur ces questions. De tout cela résulte un déplacement du débat, du moins par rapport à mon intention initiale. Je n’y verrais pas d’objection si cela ne signifiait qu’un déplacement vers les enjeux historiques qui, après tout, sont aussi au cœur de mon projet. Mais il est évidemment beaucoup plus délicat — et moins intéressant — de se justifier devant certains jugements d’ensemble négatifs. Encore une fois, si le livre ne dément pas par lui-même de telles critiques, il est oiseux d’ajouter quoi que ce soit pour le défendre.

 

L’ÉMEUTE DE LA PLACE DES ARTS

 

             C’est une hésitation de ce genre que j’éprouve au moment de parler des pages que je consacre à la manifestation de la Place des Arts, en 1963. Il faudrait que j’aie un sentiment bien déplacé de l’importance de mon livre pour trouver naturel d’en discuter la structure et la composition dans le cadre d’un débat public. Par ailleurs, lorsqu’un chapitre n’a pas réussi à s’imposer à l’attention des lecteurs, un auteur sensé doit bien envisager la possibilité que la faute lui en incombe et que c’est lui qui n’a pas su rendre claires ses intentions. Du coup — et comme j’accorde beaucoup d’importance à cet épisode de la Place des Arts —, je me dis tout de même qu’il vaut la peine d’essayer de dissiper le malentendu. Encore faut-il comprendre ce que l’on me reproche. Je me demande ici (un peu comme tout à l’heure) si l’on ne condamne pas le “ hors sujet ” au nom d’une conception un peu étroite de l’écriture universitaire — laquelle n’est après tout qu’une convention comme une autre, que je ne m’étais pas proposé de respecter. Je ne vois pas comment expliquer autrement l’importance démesurée que l’on attache au fait que je ne restitue pas les paroles prononcées par Miron à l’occasion de la manifestation de septembre 1963. La chose est entendue : Miron n’était pas une sorte de général de Gaulle, mais bien un militant relativement anonyme, dont nul ne se souciait de sténographier les discours au balcon... Si mon seul propos avait été d’enrichir le corpus mironien, j’aurais pu évidemment supprimer toutes ces pages et ne jamais parler du témoignage d’André Major qui rapporte cette anecdote[1] : il allait bien de soi qu’une enquête vouée à la seule reconstitution des paroles de Miron était d’emblée vouée à l’échec. Mais c’est évidemment pour de tout autres raisons que je vois dans ce passage sur l’affaire de la Place des Arts un moment-clef de mon chapitre sur Miron. D’abord, l’enquête mise en scène autour de cet épisode me permettait de convoquer et de déployer certains textes de Miron sur la culture, selon une méthode analogue à celle de tout le chapitre, lequel se veut une reconstitution de la biographie intellectuelle de Miron à partir du seul poème de “ L’homme agonique ”. Mais de manière plus importante, l’épisode de la Place des Arts était thématiquement appelé par l’élucidation de l’image de la “ loi d’émeute ”, qui avait elle-même suscité l’image du Miron militant (et à l’occasion émeutier). Redonner, dans la mesure où cela était possible, un peu de chair à cette figure particulière de Miron qui, par la force des choses, tend aujourd’hui à devenir une abstraction : tel était l’un de mes objectifs premiers. J’ai dit combien l’on tendait, au moins dans le milieu actuel de la critique littéraire, à faire de Miron une sorte d’homme du Livre, alors que dans le quotidien il était aussi, et en fait beaucoup plus souvent — pour reprendre le cliché plaisant de Louise Bienvenue —, le militant juché sur une table... Ce faisant, j’étais bien conscient de me colleter à un objet historique très flou et même de jouer un peu avec le mythe. Mais j’étais et je demeure convaincu que mon projet m’imposait de me pencher au moins sur quelques-uns des nombreux moments de l’action de Miron en tant que militant solidaire d’un collectif, et cela non seulement pour corriger notre impression de Miron, mais encore pour rendre justice à ses propres intentions.

             D’ailleurs (mais dois-je l’avouer? je risque d’aggraver mon cas aux yeux de certains...), je dirai que ne serait-ce qu’à cause du développement sur la “ loi d’émeute ”, j’étais dès le départ décidé à intégrer à mon chapitre mironien l’analyse d’au moins une des manifestations des années 1960 — suivant ma méthode de l’excursus en italiques — et cela, en l’absence même de tout témoignage sur l’action ou la présence de Miron. (Ainsi, j’ai longtemps cru m’arrêter sur le “ samedi de la matraque ”.) Peut-être aurait-on alors mieux accepté ces pages pour ce qu’elles sont? Mais sans doute aurait-on aussi mieux vu la seconde et non moins importante de mes motivations, qui était d’offrir au lecteur à tout le moins un épisode de la Révolution québécoise annoncée... Cela dit, dès que le témoignage d’André Major a attiré mon attention sur la manifestation de la Place des Arts, je n’ai pas cru pouvoir trouver de meilleur symbole de la Révolution québécoise : non seulement à cause de la dimension à la fois politique et culturelle des enjeux, mais aussi parce que toute l’affaire reposait essentiellement sur un quiproquo. En effet, la manifestation, et à plus forte raison sa répression, prennent pour nous une dimension tragi-comique, dans la mesure où les témoignages aujourd’hui disponibles nous laissent croire que dirigeants syndicaux et gouvernementaux s’étaient entendus secrètement à l’avance — le gouvernement ayant cédé sur toute la ligne aux revendications (somme toute raisonnables) de l’Union des artistes. Évidemment, seuls quelques dirigeants devaient être au courant de ces tractations (certainement pas Miron). Mais il est au moins curieux de se demander dans quel esprit ces dirigeants pouvaient ainsi jouer à la Révolution. (Un peu comme Jean Lesage et Jean Drapeau, à l’intérieur de la Place des Arts, jouaient en frac la comédie d’un gala bourgeois...) Tout ce tragi-comique était encore amplifié, comme Louise Bienvenue a raison de le noter, par le côté “ dérisoire ” de l’exploit individuel de Miron, dont nul ne se souciait d’écouter les harangues au milieu de la confusion générale. Mais dès lors, peut-on imaginer meilleure illustration des paradoxes de cette insaisissable Révolution qui m’est apparue comme le phantasme dominant d’une époque? En tout cas, ce n’est pas par hasard que la couverture du livre renvoie à cet événement. Je ne puis que déplorer que mon intention à cet égard n’ait été qu’imparfaitement comprise.

 

LA GLOBALITÉ

 

             J’accorde volontiers à Brigitte Faivre-Duboz que les enquêtes sur la généalogie des concepts n’ont de pertinence que lorsqu’elles permettent de cerner au plus près la pensée d’un auteur, ou lorsqu’elles permettent de renouer avec le sens de mots dévalués (comme celui d’“ aliénation ”) : en tout cas, je n’ai pas le sentiment d’avoir agi autrement dans tout le livre. Passons d’ailleurs sur la légère inconséquence qu’il y a à déplorer en général la lourdeur de ces développements généalogiques, pour me reprocher ensuite de n’avoir pas été assez loin au sujet de la notion aquinienne de “ globalité ”.  Le fait demeure que de telles enquêtes peuvent toujours être enrichies par la découverte de nouvelles sources. Ce n’est d’ailleurs pas essentiellement dans ce sens qu’a porté mon effort : j’ai dit dans le livre, et il me plaît de redire ici, combien je suis tributaire du magnifique travail accompli par Jacinthe Martel dans l’édition critique de “ La fatigue culturelle du Canada français ”. Mais puisque Brigitte Faivre-Duboz a choisi de lancer un débat sur la notion capitale de “ globalité ”, on aurait pu souhaiter qu’elle le fasse moins sommairement : il aurait été intéressant qu’elle nous dise précisément quels textes et quels auteurs elle avait à l’esprit lorsqu’elle évoquait la présence du terme dans le milieu intellectuel québécois des années 1950. Nous aurions pu alors nous demander ensemble si ce contexte avait une pertinence directe quant à la genèse de la pensée d’Aquin. Je m’étais d’ailleurs explicitement interrogé dans le livre sur la possibilité de telles sources, après avoir mentionné celles qu’Aquin citait explicitement (Césaire, et plus indirectement Tylor). Tout cela remettrait-il en doute l’originalité de sa notion de “ globalité ”? Comme on sait, c’était l’habitude d’Aquin de s’emparer de concepts au gré de ses lectures, pour leur donner ensuite une dimension tout à fait personnelle : c’est ce qu’il avait fait avec l’“ écart ” de Lévi- Strauss, ou avec la “ fatigue culturelle ” de Krœber. Que le mot ait flotté dans l’air du temps, c’est ce qu’au fond nous savions déjà. Brigitte Faivre-Duboz suggère donc ici une piste qui peut-être pourrait nous aider à mieux comprendre la formation de la pensée d’Aquin. Mais il n’est pas encore dit que l’intérêt de la réflexion de ce dernier s’en trouverait diminué.

             Au contraire : comme je l’ai dit dans le livre (et comme on a d’ailleurs bien voulu le reconnaître), ce concept me paraît l’un des plus fructueux de tous ceux qui furent mis en jeu par Aquin, l’un des plus à même d’éclairer certains débats actuels. Lorsque, dans la conclusion du livre, j’évoquais le débat sur le multiculturalisme qui avait opposé Charles Taylor à Anthony Appiah, et que j’imaginais comment celui-ci eût été enrichi par les perspectives ouvertes par Aquin, je n’avais pas songé à évoquer la pensée d’un Will Kymlicka[2]. On conçoit que je ne partage pas toujours la vision un peu optimiste que ce dernier se fait de la situation canadienne et je ne m’avance pas beaucoup en supposant qu’Aquin eût pensé de même. Néanmoins, le concept de “ culture sociétale ” utilisé par Kymlicka pour répondre aux objections traditionnelles du libéralisme sur la question de la reconnaissance des minorités (et qui lui permet d’analyser la distinction entre minorités nationales et minorités ethniques issues de l’immigration), me paraît recouper de très près la notion aquinienne de “ globalité ”. Bien entendu, Kymlicka ne faisait aucune référence à Aquin, qu’il pouvait fort bien ne pas connaître (la notoriété d’Aquin au Canada anglais étant un phénomène tout récent...) : il ne peut s’agir ici que d’une rencontre fortuite. Elle me semble pourtant confirmer la pertinence des intuitions formulées par Aquin il y a 40 ans et la valeur toujours actuelle de sa pensée. En tout cas, il y aurait là un dialogue qu’il me paraîtrait passionnant de poursuivre.

 

ALIÉNATION ET FATIGUE CULTURELLE

 

             Jusqu’ici j’ai peu parlé des perspectives ouvertes par Serge Cantin. C’est que mon souci premier (à tort ou à raison) a été de dissiper des malentendus. Or, des trois critiques, Serge Cantin est celui qui a le mieux compris mes intentions et qui propose de ma démarche l’interprétation la plus généreuse : je n’aurais de ce point de vue que peu de chose à redire. Du coup, la discussion à laquelle ce dernier m’invite prend une certaine hauteur : on voit que pour lui, l’essentiel n’était pas tant de juger mon livre et d’en cerner les déficiences, que de pousser plus loin les réflexions que j’avais voulu amorcer. Ne pouvant suivre ici la totalité des pistes suggérées par Serge Cantin, je m’attarderai néanmoins un instant sur ce qui me paraît le plus important, c’est-à-dire ses réflexions sur l’actualité des notions d’“ aliénation ” et de “ fatigue culturelle ”.

             S’il y a en effet une constante entre la situation québécoise des années 1960 et celle d’aujourd’hui, elle me paraît se résumer dans ce mot pourtant devenu imprononçable d’“ aliénation[3] ”. Serge Cantin, me semble-t-il, a tout à fait raison d’établir un lien entre le discrédit qui frappe aujourd’hui ce concept et la popularité d’un néolibéralisme valorisant l’individuel au détriment du collectif. Cela rejoint ce que j’entendais, dans la préface du livre, par la désaffection à l’égard du politique. (Ce qui était évidemment une façon de parler, puisque la négation du politique relève aussi du politique[4].) Je me garde bien de tirer de ce rapprochement des conclusions abusives — par exemple sur les motivations d’une critique littéraire qui se veut entièrement dépolitisée : il y a après tout une indéniable spécificité du littéraire, qu’il peut être légitime d’appréhender en tant que tel. N’empêche que l’intimisme, le repli sur l’individu, en critique littéraire comme ailleurs, sont des attitudes qu’il n’est pas impossible de mettre en rapport avec le désinvestissement général des discours collectifs et avec ce que l’on pourrait appeler — au sens le plus large du terme — une vision du monde néolibérale. Mais il va de soi que l’émergence d’un discours n’est pas nécessairement le signe d’une transformation du réel. Voire : la simple négation de l’aliénation ne contribue en rien à la résorber. C’est au mieux un moyen de la rendre psychologiquement plus vivable, au prix d’un aveuglement relevant de la mauvaise foi... C’est dire que je partage la méfiance de Serge Cantin face aux discours (notamment historiques) qui tendent à éliminer ou à minimiser la part de l’aliénation dans l’interprétation de la situation québécoise.

            Mais tout cela étant dit, tirerai-je la même conclusion que Serge Cantin? Oui et non. Certes, je souscris sans hésiter à son appel à “ l’acceptation réfléchie ” du passé. Mais j’apporterai tout de même cette nuance importante : lorsque, dans le livre, je souhaitais que fût retrouvé le “ sens de l’histoire dont étaient animées les années 1960 ”, j’entendais celui-ci d’abord dans une perspective téléologique — comme le sentiment que l’action politique devait mener quelque part, qu’elle inaugurerait une ère où n’aurait plus cours l’aliénation héritée du passé. C’est bien entendu cette orientation vers l’avenir qui me semblait par-dessus tout précieuse. Car à mon sens, ce qui fait le plus tragiquement défaut dans ce passé qu’il nous faut certes assumer lucidement, c’est cette expérience de la rupture qu’eût été (que pourrait encore être?) une révolution qui ne serait pas absolument tranquille... J’y verrais pour ma part le préalable incontournable à la réconciliation dont parle Serge Cantin. Tout le malheur du Québec et son éternelle fatigue culturelle (qui ne fait d’ailleurs que s’aggraver depuis la velléité de réveil de 1995) viennent, dirais-je, d’une histoire où le parti de la rupture n’a jamais prévalu une bonne fois contre celui de l’immobilité et de la continuité. J’admets qu’une telle rupture, en ce moment, paraît moins probable que jamais : mais pour que cette improbabilité ne devienne pas absolue, il me semble qu’il faut d’abord se garder de la croire telle.



Jean-Christian Pleau*

 

NOTES

* Jean-Christian Pleau enseigne au département d’études françaises de l’université d’Auckland (Nouvelle-Zélande). Il prépare présentement  un nouveau livre sur les discours nationaliste et antinationaliste au Canada français aux alentours de la Première Guerre mondiale.

1. Soit dit en passant, je ne vois aucune raison sérieuse de douter de la réalité de ce “ discours au balcon ” de Miron. Certes, Major, 40 ans plus tard, dit ne plus se souvenir de rien. Mais son témoignage, livré par écrit quelques semaines après les événements, était tout à fait clair et par ailleurs entièrement désintéressé. Il n’aurait eu aucune raison d’inventer une pareille anecdote. Par ailleurs, les photos et récits publiés dans la presse corroborent les détails du témoignage de Major : maison louée par les organisateurs, dirigeants haranguant la foule des manifestants avec un porte-voix, etc.

2. Je songe en particulier à son Multicultural Citizenship. A Liberal Theory of Minority Rights (Oxford/New York, Clarendon Press, 1995; tr. fra. : La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, trad. P. Savidan, Montréal, Boréal, 2001).

3. Étant bien entendu — inutile de revenir là-dessus — que cette aliénation ne se présente plus aujourd’hui dans les mêmes termes qu’en 1960, tout particulièrement du point de vue économique.

4. Par exemple : tout le monde sent fort bien que c’est encore prendre parti sur la question nationale, et de la façon la plus partisane qui soit, que de décréter que la question nationale est dépassée...



 


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