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Commentaires sur Penser le devoir de mémoire

Un texte de Julien Bauer
Dossier : Autour d'un livre: Penser le devoir de mémoire, d'Emmanuel Kattan
Thèmes : Histoire, Identité, Société
Numéro : vol. 5 no. 2 Printemps-été 2003

            Dans Penser le devoir de mémoire, Emmanuel Kattan établit, fort justement, une distinction entre la vision juive de la mémoire, avec son accent mis sur l’identité et la vision française, avec son accent mis sur la vigilance, et nous rappelle que, sauf exception, les auteurs de langue anglaise s’attardent peu à cette question, si ce n’est pour y discerner un rôle préventif.

Plusieurs développements sont particulièrement intéressants : (1) la distinction entre le sujet moderne qui vit dans le temps présent et le sujet prémoderne, pour qui la Cité est constitutive de son identité (Socrate; p. 36-37); (2) la distinction entre mémoire et histoire, entre passé et vécu et conscience historiographique (p. 53), entre mémoire comme “ réactualisation du passé ” (p. 54) et connaissance théorique; (3) les passages sur l’unicité ou non de la Shoah (p. 76-81); (4) les propos sur la prédominance de l’intégrité par rapport à la moralité dans notre rapport au passé (p. 84).

Ces développements s’accompagnent de formules percutantes dont nous ne citerons que cinq : (1) “ intégrer à la fois la vie du souvenir et le besoin de réconciliation, la dette envers les morts et l’invention de l’avenir ” (p. 15); (2) la commémoration représente une sorte de police d’assurance pour l’État (p. 61); (3) “ la référence au devoir de mémoire sert à déplacer l’accent de l’action vers le souvenir, de la nécessité du risque vers la contemplation du passé, de l’engagement humanitaire vers les conditions de l’engagement ” (p. 72); (4) “ l’intégrité désigne aussi bien la synthèse du vécu en une unité narrative que la reconnaissance par le sujet ou la communauté des événements qui composent leur histoire ” (p. 129); (5) “ tracer une voie entre l’obsession mémorielle et l’occultation du passé, entre les abus de la mémoire et les stratégies de la dénégation ” (p. 135).

            Dans le cadre de ce commentaire, il ne saurait être question de reprendre toute l’argumentation de Kattan, mais bien de relever certains éléments qui nous interpellent.

            Il me semble qu’une distinction doit être établie entre quatre sortes de mémoire : celle orchestrée par les pouvoirs publics, celle orchestrée par des groupes divers, celle à la fois recherchée et vécue par les communautés et enfin, celle vécue par les individus.

            Une deuxième distinction majeure est celle entre la mémoire comme but en soi et la mémoire comme moyen pédagogique. Les deux distinctions sont souvent liées.

            Ainsi, par exemple, la mémoire orchestrée par les pouvoirs publics n’est pas un phénomène nouveau : commémoration, grands hommes illustres, cérémonies, défilés, etc., font partie de la vie publique et encore plus, comme le souligne l’auteur, en France. À cette mémoire classique s’est ajouté le devoir de mémoire, l’impératif de connaître et de reconnaître les erreurs du passé pour ne pas les répéter. Le discours de Chirac est éloquent. Il constitue un progrès par rapport à de Gaulle qui avait choisi d’occulter le passé collaborateur de Vichy. Il permet de belles envolées lyriques sur l’inadmissibilité de ce qui se passe ailleurs, comme la “ purification ethnique ” dans l’ancienne Yougoslavie. Il n’a cependant pas changé la politique des pouvoirs publics. La multiplication des incidents antisémites en France depuis deux ans est niée par les autorités, négation qui rappelle étrangement les manipulations publiques que l’on croyait disparues. Un seul exemple : au printemps 2002, des coups de feu ont été tirés contre un autobus transportant des enfants juifs dans la banlieue de Paris. Des vitres ont été brisées et une petite fille blessée. Le rapport de police se limite à “ bris de verre ”. Comme il est peu vraisemblable que les policiers soient incapables de distinguer entre “ houliganisme ” et tentative d’assassinat, on est en droit de se demander d’où viennent les ordres de minimiser les violences antisémites.

Le rapport des groupes à la mémoire présente, lui aussi, des interprétations contradictoires. Il est de bon ton de ridiculiser les groupes depuis La concurrence des victimes de Chaumont jusqu’aux Abus de la mémoire de Todorov, le premier insistant sur la victimologie, le second sur la clause du “ groupe le plus défavorisé ”. Le fait qu’il y ait récupération de la mémoire par des groupes n’empêche pas qu’il y ait eu discrimination et même massacre contre ces groupes. Toute la notion de programme d’accès à l’égalité, que ce soit pour les femmes, les Autochtones, les minorités visibles ou les handicapés, repose sur l’idée de compenser des injustices antérieures. Il est remarquable que dans cette course à la “ victimisation ”, le politiquement correct l’emporte, et de loin, sur l’historiquement démontrable. Si la discrimination contre les femmes est aisément démontrable, celle contre les diverses minorités est plus difficile à déterminer, étant donné que certains groupes ne sont présents au Canada que depuis peu. Les minorités discriminées dans le passé — donc dans l’histoire : ces minorités devraient ainsi faire partie de la mémoire collective — ont disparu, à moins qu’elles ne soient plus visibles. La récupération de la mémoire et l’invention de la mémoire sont bien sûr l’objectif de certains groupes, mais elles ne pourraient aboutir à des politiques actuelles sans la complicité des pouvoirs publics. Il ne s’agit plus de mémoire, mais bien de choix politiques que l’on justifie par une mémoire réelle ou créée pour les besoins de la cause. Serait-ce le même État qui nous parle du devoir de mémoire et qui, quand cela l’arrange, en invente un?

            À l’inverse, la mémoire peut être occultée pour la cause. Noam Chomsky en fournit un exemple. Il se présente comme maître à penser de l’extrême-gauche et comme homme d’origine juive. Il ne cache pas son hostilité à Israël, son désir de le voir disparaître — perspective peu vraisemblable à moins d’un deuxième génocide du peuple juif. Lorsque Robert Faurisson, auteur négationniste pour qui les chambres à gaz n’ont jamais existé, a rédigé un nouveau livre : Mémoire en défense contre ceux qui m’accusent de fabriquer l’histoire. La question des chambres à gaz (1980), il a demandé une préface à Chomsky qui, rappelons-le, souligne sa judéïté et son esprit libertaire et anti-impérialiste. Or Chomsky a accepté. Par sa préface, il a apporté une caution à ceux qui nient la Shoah pour en préparer une seconde. Si la première n’a pas existé, une seconde disparaîtra aussi de l’histoire. Déjà Jean-Paul Sartre avait remarqué que la condamnation par l’unesco de fouilles archéologiques par Israël n’était pas seulement une formule politique mais un programme : en interdisant tout lien avec le passé, l’unesco justifiait a priori une destruction dans l’avenir car on ne saurait être coupable d’essayer d’éliminer ce qui n’existe pas. Tuer la mémoire de la Shoah n’est pas une simple polémique, c’est un choix délibéré que de préparer les conditions de sa répétition.

            Communauté et peuple; Kattan ne peut manquer de consacrer un chapitre à la Shoah. Il y évoque, en quelques lignes, la question de l’unicité du peuple juif ou, pour reprendre sa terminologie, de “ l ’unicité du devenir juif dans l’histoire universelle ” (p. 80) et celle de la Shoah, depuis ceux qui y voient un phénomène unique, par delà toute analyse (Élie Wiesel, par exemple), jusqu’à ceux qui y voient un génocide parmi d’autres, en passant par les interprétations intermédiaires.

            L’unicité du peuple juif est une source de débat entre le discours théologique (Israël comme nation — prêtre parmi les nations, comme porte-parole du monothéisme) et l’approche historique qui y voit un peuple comme les autres. Sans entrer dans le discours théologique, le moins que l’on puisse dire est que le peuple juif est peu banal. Que l’on nous permette de rappeler certains traits caractéristiques et, croyons-nous, uniques : (1) survie pendant près de deux millénaires malgré l’exil et la dispersion; (2) présence dans plusieurs centres, aussi bien Rome puis l’Europe que l’Orient et l’Afrique du Nord; (3) maintient d’une croyance religieuse et d’un code unique, le Talmud, reconnu universellement à la seule exception des Juifs éthiopiens qui l’ignoraient; (4) maintient d’une langue sacrée, l’hébreu, utilisée jusqu’à l’époque moderne par les lettrés; (5) présence surtout dans des sociétés dominées par des religions-filles (christianisme et islam) utilisant ce que Jules Isaac a appelé l’enseignement du mépris pour dénigrer les Juifs, enseignement que l’on ne trouve pas à l’égard des petites communautés juives d’Inde et de Chine. À notre connaissance, ces caractéristiques ne se retrouvent chez aucun autre peuple.

            Quant à l’unicité de la Shoah, n’étant pas théologien, je ne me sens guère compétent pour parler de l’absence de Dieu pendant cette période. Je ne suis pas intéressé à compter les morts pour établir une hiérarchie des génocides. Par contre, je crois qu’au-delà des circonstances exceptionnelles dues aux types de relations qui existaient entre chrétiens et juifs, la Shoah présente deux caractéristiques qui la distinguent des autres génocides : le génocide comme finalité et non pas comme moyen et l’utilisation de la science au service du génocide.

            Les massacres, et hélas! ils ne manquent pas, se font généralement de façon désordonnée, l’ordre étant de tuer et les exécutants l’appliquant avec plus ou moins de succès. Les auteurs de la Solution finale — notez l’expression — ont réussi ce que personne n’avait essayé auparavant et n’a entrepris par la suite : le recours systématique à la science et à la technique pour atteindre leur objectif. Cela va de la planification des convois ferroviaires, des recours aux méthodes de traitement de données (qu’on se rappelle le rôle d’ibm dans l’établissement des fichiers sur les Juifs à déporter), jusqu’aux études sur la manière la plus efficace et la moins coûteuse d’exterminer des populations entières (l’utilisation du gaz Zyklon b).

            La Shoah a comme seul et unique objectif l’annihilation des Juifs. Il ne s’agit pas de massacres dans le but de terroriser un groupe et de faire fuir les survivants (Arméniens en Turquie, Rwanda, etc.), il ne s’agit pas de massacres dans le but de terroriser et de “ rééduquer ” les survivants (Ukrainiens sous Staline, Cambodgiens sous Pol Pot, etc.), mais bien d’une extermination totale. Si l’on connaît l’acharnement nazi contre les grands centres juifs (Pologne, Roumanie, Hongrie, etc.), l’on a tendance à oublier que même des communautés minuscules comme celle d’Albanie, avec ses 204 Juifs recensés en 1930, ont eu droit à la même recherche méticuleuse pour assurer qu’il n’y reste aucun survivant.

            Contrairement aux autres génocides, la Shoah est devenue une telle obsession chez les dirigeants nazis qu’elle l’a emporté sur le désir d’une victoire allemande. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les troupes nazies reculaient sur tous les fronts, les convois de trains amenant les juifs vers les camps d’extermination avaient priorité sur les convois transportant vivres et munitions aux armées allemandes. Je dois avouer mon étonnement que les tenants de la thèse relativiste, fort bien présentés par Kattan, ne tiennent pas compte de ces deux caractéristiques : recours à la science, priorité du génocide sur le bien-être des “ génocidaires ”.

            Si pouvoirs publics, groupes et quelques fois communautés peuvent orchestrer la mémoire, les individus, eux, la vivent. L’aspect psychologique, le besoin de sécurité de ce que Kattan appelle l’“ unité narrative ”, l’“ être entier ” (p. 128), comprend le besoin d’oubli (p. 86). Le cas des survivants de la Shoah est révélateur. La majorité d’entre eux ont gardé le silence pendant des années, refusant d’évoquer un passé horrible, même à leurs enfants. Ce n’est qu’après plus de 30 ans, avec le passage du temps, qu’ils ont été à même de se souvenir publiquement et de témoigner. Ce devoir de mémoire, vécu par les individus, a été influencé par le monde extérieur, le besoin de répondre aux négationnistes. Toutefois, il va plus loin. Aux antipodes d’un Haim Hazaz qui nie le passé comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse (p. 93), loin de se complaire dans la “ victimologie ”, les individus incorporent la mémoire dans l’évaluation du présent, ils apprécient le présent à la lumière du passé. Témoin de cette attitude, les paroles prononcées par un survivant de la Shoah au mariage de son petit-fils : “ Vous ne pouvez imaginer le bonheur que je ressens aujourd’hui lorsque je me rappelle qu’il y a 50 ans, je croyais le retour à la vie impossible ”. Ce n’est pas de la réécriture du passé, c’est la célébration de la vie.

            Cette célébration de la vie s’harmonise avec la notion d’intégrité. Pour Kattan, l’intégrité au niveau individuel, c’est “ une forme de fidélité à soi, un effort de cohérence dans la poursuite des tâches que l’individu s’est à lui-même données ”, “ une manière de se rapporter au passé de son groupe ” et, au plan collectif , “ les modalités à travers lesquelles une communauté envisage un passé collectif ” et “ le respect de la dignité humaine ” (p. 130). Plus haut, Kattan avait souligné que la Soirée pascale juive n’est pas une remémoration de la Sortie d’Égypte, mais bien une réactualisation (p. 54-55). Le texte lu le Soir de Pâques va en fait beaucoup plus loin et peut être interprété à la lueur de cette notion d’intégrité. Non seulement les récitants, plutôt que de se rappeler le passé, revivent l’événement fondateur du peuple juif, mais ils le lient à la fois à l’avenir collectif, avec l’expression bien connue : “ L’an prochain à Jérusalem ”, et au présent individuel, avec la formule moins connue : “ Que celui qui a faim vienne et mange. ” L’esclavage c’est hier, la liberté c’est aujourd’hui; le devoir de solidarité c’est également aujourd’hui et le devoir de construire l’avenir, c’est demain.

            Cette vision ne peut se comprendre que dans un cadre où individu et communauté ont des liens étroits, où passé, présent et avenir font partie d’un tout. L’homme postmoderne qui se limite à sa personne et au moment immédiat peut, tout au plus, voir dans le devoir de mémoire un outil prophylactique pour empêcher la répétition des crimes du passé. L’homme moderne qui se situe dans le temps et dans l’espace ne ressent pas de devoir de mémoire : la mémoire est intégrée à sa vision de lui-même et du monde.

Julien Bauer*

 

NOTES

* Julien Bauer est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal. Il est l’auteur de Les minorités au Québec (Montréal, Boréal, 2002) et de Les Juifs ashkenazes (Paris, p.u.f., 2001). Il est également membre fondateur de l’Institut canadien de recherche sur le judaïsme et membre de l’exécutif de l’Institut de documentation publique du Grand Montréal.



 


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