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“ Taisez-vous ”, disent-ils

Un texte de Jocelyne Couture
Dossier : Le 11 septembre, un an après
Thèmes : États-Unis, Politique, Religion
Numéro : vol. 5 no. 1 Automne 2002 - Hiver 2003

Dans les jours qui ont suivi les attaques terroristes de septembre dernier, le président des États-Unis a dit beaucoup de choses, mais un message qu’il a martelé avec une insistance particulière est que les responsables de ces attaques étaient mus par leur haine de la démocratie, de la liberté et des droits de la personne. Laissant présager la répétition de tels attentats, le message a si bien nourri l’insécurité générale, qu’on en est venu à voir comme nécessaires la restriction des droits et des libertés civiles en terre américaine et l’instauration d’un ordre international dominé par des impératifs de surveillance, de répression de la dissidence... et par la force militaire étatsuniennes. Des terroristes et de leurs motivations, nous n’en savons guère plus aujourd’hui qu’au lendemain du 11 septembre, et de l’efficacité de la stratégie du gouvernement des États-Unis pour ce qui est d’éradiquer le terrorisme international, il nous est permis de douter un peu plus de jour en jour. Ce que nous découvrons un peu plus chaque jour, en revanche, c’est la dégradation que fait subir à la démocratie, à la liberté et aux droits humains, une stratégie dont le but déclaré est de les protéger.

            Au sujet des mesures mises en place par les gouvernements pour lutter contrer le terrorisme, les intellectuels ne peuvent pas faire grand-chose. Le rôle qu’ils peuvent jouer, en cette matière comme en bien d’autres, se résume modestement à essayer de comprendre les décisions prises par ceux qui nous gouvernent, à analyser les conséquences de ces décisions sur la vie des individus et des sociétés et à amener les citoyens à réfléchir à leur condition, voire dans le meilleur des cas, à la prendre en main. S’il est modeste comparé au rôle que peuvent jouer les décideurs publics, le rôle des intellectuels n’en est pas moins une composante importante de la vie démocratique et il peut même devenir essentiel à la démocratie lorsque des événements inusités plongent une société dans la perplexité ou le désarroi. Pourtant, certains intellectuels ont soutenu que lorsqu’il s’agit des attentats du 11 septembre et de la réponse qu’y ont donnée les gouvernements, il serait dans l’intérêt de tous que les intellectuels renoncent à ce rôle.

Dans un article récent[1], un politologue étatsuniens de grande réputation, Michael Walzer, s’en prend à ceux qui croient que la lutte contre le terrorisme, pour être efficace et adéquate, doit s’appuyer sur une connaissance empirique du phénomène terroriste, de ses variantes et du contexte sociologique, politique ou économique qui favorise son apparition. Qu’y a-t-il donc de si répréhensible à vouloir d’abord comprendre le problème dont on recherche la solution? La réponse de Walzer est en deux volets. D’abord, nous dit-il, le terrorisme est un phénomène qui ne s’explique pas, sinon peut-être, par l’irrationalité ou la folie destructrice. Le terrorisme est un phénomène qui ne s’explique pas, dit-il, parce qu’il est moralement incompréhensible : étant un mal absolu il se situe au-delà de notre entendement[2]. De cela, nous devons conclure que les intellectuels qui cherchent à comprendre et à analyser le phénomène terroriste perdent et leur temps et celui de ceux à qui ils s’adressent. De cela, il faudrait conclure, aussi, que les moyens de lutter contre le terrorisme ne sont soumis qu’à une seule contrainte : puisqu’elle s’attaque à un mal radical, le seul défaut d’une lutte contre le terrorisme serait de ne pas être suffisamment radicale dans ses méthodes.

Cette dernière conclusion est aussi confortée par la deuxième critique que Walzer adresse aux intellectuels qui cherchent à comprendre le terrorisme. Cette seconde critique cible spécifiquement les explications du terrorisme données en termes de ce que Walzer appelle des “ conditions matérielles ” tels que l’oppression, les écarts de richesse ou l’exclusion. En donnant de telles explications, écrit Walzer, les intellectuels ne réussissent qu’à excuser le terrorisme. Or, l’excuser c’est l’encourager, c’est cultiver pour lui un terreau fertile, c’est, pour tout dire, s’en rendre complice. L’envers de cette médaille décernée par Walzer à ses pairs, c’est que ce sont les victimes des actes terroristes que l’on considère dorénavant comme des bourreaux ayant bien mérité ce qui leur arrive. Ces intellectuels, selon Walzer, se complaisent dans la culpabilité et l’auto-flagellation. C’est ce qui les amène à proposer ce qu’il nomme des “ politiques d’apaisement ”; mais de telles politiques, écrit Walzer, “ commencent dans le déshonneur pour finir dans le désastre ” (7).

Ceux qui cherchent à comprendre le terrorisme, à l’expliquer, à en découvrir les causes sont donc invités, sans autre forme de procès, à se taire. Dans la même logique et pour les mêmes raisons, ils devraient aussi s’abstenir de critiquer la réponse américaine aux actes terroristes du 11 septembre. “ Cette guerre [contre le terrorisme] est juste et nous devons la gagner ”, clame Walzer, cette fois en compagnie d’une soixantaine d’universitaires américains, dans une lettre adressée au journal Le Monde où elle a d’abord été publiée[3]. Et c’est apparemment sans états d’âme que les cosignataires de cette lettre reprennent en chœur le credo de leur président : cette guerre, écrivent-ils, constitue “ l’unique moyen par lequel peuvent être protégées les valeurs universelles de la démocratie, de la liberté et des droits de la personne. ”

            Walzer avance des positions que je ne partage pas, au sujet de la moralité du terrorisme ou de l’actuelle guerre contre le terrorisme. Mon intention n’est pas d’en débattre ici. Ce qui m’intéresse est plutôt la manière dont il avance ces positions. La première chose qui mérite d’être soulignée à ce sujet est qu’en affirmant ses vues à propos du terrorisme et de la guerre contre le terrorisme, Walzer se place lui-même au-dessus de l’exhortation au silence qu’il adresse aux intellectuels. Il faut donc comprendre que la consigne concernant les questions apparemment interdites ne s’applique qu’aux autres, à ceux qui ont le malheur de ne pas partager les vues de Walzer. Taisez-vous, donc, sauf si vous êtes d’accord avec moi.

            La deuxième chose remarquable au sujet de la stratégie argumentative de Walzer, est que la défense de ses positions au sujet du terrorisme tient toute entière dans une attaque en règle contre ses adversaires, comme si de montrer leurs défauts suffisait pour conclure à la fausseté de leurs vues et à la vérité de ses propres vues sur le terrorisme. Cette stratégie a comme double conséquence de permettre à l’auteur d’échapper à toute critique, voire à toute question, concernant la validité des arguments qui militent en faveur de ses vues et de rejeter dans les limbes du silence les arguments de ceux qui s’y opposent. Taisez-vous, sauf si vous êtes d’accord avec moi, mais si vous vous dites d’accord avec moi, vous devrez l’être inconditionnellement et sans poser de questions.

            Il me semble, mais j’y reviendrai, que cette manière est celle d’autres exhortations au silence qui, sous prétexte des dangers divers que créerait une prise de parole, nous invitent de fait à endosser sans discussion le statu quo. Le manège, que ne dédaignent apparemment pas certains de ceux qui font profession de penser et d’échanger des idées, s’illustre chez Walzer de trois manières particulièrement indignes d’un intellectuel.

            Il s’illustre premièrement dans une tentative peu subtile de discréditer les opposants potentiels. D’abord au plan intellectuel, ceux-ci souffriraient d’une telle confusion, ou d’un tel aveuglement idéologique, qu’ils seraient incapables de distinguer une explication du terrorisme de sa justification ou d’un jugement de valeur à son endroit. Ils ont l’esprit si embrouillé et tordu, qu’ils ne peuvent pas voir la simple vérité au sujet du terrorisme, celle que Walzer lui-même nous livre dans son article, à savoir que le terrorisme est le fruit de l’irrationalité ou de quelque désordre mental. Au plan moral, ceux qui ne partagent pas les positions de Walzer excusent et encouragent un “ mal absolu ”. Et finalement, au plan politique, il se font les complices du terrorisme international et sont des ennemis de leur propre nation. En bref, ceux qui ne partagent pas les positions de Walzer sur le terrorisme et la guerre au terrorisme sont stupides, moralement dépravés et antisociaux.

            Deuxièmement, Walzer ne répugne pas à brandir l’argument d’autorité dans le but de faire fléchir ses opposants. Ainsi, c’est au nom de la démocratie, de la liberté et des droits de la personne que les intellectuels devraient se taire. Personne, bien entendu, n’est censé être contre la vertu, mais est-ce s’y opposer que de prendre la parole pour demander de quel côté elle se trouve? Walzer semble le penser, puisque lui-même, dans son article, n’offre aucune raison de croire qu’elle est là où il affirme qu’elle se trouve. Dans ces conditions, l’appel à la démocratie est lui-même outil antidémocratique. En somme, ce que nous demande Walzer, c’est de renoncer, en tant qu’intellectuels et en tant que citoyens, à la possibilité d’un débat public sur le terrorisme et ses solutions; en ces matières, nous devons nous incliner devant ceux qui possèdent “ la vérité ”.

            Finalement, le discours de Walzer n’est pas exempt d’une forme plus crue de violence. Vers la fin de son article, il se demande : “ Comment saurons-nous quand nous aurons gagné cette guerre [contre le terrorisme]? ”. Parmi les signes de la victoire, il inclut “ le silence de ceux qui cherchent à excuser le terrorisme ”. Ainsi nous saurons que nous avons gagné la guerre contre le terrorisme quand les intellectuels qui cherchent à comprendre (c’est ce que Walzer, souvenons-nous, appelle “ excuser ”) auront été réduits au silence. Doit-on entendre que la guerre contre le terrorisme inclut une guerre contre les intellectuels? Et faut-il entendre que cette guerre-là se livrera entre des factions d’intellectuels, au sein de l’université et des écoles ou dans les colloques savants? Selon Walzer, la réponse à ces deux questions est affirmative. La guerre contre le terrorisme, écrit-il, repose aussi sur le “ travail idéologique ” des intellectuels qui se seront engagés dans la “ délégitimisation de la culture de l’excuse et de l’apologie [du terrorisme] ” et dans la destruction de cette “ création à la fois culturelle, intellectuelle et politique qui constitue l’environnement favorable du terrorisme. Où qu’ils aillent, les terroristes ne devront dorénavant rencontrer qu’hostilité et rejet ” (9).

            L’article tout entier de Walzer est une démonstration de ce à quoi devraient s’attendre, s’il n’en tenait qu’à lui, les intellectuels dissidents : le discrédit par tous les moyens, la censure organisée et l’intimidation. Bref, une réplique, adaptée au domaine intellectuel, de la méthode utilisée par le président des États-Unis dans sa guerre au terrorisme : noircir l’adversaire en lui supposant des motifs qui justifient le sort qu’on lui réserve, s’attaquer à la démocratie au nom de la démocratie et menacer les éventuels dissidents pour les faire tenir tranquille ou pour gagner leur appui.

            Il ne faudrait pas s’inquiéter à outrance de la menace que Walzer tente de faire planer sur les intellectuels. Pour que l’ostracisme promis devienne une réalité, il faudrait à vrai dire qu’un nombre considérable d’intellectuels lui emboîtent le pas, c’est-à-dire mettent délibérément en veilleuse leur esprit critique pour s’enrôler inconditionnellement dans la construction et la promotion d’une pensée unique qui, de surcroît, servirait de caution au pouvoir et à l’ordre établi. Il faudrait, en somme, qu’un nombre considérable d’intellectuels cessent, de leur plein gré, d’être des intellectuels.

            Mais il y a lieu de s’inquiéter de la légèreté avec laquelle un philosophe, qui s’arroge lui- même le titre d’intellectuel, peut bafouer les standards de la discussion publique et inviter ses pairs à en faire de même. Car les standards de la discussion entre intellectuels ne sont pas différents des standards qui régissent la raison publique dans une société libérale et démocratique. Ils se fondent similairement sur la reconnaissance de valeurs telles que la tolérance, l’autonomie des personnes et la liberté. Ils recommandent similairement la pratique de certaines “ vertus ”, telles le respect d’autrui en tant que personne rationnelle et capable de penser par elle-même — ce qui implique l’obligation d’écouter les raisons d’autrui et d’exposer honnêtement les siennes —, le respect d’autrui dans les désaccords — ce qui implique la modestie à l’endroit de ses propres prétentions à la vérité — et la reconnaissance de l’égale liberté de chacun à exprimer publiquement ses opinions et à les faire valoir — ce qui implique que nul ne subisse la censure ou l’intimidation en raison des opinions qui sont les siennes. Qu’un intellectuel s’écarte, dans sa propre pratique, des standards de la discussion publique n’est malheureusement pas une première; mais qu’il fasse de leur suppression la règle à suivre, le programme et le leitmotiv des intellectuels, ne laisse présager rien de bon pour le type de société qu’il préconise. Si Walzer croit que les intellectuels qui ne pensent pas comme lui doivent être réduits au silence, que pense-t-il d’une société qui garantit constitutionnellement la liberté d’expression, la droit de ne pas être importuné à cause de ses opinions politiques ou de son appartenance culturelle, le droit à la désobéissance civile et à l’objection de conscience? Poser la question c’est y répondre.

            C’est pourquoi les intellectuels doivent demeurer vigilants, d’abord sur leur propre terrain, et faire preuve de lucidité lorsqu’il s’agit de résister aux sirènes de la pensée unique. Les exhortations à se taire, émises par les intellectuels à l’intention de leurs pairs depuis le 11 septembre, ne prennent pas toutes le ton belliqueux et, à vrai, dire auto-rebutant, de l’invite walzérienne, mais elles n’en n’épousent pas moins la logique : alors qu’elles portent explicitement sur les dangers d’un débat public sur le terrorisme et les suites qu’on lui a données, elles présupposent, sans arguer, des positions bien arrêtées sur ces questions et qui plus est, des positions qui, coïncidence suprême, confortent le statu quo.

            C’est ainsi que peu de temps après les attentats du 11 septembre, on a pu lire sous la plume conjointe de deux intellectuels québécois[4] un avertissement adressé à leurs pairs et dans lequel ils les préviennent du risque que les explications des attentats ne se transforment en justifications des politiques qui les inspirent. Ils s’inquiètent aussi de ce que ces présumées justifications du terrorisme risquent de transformer les victimes en bourreaux. Ils concluent leur court billet en affirmant que le discours des intellectuels est dangereux car il risque de semer la confusion au sein des amis de la liberté à un moment où, plus que jamais, ils ont besoin d’être solidaires.

            Rhétorique belliqueuse en moins, leur stratégie rejoint celle de Walzer. Quelle serait cette confusion que les intellectuels seraient censés semer au sein des “ amis de la liberté ”? La réponse, sous-entendue mais néanmoins implacable, est qu’il s’agit d’une confusion au sujet de la “ vraie ” nature des terroristes, à savoir qu’eux, par opposition à nous, sont des amis de la tyrannie. Et nous devons demeurer solidaires dans notre lutte pour la liberté, en évitant de soulever le voile de leurs “ conditions matérielles ”, comme le dirait Walzer, en même temps que celui de notre propre responsabilité, c’est-à-dire en évitant de questionner cette vérité que l’on ne se donne même pas la peine de démontrer. Intellectuels, si vous n’êtes pas inconditionnellement d’accord avec nous, taisez-vous... et laissez la “ lutte pour la démocratie, la liberté et les droits de la personne ” suivre son cours.

            La démocratie et la liberté signifient aussi quelque chose dans le monde des intellectuels. Ce sont des valeurs qui se manifestent dans des discussions ouvertes, c’est-à-dire des discussions dont les enjeux sont clairement énoncés, où chacun a le droit de faire valoir ses arguments et d’exiger qu’ils soient pris en compte plutôt que balayés sous un quelconque prétexte, mais où chacun a aussi le devoir, par respect pour autrui, de faire valoir les raisons qui militent en faveur des positions qu’il endosse. Il n’est pas toujours facile de respecter ces standards de la discussion publique et parfois nous y échouons sans même nous en rendre compte. Le risque est d’autant plus grand lorsque nous nous prononçons sur des événements aussi troublants, médiatisés, commentés et idéologisés que ne l’ont été, et le sont toujours, les attentats terroristes du 11 septembre et la guerre contre le terrorisme. Pour être utile à notre société dans ce contexte, nous devons plus que jamais nous efforcer de penser clairement, et nous devons aussi faire en sorte que les discussions sur ces questions demeurent des discussions ouvertes. Ce dont nos concitoyens ont besoin, dans le présent contexte, ce n’est pas d’une vérité révélée, ni même d’une diversité de vérités révélées, mais d’outils pouvant leur permettre de penser par eux-mêmes. Quelles que soient nos vues concernant l’actualité récente, ce sont les standards de la discussion publique que nous devons appliquer et défendre lorsque nous en débattons et c’est là qu’en tant qu’intellectuels commence notre lutte pour la démocratie et la liberté.



Jocelyne Couture*

 

NOTES

* Jocelyne Couture est professeur agrégée au Département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal où elle enseigne l’éthique et la philosophie politique. Elle prépare présentement un ouvrage sur la philosophie de John Rawls et un autre sur la méthodologie de l’éthique contemporaine.

[1]. Michael Walzer, “ Five Questions About Terrorism ”, Dissent (hiver 2002) : 5-10. Les chiffres entre parenthèses dans notre texte renvoient aux pages de cet article.

[2]. Sur ce dernier point, Walzer est d’ailleurs rejoint, quoique par des voies différentes, par le philosophe André Glucksman, selon qui le terrorisme, mais aussi les révolutions, procéderaient d’un pur nihilisme, d’une soif inextinguible de destruction pour la destruction. Cf. André Glucksman, Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, Paris, 2002.

[3]. “ Lettre d’Amérique ”, Le Monde, 14 février 2002.

[4]. Daniel Jacques et Antoine Robitaille, “ Le sophisme de la culpabilité de la victime ”, Le Devoir, 21 sept. 2001. Pour une réplique à cet article, cf. Francis Dupuis-Déri, “ Joe Democrat s’en va-t-en guerre ”, Le Devoir, 27 sept. 2001.

 


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