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L'américanité : un débat mal engagé

Un texte de Gérard Bouchard
Thèmes : Altermondialisme, Histoire, Québec
Numéro : vol. 4 no. 2 Printemps-été 2002

            Apparu vers le début des années 1970 dans le discours des intellectuels québécois, le concept d’américanité s’est au cours des ans chargé de diverses significations et propositions faisant écho à autant de préoccupations ou d’affirmations collectives. Cette diversité n’est pas toujours reconnue, le concept étant souvent ramené à une offensive dirigée contre le rapport culturel à la France sur fond d’américanisation à outrance. Sur ce terrain, il a donné lieu depuis peu à une controverse qui risque fort de tourner à vide ou de semer de la confusion si l’on ne prend pas la précaution de (a) considérer tous les contenus que la notion véhicule, (b) préciser les enjeux de la discussion, et surtout (c) dissiper les malentendus et méprises qui fondent certaines argumentations. C’est le triple objectif poursuivi dans ce commentaire qui me donnera aussi l’occasion de récuser certaines idées ou thèses qu’on m’a bien à tort imputées[1].

 

1. UN CONCEPT POLYSÉMIQUE

 

            Selon une première acception qu’il a revêtue à sa naissance au Québec, le concept d’américanité désigne une volonté d’affirmer l’appartenance continentale des Québécois : désormais, le Québec se définissait non seulement par sa référence ou ses origines françaises, mais aussi en tant que société du Nouveau Monde, ceci devenant l’une de ses coordonnées constitutives. Cet énoncé trop évident, trop banal, en cache évidemment un autre, à savoir une prise de distance par rapport à la relation culturelle qui s’était établie depuis le milieu du xixe siècle entre la France et le Québec (plus précisément : le Canada français). Chez de nombreux essayistes, sociologues, littéraires et artistes des décennies 1960 et 1970, cette relation, jadis vécue comme un enrichissement, commença à être perçue comme un appauvrissement, une condamnation à l’imitation stérile, à une aliénation même. À ceux-là, elle parut tout à coup faire obstacle à une création autonome et originale capable d’exprimer pleinement la sensibilité, les expériences, les réalités proprement québécoises. Les racines de cette réorientation sont aisées à retracer dans la mouvance de l’Hexagone ainsi que des revues comme Liberté, Parti pris, et plus tard Presqu’Amérique, pour s’en tenir à quelques exemples. On peut y ajouter les diverses tentations vernaculaires qui se sont manifestées sur le front linguistique et qui ont provoqué les débats que l’on sait[2]. Rappelons aussi que toute cette effervescence culturelle, explicitement commandée par une quête de réalisme et d’authenticité (selon les auteurs eux-mêmes), a d’abord logé à l’enseigne de la « québécitude », laquelle toutefois a vite cédé la place au concept d’américanité. La même effervescence a aussi opéré la mutation identitaire du Canadien français au Québécois, instaurant du même coup une nouvelle vision du Québec comme francophonie nord-américaine. Des noms bien connus, étroitement associés à l’évolution culturelle du Québec contemporain, ont jalonné ce parcours, allant de Miron, Ferron, Godbout, Ducharme, Godin et Lévy-Beaulieu, à Rioux, Rocher, Languirand, Vigneault, Charlebois et bien d’autres.

            Mais la réflexion sur l’américanité se trouverait considérablement appauvrie si elle devait se fixer sur cette première acception. Il en est bien d’autres en effet qui se sont ajoutées au cours des ans, dans le prolongement, sinon en marge de la proposition ou de l’intention initiale portée par le concept. En voici quelques-unes, qui s’ajoutent à la précédente[3] :

 

·         Référence à l’ancienne Amérique française, représentée comme toujours bien vivante ; les Canadiens français auraient eu tort de la sacrifier au profit de l’ethnonyme « Québécois », lequel est présenté comme une version réduite et appauvrie d’un immense héritage inconsidérément sacrifié.

·         L’Amérique comme espace francophone (ou mieux : « polyfrancophone » — Stélio Farandjis) très moderne, s’étendant jusqu’aux Antilles et à tous les parlant-français en général, sans mémoire particulière, à la façon d’une communauté quasi virtuelle qui s’élabore et vit en se réinventant au jour le jour, à la périphérie de la métropole française.

·         Une conception indigéniste qui fait du Québécois un être profondément métissé plongeant ses racines dans la très vieille histoire précolombienne, à l’échelle du continent, plutôt que dans l’ascendance française.

·         Une projection dans la latinité, en vertu de laquelle la culture québécoise (notamment la littérature) est apparentée aux cultures latino-américaines avant d’être considérée dans sa filiation française.

·         Une volonté d’affirmation de la différence ou de l’identité québécoise dans le contexte canadien[4].

·         Une conception postmoderne, synonyme de rupture, d’errance, de non-lieu, qui engendrerait selon certains un vide culturel, selon d’autres une dynamique de création, d’innovation.

·         Une problématique de l’intégration (économique, sociale, politique…) et de l’adaptation continue à un ensemble continental en transformation rapide.

·         Une utopie panaméricaine comme matrice d’une appartenance, d’une identité supranationale (associée de près à la dynamique d’intégration économique : projet de la zléa, etc.).

·         La vieille américanité des classes populaires (urbaines et rurales), qui n’a jamais été vraiment nommée, issue de l’immense courant d’émigration des années 1830-1930 vers les États-Unis, relancée par la culture de masse.

·         Un paradigme de la société cybernétique, dépersonnalisée, de l’individu-machine en interaction constante avec un environnement hautement technique.

·         La vision amérindienne (l’« américité ») qui place l’Autochtone au cœur d’un processus de renaissance, d’expansion et de réacculturation des Amériques — et de ce que j’ai proposé ailleurs d’appeler les « Seconds Occupants » (tous ceux qui ont peuplé le continent longtemps après son occupation primitive).

·         La diffusion croissante de traits ou de modes culturels latino-américains (musique, peinture, danse, alimentation, vêtement…), ce qui amène récemment certains commentateurs à parler d’une « hispanisation de la culture de masse » nord-américaine.

 

            Le survol qui précède appelle quelques commentaires. On y relève d’abord non seulement une grande diversité, mais aussi des contradictions. Certains énoncés, par exemple, font de l’américanité une rupture radicale avec la référence française (c’est le cas de la pensée indigéniste) ; d’autres, au contraire, renouent avec le vieil héritage (le retour à la grande Amérique française). Dans plusieurs de ses acceptions, et notamment la première qui est la plus répandue, l’américanité est un concept ouvrant surtout vers le Sud. L’espace étatsunien y pèse beaucoup plus lourd que celui de la nordicité autochtone. De même, et sauf exceptions (chez Y. Lamonde, par exemple), la canadianité anglophone y est peu présente, comme si cette composante était incompatible avec la volonté d’affranchissement, d’émancipation et d’ouverture dont le concept est généralement chargé. En ce sens (et en ce sens seulement), l’américanité apparaît comme un déversoir symbolique de vieilles aspirations politiques jusqu’ici tenues en échec. On note aussi que l’aire de diffusion du concept ne déborde guère la francophonie québécoise en son sens le plus restreint, celle qui se situe dans l’héritage canadien-français. La référence continentale y est particulièrement significative du fait qu’elle fait miroiter pour la culture francophone soit une menace d’extinction, soit un potentiel de réenracinement. Sauf exception encore une fois, les Anglo-Québécois et les membres des communautés culturelles ne se sont guère engagés dans ce débat.

            La polyvalence du concept fait aussi ressortir l’élasticité de son référent territorial, qui s’étend tantôt à l’ensemble des Amériques, tantôt à des sous-ensembles variables, définis en fonction d’intentions ou de paradigmes qui ne sont pas toujours explicites. En ce qui concerne les contenus proprement idéologiques, l’essor de l’américanité dans la pensée québécoise a marqué le déclin du discours conservateur anti-étatsunien, d’inspiration morale, qui s’était largement diffusé entre le milieu du xixe et le milieu du xxe siècles. Un sentiment plus favorable l’a remplacé, doublé d’un nouveau discours critique, celui-là d’inspiration sociale et politique. Par ailleurs, l’examen du concept d’américanité, avec toutes ses variantes, rappelle l’utilité du concept d’appropriation que j’ai déjà utilisé pour désigner ces différents rapports symboliques qu’une société établit, successivement ou simultanément, avec son environnement ; ou plus précisément : l’ensemble des actes, physiques et symboliques, relevant soit des coutumes, soit du discours, d’où résultent un rapport à l’espace et au temps, une image de soi et des autres. Il est entendu que ces rapports ne sont jamais innocents ; ils procèdent à chaque fois d’une visée socioculturelle (et même politique) plus ou moins explicite et se concrétisent dans ce que plusieurs géographes appellent la territorialité. Dans le cas du Québec, l’histoire de ces rapports révèle un phénomène qui a été très peu commenté jusqu’ici, à savoir une volonté renouvelée d’expansion symbolique, la recherche constante de lieux de débordement, comme si cette société se trouvait à l’étroit et voulait fuir la tentation de repli qui l’a longtemps poursuivie. On peut considérer sous cet angle :

 

·         La mémoire perpétuée de la grande Amérique française, de l’époque des explorateurs et des coureurs de bois ;

·         Le mouvement d’expansion hors de la vallée du Saint-Laurent vers les régions du centre puis de l’Ouest canadien à partir de la décennie 1840, à quoi s’est greffée l’utopie pancanadienne d’un État binational, celle du « grand boulevard de la nationalité canadienne-française » dont le curé Labelle, parmi d’autres, s’est fait le chantre ;

·         L’émigration aux États-Unis et le rêve messianiste auquel elle a servi d’appui, principalement dans les dernières décennies du xixe siècle ;

·         Tout l’investissement symbolique dont le rapport à la France a traditionnellement été porteur ;

·         Les utopies associées à la colonisation des régions et à la conquête mythique du Nord québécois ;

·         Le nouvel espace culturel ouvert dans les années 1960 par la francophonie internationale ;

·         Les référents territoriaux de l’américanité et de la panaméricanité ;

·         La thématique des petites nations ;

·         La perspective des collectivités neuves.

 

À lui seul, ce dernier éclairage n’épuise évidemment pas la portée du concept d’américanité, mais il en recoupe un aspect important en l’insérant dans une trame ancienne qui a poussé les intellectuels canadiens-français puis québécois à rechercher des horizons d’intégration, des lieux de débordement, comme pour échapper à une insularité structurelle[5]. Dans la même logique, on pourrait suggérer que l’affirmation américaine du Québec comporte parfois une dimension compensatoire, compte tenu des avatars qui ont marqué les autres entreprises de débordement.


2. RECADRER LE DÉBAT

 

            Ce rappel avait pour but de souligner la diversité et la richesse des contenus dont s’est chargée la notion d’américanité ainsi que la variété et l’ampleur des questions qu’elle pose. Dans ces conditions, on peut s’étonner que la controverse en cours, dans sa plus grande partie, se soit refermée sur deux ou trois dimensions seulement, souvent ramenées du reste à une seule interrogation, soit l’avenir de la culture française et, plus particulièrement, du rapport à la France. Qu’on ne s’y trompe pas, j’accorde à cette question la plus grande importance (j’y reviendrai en conclusion), mais je crois qu’elle ne peut être utilement considérée qu’à deux conditions : (a) garder à l’esprit toutes les autres dimensions, avec les propositions dont elles sont porteuses, et (b) bien prendre en compte les ressorts historiques et structurels qui ont conduit la culture québécoise vers une affirmation américaine.

Les critiques qui se sont élevées autour de (ou contre) l’affirmation américaine du Québec, touchent un enjeu fondamental et procèdent d’une inquiétude parfaitement fondée, que j’ai moi-même exprimée ailleurs à quelques reprises. De quelle façon la reconnaissance de l’américanité du Québec modifie-t-elle les modalités du rapport à la France ? Y a-t-il lieu de craindre qu’elle le compromette radicalement ? Crée-t-elle simplement de nouvelles conditions au sein desquelles il pourrait être réaménagé et relancé ? Annonce-t-elle véritablement le déclin de la francophonie québécoise ? Toutes ces questions doivent être posées et examinées soigneusement, en s’éclairant des données disponibles et en s’appuyant sur des conjectures raisonnables.    

            J.-Y. Thériault et A. Légaré adoptent sur ce sujet une position très pessimiste, le premier associant l’américanité à rien de moins que l’« effacement du sujet québécois », en tant que francophone héritier du Canadien français. Il n’admet pas non plus la distinction entre américanité (au sens d’une reconnaissance de l’enracinement, de l’appartenance continentale des Québécois) et américanisation (diffusion massive de la culture étatsunienne) : l’une ne pourrait aller sans l’autre. C’est ce qui autorise sans doute ces deux auteurs à confondre souvent ces deux notions dans leurs écrits. De même, l’américanité signifierait la fin de la tradition et de la mémoire canadienne-françaises, elle marquerait l’impossibilité de trouver un sens positif à l’aventure québécoise. Pour A. Légaré (2001, p. 169), l’affirmation américaine signifierait « nomadisme », « déracinement absolu », « arrachement aux origines », « table rase ». Selon Thériault qui se réfère au théâtre, à la littérature et au cinéma québécois des années 1980, l’américanité serait synonyme de ce qu’il appelle la « modernité radicale », à savoir non seulement le déracinement, mais aussi le mauvais goût, la vulgarité, la grossièreté, la violence, etc. (J.-Y.Thériault, 2000, p. 140). Au-delà de la sévérité du jugement, que chacun appréciera à son goût, on touche ici à l’une des difficultés de cette réflexion qui traite l’américanité indistinctement comme phénomène culturel, historique, et comme catégorie normative. Les deux plans sont légitimes; mais leur confusion fait problème.

            Chez A. Légaré (2001, p. 175 sqq), américanité et francophonie québécoise s’opposent carrément. L’affirmation américaine serait une « pensée de l’alignement culturel » et elle entraînerait un renoncement dont seule la langue survivrait. Il faut donc s’opposer à cet appauvrissement (cet « aplatissement ») qui réduirait les Québécois à être des Américains (entendons : des Étatsuniens ?) parlant français et, du même coup, relèguerait la langue elle-même à la fonction d’instrument[6]. S’il en était ainsi, je me rangerais d’emblée. Mais ce n’est pas le cas. Encore une fois, l’américanité n’est pas une démission, un abandon à la culture des Etats-Unis ; elle est la simple prise en compte d’une donnée incontournable : l’insertion continentale du Québec, avec sa sensibilité, ses traditions, son histoire, sa territorialité, telles qu’elles se sont élaborées aussi bien dans ses actions sur son territoire que dans ses interactions à l’échelle de l’Amérique. C’est cette dimension qui a été largement gommée par le discours dominant des années 1850-1950 (ou 1940). Il s’agit donc en réalité de prolonger un devenir déjà ancien, sans sortir du vieux bassin qui a forgé la singularité, la différence québécoise, nourrie de toutes ses inventions, de tous ses emprunts (y compris bien sûr à la France, largement à la France) et ses métissages. En ce sens, l’américanité est bel et bien un alignement, mais sur la réalité profonde, composite, du Québec, et non pas sur la culture des États-Unis — bien qu’elle en fasse partie elle aussi, de toute évidence, et massivement. Pour moi, répudier l’américanité du Québec, c’est rejeter une grande partie de son héritage, c’est procéder bel et bien à une forme d’« arrachement », de « déracinement », c’est l’aliéner de son cadre naturel, historique. Comment prétendre perpétuer ou reconstruire l’identité québécoise sur pareille négation[7] ?

            En regard de ces prises de position, j’aimerais rappeler comment j’ai moi-même traité le thème de l’américanité et quelle signification j’y ai trouvée. Il est d’abord nécessaire d’ouvrir les perspectives. On découvre ainsi que la question de l’américanité québécoise a été posée, sous d’autres mots mais dans des circonstances analogues, dans toutes les nations du Nouveau Monde. Dans l’histoire de chacune de ces collectivités, la même tension dans le rapport à la mère patrie est apparue à un moment ou l’autre. À l’époque de leur naissance, elles se sont toutes inscrites en continuité avec la culture de leur métropole européenne. Cette relation tutélaire était alors vécue comme enrichissante et nécessaire, comme un cordon ombilical. Partout ensuite, suivant une chronologie disparate, les élites des sociétés neuves en sont venues à percevoir cette relation comme une dépendance nuisible poussant à l’imitation stérile, comme une source d’inhibition ou d’intimidation[8] et même une aliénation. Ce sentiment nourrissait le discours des essayistes, des littéraires et autres intellectuels, en même temps qu’il inspirait des courants de pensée, des modes, des styles (en peinture, notamment ; pensons au Groupe des Sept au Canada anglais ou à l’école de Heidelberg en Australie à la fin du xixe siècle, etc.). Partout également, il était motivé par une quête d’authenticité et de reconnaissance, qui se traduisait par une recherche des racines, une découverte et une célébration des réalités locales, un rapatriement des repères identitaires, une réhabilitation de soi, notamment dans la langue.

Qui ne reconnaîtra ici les principales figures culturelles des années 1960 et 1970 au Québec ? Et pourtant, ce sont celles que l’on retrouve aussi à des moments différents dans l’histoire du Canada anglais, du Mexique, du Brésil, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, etc. Mais, encore une fois, sous des noms différents dans chaque cas : canadianité,  americanidad, brésilianité, asianité, océanité, créolité, et autres. Il m’a toujours semblé qu’une constatation de ce genre contribuait à une mise à distance et à une meilleure compréhension du phénomène : apparition d’une tension dans le rapport culturel à la mère patrie désormais vécu comme une aliénation, identification au continent jusque-là plus ou moins satellisé (ou contourné) dans le discours dominant, remaniement des allégeances par souci d’authenticité. Telle se révèle l’américanité lorsqu’on l’aborde comme un fait socioculturel sous l’éclairage de l’enquête comparée.   

            Une démarche semblable permet également de relever toutes les distorsions que peut entraîner un rapport culturel à la mère patrie lorsqu’il se drape dans une éthique inconditionnelle de la filiation et de la fidélité. Il installe alors la collectivité neuve dans une dépendance intégrale qui l’amène à sacrifier son autonomie. Le point-limite est celui où la colonie (ou l’ancienne colonie) en vient à se percevoir à travers le regard métropolitain. Évitons tout malentendu : ce commentaire ne vise pas en son principe le rapport d’emprunt à la métropole, mais seulement certaines formes qu’il lui arrive de revêtir. Ce rapport peut être négatif : il installe l’emprunteur dans une position subalterne, compromet son autonomie, étouffe sa capacité créatrice et le voue à l’imitation. Il peut être positif : l’inégalité entre les deux partenaires n’empêche pas une parité de principe qui ménage la liberté de choix, l’esprit critique et la dynamique spécifique de l’emprunteur. Il devient alors un rapport d’échange, inégal certes, mais dans lequel chacun peut trouver son profit, surtout l’ancienne colonie.

            C’est le premier type qui a prédominé au Québec entre le milieu du xixe siècle et le milieu du xxe siècles. La majeure partie des élites socioculturelles de ce temps a en effet choisi d’adhérer très étroitement aux normes, aux modèles et aux traditions de la métropole française[9]. J’ai montré ailleurs (G. Bouchard, 1990 ; 2000, chap. iii) comment cette société en est venue par cette voie à élaborer et à perpétuer des représentations d’elle-même très éloignées de sa réalité ou de sa condition, comme en témoignent les données empiriques les plus élémentaires (statistiques de l’urbanisation, de la mobilité géographique, de la production agricole ; analyse des structures familiales et de la parenté ; étude comparée de comportements démographiques, etc.). Cet énoncé se vérifie autant pour les pratiques scientifiques de l’époque (géographie, sociologie, histoire, folklore) que pour la production littéraire, dont une partie a obéi longtemps au précepte du fondateur de la littérature nationale, le célèbre abbé Raymond Casgrain : dépeindre la société rurale canadienne-française non pas telle qu’elle est mais telle qu’on voudrait qu’elle soit. C’est ainsi que, par exemple, les Canadiens français ont cultivé une image de leur passé qui les identifiait exclusivement à leurs origines françaises, gommant l’importante acculturation en provenance des Autochtones, des Anglais, des Américains, des Irlandais. Pour la même raison, des historiens et sociologues ont proposé de notre société des interprétations inadaptées procédant de problématiques et méthodologies empruntées à la France et conçues pour ses propres besoins, en accord avec ses particularités[10]. Ceci pour ce qui touche à la construction des représentations de soi. Quant à la perception des autres, j’ai montré qu’elle relevait à peu de choses près du même procédé discursif et conduisait aux mêmes aberrations. J’ai résumé mes observations sur ce sujet sous la double thématique des fausses identités et des fausses différences. C’est sur cette base, à la lumière de données empiriques élémentaires et sans verser dans un américanisme simpliste, que je me suis autorisé à proposer une interprétation critique de l’ancien rapport culturel Québec-France.

            En opérant un virage continental, les intellectuels des années 1960-1970 ont voulu mettre fin à la désarticulation qu’avait installée dans la culture québécoise l’ancien rapport à la France. Comme dans les autres collectivités neuves, l’opération consistait à redresser le vieux déséquilibre normatif, affranchir l’imaginaire de la tutelle métropolitaine, réhabiliter et même fonder le sujet francophone laurentien, récuser les distorsions identitaires en instaurant un autre rapport, une meilleure adéquation entre le sujet collectif et son milieu. Dira-t-on qu’en y parvenant, ils aient dilué et en quelque sorte sacrifié ce sujet ? Il me semble que c’est faire fi d’un certain nombre de facteurs importants. J’accorde sans difficulté que les années 1960-1970 ont souvent donné dans des excès vernaculaires, parfois inspirés par un sentiment primaire, anti-français. Chez certains intellectuels, l’éloge de la « québécitude » a abrité une forme de repli, une dérive vers le ghetto. Chez d’autres, l’américanité s’est confondue avec un consentement sans restriction à tout ce qui était étatsunien — dans ce cas, elle a pu se confondre avec l’américanisation. Ceci a contribué à assimiler la nouvelle culture québécoise à de l’inculture. Mais la réflexion peut-elle en rester là ?

Les décennies 1960-1970 ont aussi coïncidé avec une remarquable créativité qui a éveillé l’attention hors du Québec comme jamais auparavant. En littérature, en arts, en sciences sociales, la nouvelle francophonie a supplanté l’ancienne par son dynamisme, son originalité, son rayonnement. Il est impossible de mesurer précisément l’influence de l’affirmation américaine dans cette effervescence, mais elle en est assurément une des composantes principales. On constate en outre qu’en matière de langue écrite, la tentation du repli a été surmontée. Une norme s’est en effet dégagée qui représente un heureux compromis entre la norme française ou parisienne, la tradition proprement québécoise et la diversité internationale francophone[11]. Au plan identitaire, le souci de la différence et l’attachement à la culture québécoise comme francophonie n’ont pas diminué. On peut le voir dans le souci des racines et la ferveur néonationaliste qui a parcouru l’histoire récente du Québec.

Cette fidélité culturelle est également attestée par diverses données empiriques, notamment d’importants sondages effectués en 1997 et en 1999 par le Groupe de recherche sur l’américanité (gram)[12], crop-Radio-Canada et Le Devoir. Il en ressort clairement que :

·         le sentiment d’une différence, d’une identité québécoise francophone demeure très fort, en dépit d’une intégration économique poussée ;

·         la plupart des Québécois qui affirment leur américanité se déclarent très soucieux de préserver les valeurs tenues pour distinctives du Québec (principalement : langue et culture française, égalité, solidarité, non-violence, État-providence…) ;

·         l’identification à l’américanité s’accompagne d’une distinction très nette avec l’améri­canisation ou la culture étatsunienne.

 

À ce propos, l’un des analystes du sondage de 1997 formule la conclusion suivante : « Cela tend à montrer non seulement qu’américanité n’est pas synonyme d’acculturation étatsunienne, mais que la reconnaissance, par les Québécois, de leur américanité pourrait bien venir prendre le relais de la référence européenne à titre de contre-offensive implicite à l’« américanisation » (L. Bernier, 2001, p. 183)[13].  Selon un autre analyste des mêmes données (F. Lesemann, 2001, p. 157), l’affirmation américaine s’accompagnerait d’une accentuation de l’autonomie individuelle, de la conscience critique, de la capacité de choix rationnel. Encore là, des sondages récents convergent[14].

En rapport avec les attentats du 11 septembre aux États-Unis, chacun a pu remarquer que les réactions des intellectuels québécois, tout comme de l’ensemble des médias, ont été partagées et la plupart du temps nuancées — il y a eu aussi, il est vrai, des exceptions inspirées par un manichéisme primaire. Hormis le sentiment d’horreur inspiré par les actes terroristes et l’élan de sympathie sans réserve pour les victimes et leurs familles, nous n’avons pas assisté à un mouvement unanime d’identification aux Américains. Aucun journal québécois n’a titré : « Nous sommes tous des Américains ». Un important regard critique s’est manifesté, et plus généralement, une prise de distance, comme aux temps de la guerre du Vietnam et de la guerre du Golfe. Ce fait, avec d’autres, illustre à sa façon la différence qui persiste dans l’esprit des Québécois entre américanité et États-Unis.

En résumé, tout en préservant et même en relançant l’identité francophone, l’évolution culturelle du Québec contemporain a contribué à réhabiliter les réalités locales, à effacer les fausses identités et différences, à réconcilier les élites socioculturelles avec l’Amérique et à atténuer l’ancienne antinomie entre une culture savante largement tournée vers l’Europe et une culture populaire immergée dans le continent. Au nom des revers et des excès qui les ont accompagnés, les critiques de l’américanité voudraient-ils effacer tous ces changements ?

 

3. RECTIFICATIONS

 

Pour le bénéfice du débat, il est nécessaire d’évacuer divers malentendus et de mettre fin à quelques faux procès qui tendent à le faire dérailler. À en croire certains énoncés de Joseph-Yvon Thériault et d’Anne Légaré, je devrais, avec quelques autres, porter en quelque sorte la culpabilité de l’affirmation américaine du Québec. J’aurais en outre contribué à l’érosion du rapport culturel avec la France. Ces propos excessifs font de moi un adulateur naïf de la culture étatsunienne et un promoteur béat de la québécitude intégrale, au détriment des traditions québécoises et de l’amitié française. Yvan Lamonde s’est expliqué à ce sujet dans un texte récent (Y. Lamonde, 2001). En ce qui me concerne, je ne trouve pas dans mes écrits ce qui autoriserait pareilles présomptions. Voyons tout de même.

Dans un texte publié par le journal Le Devoir au printemps dernier (G. Bouchard, 2001)[15], j’ai rejeté pour diverses raisons le projet d’une américanité comme utopie des Amériques et comme fondement d’une identité panaméricaine. Parmi les raisons invoquées à l’appui de ma critique, je signalais la grande hétérogénéité des nations concernées, la position prédominante des États-Unis ainsi que l’intérêt pour le Québec de diversifier ses allégeances, notamment en direction de l’Europe. J’insistais aussi sur l’importance pour les intellectuels de ne pas se faire à leur insu complices des stratégies marchandes, de ne pas céder aux sirènes de l’intégration économique en modelant servilement les orientations culturelles sur les impératifs de la production. Dans d’autres textes (principalement : G. Bouchard, 1996, 2000), j’ai attiré l’attention sur les ressemblances entre la société québécoise et les autres sociétés du Nouveau Monde — et non seulement avec les États-Unis. Je montrais en même temps ce qui la distinguait de la société française. Cet exercice m’a paru utile pour contrer une représentation opposée, non fondée et néanmoins bien ancrée dans la culture canadienne-française depuis plus d’un siècle[16]. Mon objectif, encore une fois, était de redresser un déséquilibre en mettant au jour de fausses identités et différences, en montrant les étonnantes distorsions et contrefaçons dont peuvent se nourrir les imaginaires collectifs. Ceci m’a valu, à ma grande surprise, d’être rangé parmi les fossoyeurs de la francophonie québécoise, les contempteurs de la mère patrie et les inconditionnels des États-Unis. Ayant voulu rendre compte de changements culturels survenus en 1960-1970, certains m’en ont — fort généreusement et à titre posthume en quelque sorte — attribué la paternité, c’est-à-dire la faute. J’ai exprimé mon accord avec une évolution qui a remis en question, dans le rapport Québec-France, une ancienne orientation fondamentalement normative, hiérarchisée, autoritaire et à sens unique, qui au surplus n’était pas toujours exempte de mépris. À ceux ou celles qui sont en désaccord avec moi sur ce point, on me permettra de signaler qu’ils ont un gros travail sur les bras : il leur faudra expliquer aux Brésiliens qu’ils ont eu tort de donner dans le mythe anthropophage et la démocratie raciale, aux Mexicains qu’ils n’auraient pas dû s’immerger dans la pensée indigéniste et la mémoire longue aztèque, et ainsi de suite, pour la plupart des nations du Nouveau Monde, sans oublier les Antilles, où ils devront interpeller les Glissant, Chamoiseau, Laferrière et autres tenants de la créolité.

Je note aussi que la critique de l’affirmation américaine présente celle-ci comme un mauvais choix d’intellectuels et accorde assez peu d’attention aux puissants facteurs structurels qui l’ont commandée. Les grandes tendances intégrationnistes des économies sont l’un de ces facteurs. Le développement des télécommunications de masse, et en particulier la dynamique qui préside à leurs contenus, en sont un autre. L’évolution politique du Canada a pesé lourdement aussi. En repliant progressivement leur identité sur l’espace laurentien à partir du début du xxe siècle, les Canadiens français du Québec ont largement délaissé leur rêve binational, pancanadien, pour se refaire une territorialité. L’ouverture en direction de l’Amérique et l’investissement symbolique qui l’a mise en forme, doivent être interprétés en relation étroite avec cette évolution qui a précédé à l’échelle canadienne[17]. D’importants éléments de continuité se marquent également avec la Révolution tranquille, dont un puissant ressort tenait dans le désir de promotion socio-économique. Or, à de nombreux Québécois, il est apparu que cette aspiration avait plus de chance de se réaliser en se tournant vers le Sud. Autre élément de continuité parmi d’autres : le virage américain appartient à la même mouvance que le tournant linguistique des années 1960-1970, lequel a instauré une nouvelle conscience de la langue, ainsi que l’a souligné J.-D. Gendron (1990). L’adoption de la loi 101 peut servir ici de date repère, dans la mesure où elle a éloigné le français de ses racines dites « essentialistes » pour en faire une langue à plusieurs voix, en accord avec la diversité du Québec culturel et l’évolution des temps présents ; la notion de francophonie québécoise de type nord-américain acquérait ainsi un statut en quelque sorte officiel[18]. Cette mutation est parfaitement résumée dans l’aphorisme d’André Belleau : nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler. Un autre facteur structurel tient dans l’évolution du nationalisme québécois (ou canadien-français), dont la trame culturelle ne s’est pas toujours accordée avec le libéralisme économique. Selon divers auteurs, une réconciliation serait en cours sous les auspices de l’américanité[19].

À une autre échelle, une série de malentendus, de déformations ou d’extrapolations font obstacle au débat. Selon J.-Y. Thériault (2000, p. 138), l’affirmation américaine procéderait en grande partie d’un postulat en vertu duquel l’américanité serait « l’être véritable des Québécois francophones ». Je ne me reconnais pas dans cet énoncé ; l’américanité est l’une des coordonnées importantes, inévitables, de la culture québécoise ; je ne vais pas plus loin. Selon le même auteur (p. 137), elle révélerait une impasse, une incapacité des Québécois à se penser comme francophones en Amérique. Ce n’est pas cela ; elle révèle plutôt une tentative pour repenser autrement la francophonie québécoise. En outre, il est incorrect d’assimiler la culture québécoise de l’américanité à « la modernité radicale » étatsunienne (p. 140), c’est-à-dire à l’errance, aux égarements, au glissement dans la vulgarité et la médiocrité : d’abord parce que la culture étatsunienne ne se réduit pas à cela, ensuite parce que l’américanité, c’est plus que les Etats-Unis ; c’est aussi la culture hispanique et lusophone, sans oublier le Québec lui-même, avec ses régions, sa diversité, ses traditions (du moment qu’elles ne sont plus définies comme une reproduction, un clone de la France). D’autre part, qui voudra partager l’opinion de J.-Y. Thériault selon laquelle l’américanité (comprendre : la modernité étatsunienne) n’aurait « à offrir que la perspective d’un monde sans intentionnalité », ceci contrairement à « l’aventure de la nation française d’Amérique » (2000, p. 144) ? J’imagine que la notion d’« intentionnalité » réfère ici à un certain nombre d’idées premières, d’idéaux, de mythes, de croyances qui fondent l’imaginaire d’une nation et orientent son devenir. Les États-Unis en seraient donc dépourvus ? Ou alors, de quoi parle-t-on au juste ? Il n’est pas exact non plus qu’en Amérique latine, l’americanidad ait signifié uniquement la résistance à la diffusion de la culture étatsunienne. Tout comme l’américanité au Québec, elle fut également, dans l’esprit des intellectuels, un puissant discours de l’authenticité dirigé contre la tutelle européenne. Enfin, A. Légaré (2001, p. 170) m’attribue la paternité de la thèse voulant que les élites canadiennes-françaises aient trahi le peuple. La référence à l’appui de cet énoncé se trouverait dans un extrait de M. Lacombe et G. Bouchard (1999) publié dans Le Devoir (19 nov. 1999, p. A9). Le lecteur qui voudra bien se reporter au texte en  lisant attentivement les pages 111-113 de l’ouvrage verra qu’il en est tout autrement[20].

Il est vrai, par ailleurs, que j’ai constaté le déclin de l’antinomie culture savante/culture populaire au Québec dans les décennies 1960-1980. J’ai aussi commenté favorablement le rapprochement entre la culture des élites et celle des classes populaires. Se trouvait ainsi brisé un facteur d’appauvrissement et de distorsion pour les deux termes de cette polarité. Or, je ne vois pas en quoi, selon J.-Y. Thériault (2000, p. 142), j’aurais ainsi postulé le principe d’« une adéquation nécessaire entre culture première et culture seconde, entre le réel et sa représentation ». Il y a ici méprise sur le sens à donner à ces concepts dumontiens. Les deux termes de ce clivage sont du reste présents au sein de la culture populaire elle-même. En outre, critiquer une entreprise idéologique qui élabore systématiquement ses représentations en marge du réel (tel qu’il peut se révéler à travers les données empiriques les plus simples) et même en opposition avec lui, n’est pas faire preuve de positivisme. C’est, comme scientifique, mettre au jour un phénomène important dans les modes de construction de l’imaginaire, inviter à en chercher la fonction, la signification, les ressorts, ainsi que les effets à long terme sur les comportements collectifs. C’est s’interroger aussi sur le matériau contradictoire dont se nourrissent les imaginaires et sur les stratégies discursives mises en œuvre pour le surmonter ou pour l’occulter. Et puisqu’il s’agit du Québec contemporain, c’est également souhaiter, implicitement, comme citoyen et sans aucune partisanerie, qu’il se perçoive, se projette et se gouverne autant que possible en accord avec ce qu’il est[21].

Enfin, selon ma définition (qu’on peut retrouver dans tous mes écrits), la collectivité neuve ne s’engage pas nécessairement dans une dynamique de rupture ; elle peut aussi s’inscrire dans une dynamique de continuité, comme il est arrivé souvent. C’est d’ailleurs le premier choix qu’elle doit faire : continuité ou rupture — étant bien entendu que dans la plupart des cas, le choix qui prévaut est une combinaison quelconque des deux. Je n’ai donc jamais présenté les États-Unis comme le modèle de la société neuve ; seulement comme l’exemple le plus accompli d’un cheminement de rupture. Je n’ai jamais non plus présenté l’itinéraire du Québec, en tant que collectivité neuve, comme « anormal » (J.-Y. Thériault, 2000, p. 143).

Pour la suite de ce débat, il sera utile que les critiques de l’américanité s’appliquent à reproduire correctement la pensée des autres. Je les invite aussi à préciser le sens qu’ils donnent au concept d’américanité en énonçant plus clairement les raisons pour lesquelles il faudrait tant la craindre. Si on devait se contenter d’une définition générale, je serais tenté d’adhérer à celle proposée par L. Dupont (2001, p. 47) : « …un prisme qui permet une interprétation de la société québécoise et de la culture franco-québécoise […] en lien avec la géographie et l’histoire nord-américaines ainsi qu’en relation avec les autres sociétés américaines ». Cette définition, qui fait de l’américanité un élément de paradigme, présuppose tout le virage culturel déjà évoqué, celui qui a fait apparaître une tension dans le rapport Québec-France. Mais elle suppose aussi que cette tension a été surmontée. Ce n’est visiblement pas le cas avec Légaré et Thériault qui résistent au nom de la survie du sujet francophone. En ce cas, je leur adresse cette question : quelle est la formule de rechange, quelle est la contre-proposition ? En d’autres mots, à quoi devrait ressembler une francophonie québécoise expurgée de cette américanité ? Quel serait son mode d’insertion au continent et quelle en serait la viabilité ? Quel serait le nouveau programme culturel à mettre en œuvre, capable de fonder véritablement la culture québécoise ? Et quelle en serait la logistique, c’est-à-dire l’articulation avec les données économiques, sociales, géopolitiques ? Enfin, s’il faut rejeter l’américanité, quelle forme devrait prendre le rapport culturel Québec-France, quels devraient en être les fondements, la philosophie, les finalités, etc. ? 

 

4. L’AVENIR DU RAPPORT QUÉBEC-FRANCE

 

Je terminerai là-dessus, justement. Autant il pressait, selon moi, de corriger l’ancienne relation Québec-France, autant il importe aujourd’hui de la relancer en la dépouillant de ses effets inhibiteurs. Cinq critères pourraient ici nous guider :

 

1)      Concevoir cette relation dans un esprit de parité, en dehors de toute structure hiérarchique qui infériorise a priori l’un des deux partenaires, par exemple en évitant de projeter systématiquement les éléments de différenciation sous un éclairage normatif à sens unique qui fait toujours loger d’un côté la norme, de l’autre ses déviations ou ses transgressions. Cet énoncé n’exclut évidemment pas que des situations de hiérarchisation surviennent, concrètement. Les Québécois savent bien que leur rapport avec la France sera toujours inégal puisqu’il unit deux collectivités dont la taille, les ressources, la densité et la diversité ne sont pas comparables. L’esprit de parité signifie que le marquage hiérarchique ou normatif a priori est exclu du rapport d’échange.

2)      Cultiver la réciprocité. Cette condition doit être entendue d’une façon réaliste, compte tenu de l’inégalité des partenaires. Mais elle indique une orientation utile ; le Québec dispose de divers « avantages comparatifs » à exploiter.

3)      Élargir le rapport, aux deux bouts. Pour les Québécois, la France serait un partenaire encore plus intéressant si, en plus de tout ce qu’elle a à offrir en elle-même, elle servait de  fenêtre sur l’Europe, de voie d’accès en quelque sorte. De son côté, le Québec pourrait remplir une fonction analogue par rapport aux Amériques. Cette proposition ne doit pas être comprise d’une façon trop littérale ; il ne s’agit pas de faire du Québec et de la France de simples passerelles ou des marche-pied pour l’autre partenaire. C’est plutôt une invitation à penser les échanges dans une perspective large qui, d’une façon ou d’une autre, intègre la diversité et la richesse des deux continents, ici l’Europe, là les Amériques.

4)      Axer les échanges sur ce que les deux sociétés offrent de plus moderne, novateur, original, aussi bien dans le domaine de la culture (par ex. : les nouveaux modes d’intégration de la nation, les nouvelles formes de la citoyenneté, les usages de la mémoire) que celui des sciences naturelles et appliquées.

5)      Insérer le rapport Québec-France dans la francophonie internationale. On doit désormais compter avec une dynamique importante en cours depuis quelques décennies, ayant eu pour effet de susciter une vie francophone en périphérie de l’Hexagone. Les Québécois, par exemple, manifestent un intérêt croissant pour les littératures antillaise et africaine.

 

Ces critères étant respectés, je suis un partisan enthousiaste d’une intensification des échanges entre le Québec et la France. Non plus dans l’éthique de la fidélité et de la sujétion qui accompagne la mythologie des mères patries et de leurs colonies, mais au service convergents entre deux partenaires adultes et autonomes qui ont beaucoup en commun et dont l’un compte parmi les grands centres culturels au monde. L’axe Québec-France est une composante principale de la vocation de carrefour que le Québec entend se donner depuis longtemps, en accord avec sa tradition et sa géographie qui le placent aux confins de deux continents et de plusieurs cultures. En ce sens, l’américanité n’est pas un point d’arrivée mais un point de départ ; elle n’efface pas la singularité du Québec mais la resitue ; elle est le lieu obligé d’où la francophonie québécoise doit réactualiser ses traditions, son histoire (sa différence), et réaménager son avenir en conséquence. C’est le nouveau cadre symbolique dans lequel le rapport à la France doit désormais prospérer, de manière à ce que la francophonie d’ici se nourrisse au maximum de la richesse de l’autre. Je suis très sensible à l’inquiétude exprimée par F. Ricard (1989, p. 12) à ce sujet : comment perpétuer cette différence québécoise dans l’environnement américain sans nous éloigner encore davantage de la France ? Cette question doit constamment nous accompagner ; elle doit même servir d’éclairage et de direction à nos actions. À la condition de n’en sacrifier aucun des trois termes.

Entre-temps, au-delà des arguments qu’il oppose, le débat sur l’américanité est un indicateur utile de la situation culturelle du Québec. Il atteste que le double rapport avec la France et le continent est toujours vécu sur le mode du déchirement et non pas comme une hybridation, dans l’esprit d’un métissage, en accord avec la vocation de carrefour. Un jour peut-être, ce passage se fera ; alors, le concept disparaîtra du discours public — songeons que le mot n’a même pas cours aux États-Unis, là où justement le rapport à la mère patrie, depuis longtemps, n’est plus vécu comme une tension, encore moins une aliénation. L’avenir du concept, dans toute sa polyphonie, paraît ainsi étroitement lié au sort que nous réserverons à nos appartenances et à nos dépendances. Pour l’instant, l’américanité est surtout le discours d’une petite nation qui vient enfin de trouver un peu d’assurance et cherche à prendre pied, à trouver un appui dans son environnement immédiat, afin de se déployer à nouveau comme francophonie originale.

 

Gérard Bouchard*



Bibliographie

 

Bernier, Léon, « L’américanité ou la rencontre de l’altérité et de l’identité », in Donald Cuccioletta (dir.), L’américanité et les Amériques, Sainte-Foy, Éditions de l’iqrc, 2001, p. 176-192.

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—, « L’historiographie du Québec rural et la problématique nord-américaine avant la Révolution tranquille. Étude d’un refus », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 44, no 2, 1990,  p. 199-222.

—, Quelques Arpents d’Amérique. Population, économie, famille au Saguenay, 1838-1971.  Montréal, Boréal, 1996.

Bouchard, Gérard et Martine Ségalen (dir.), Une langue, deux cultures. Rites et symboles en France et au Québec. Québec/Paris, Les Presses de l’Université Laval/Éditions La Découverte, 1997.

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Gagné, Gilbert, « Libre-échange, souveraineté et l’américanité : une nouvelle trinité pour le Québec », Politique et Sociétés, vol. 18, no 1, 1999, p. 99-107.

Gendron, J.-D., « La conscience linguistique des Franco-Québécois depuis la Révolution tranquille », in N. Corbett (dir.), Langue et identité : le français et les francophones d’Amérique du Nord, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1990.

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Lamonde, Yvan, « Américanité : inflation du mot, de la notion ? », Le Devoir, 1er oct. 2001, p. A6.

Légaré, Anne, « “L’Américanité” : une pensée de l’alignement culturel », Argument, vol. 4, no 1, 2001, p. 164-176.

Lesemann, Frédéric, « L’américanité des Québécois : le rôle de l’État-providence dans l’expression de leur identité », in D. Cuccioletta (dir.), L’américanité et les Amériques, Sainte-Foy, Éditions de l’iqrc, 2001, p. 137-173.

Ricard, François, « Marcel Rioux entre la culture et les cultures », Liberté, no 182, 1989, p. 3-13.

Thériault, Joseph-Yvon, « L’Amérique et l’américanité ne peuvent être notre projet », Le Devoir, 22 mai 2001, p. A7.

—, « Chronique des Amériques : l’américanité comme effacement du sujet québécois », Argument, vol. 3, no 1, 2000-2001, p. 136-144.

Van Schendel, Nicolas, « Une américanité de la francophonie ? Les perceptions de migrants québécois», in D. Cuccioletta (dir.), L’américanité et les Amériques, Sainte-Foy, Éditions de l’iqrc, 2001, p. 193-224.

 

NOTES


* Gérard Bouchard, historien, est professeur au Département des Sciences humaines de l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a  publié récemment « Genèse des nations et culture du Nouveau Monde » (prix du Gouverneur général). Son travail porte principalement sur les imaginaires des collectivités neuves.

[1]. Je me réfère ici principalement aux échanges auxquels a donné lieu une table ronde organisée par Télé-Québec (émission « Chasseurs d’idées » du 26 sept. 2001) et à quelques textes : J.-Y. Thériault (2000, 2001), A. Légaré (2001).

[2]. C. Bouchard (1998, chap. vii-viii ) les a bien résumés, ainsi que Lise Gauvin dans plusieurs études.

[3]. Faute d’espace, il n’est pas possible de donner ici toutes les références appropriées.

[4]. La référence à la France chez les Canadiens français aurait rempli une fonction analogue avant la Révolution tranquille.

[5]. On a beaucoup parlé de repli à propos du passé québécois. Je crois plutôt qu’il y avait au cœur de cette culture une dialectique complexe et très riche du repli et du débordement, de la fermeture et de l’ouverture.

[6]. « [E]xalter l’américanité du Québec, c’est vouloir que notre identité se confonde presque exclusivement avec celle de l’Amérique, c’est faire de ses traits les nôtres » (A. Légaré, 2001, p. 171).

[7]. Chez la même auteure, on trouve aussi, d’une manière assez paradoxale, ce genre d’énoncé (p. 176) que je reprendrais à mon compte, à peu de choses près : « Le parler français au Québec n’est pas le véhicule de l’américanité ni de l’européanité, mais l’expression de tous les liens et de toutes les tensions investis dans le langage ». J’en dirais autant de l’ensemble de la culture québécoise, à la condition encore une fois de ne pas réduire l’américanité à la culture étatsunienne.

[8]. Plusieurs intellectuels australiens utilisent l’expression « cultural cringe » pour désigner ce phénomène.

[9]. Laissons ici de côté le fait (par ailleurs capital) que ces élites faisaient ainsi un choix qui écartait des emprunts les contenus très riches assimilés à la modernité.

[10]. On en trouvera divers exemples dans G. Bouchard (1990 ; 2000, chap. iii, p. 140-154).

[11]. Ceci pour l’écrit. En ce qui concerne le parler, la situation est différente et le débat est toujours ouvert. Des incidents le relancent constamment, par exemple celui qui est survenu en octobre 2001 sur le plateau de l’émission de télévision « Tout le monde en parle », produite et diffusée par France 2 à Paris. Rappelons que l’animateur Thierry Ardisson y a pris grand plaisir à ridiculiser l’accent d’une invitée québécoise (Nelly Arcan, auteure de Putain).

[12]. Devenu depuis le Groupe interdisciplinaire de recherche sur les Amériques (gira), rattaché principalement à l’Institut national de la recherche scientifique (inrs-Urbanisation-Culture et Société).

[13]. J’ai des réticences à propos du deuxième terme de l’énoncé ; je ne souhaite pas que le virage américain du Québec aille jusque-là. Mais je ne crois pas non plus qu’il s’y rende.

[14]. Par exemple, un sondage réalisé par Léger Marketing démontrant que l’appui aux frappes américano-britanniques en Afghanistan, à la suite des attentats du 11 septembre, est de 36 % au Québec, de 50 % dans l’ensemble du Canada (La Presse, 29 oct. 2001, p. A10). Le même journal publiait le mois précédent (28 sept., p. A4) les résultats d’un autre sondage attestant des écarts analogues en rapport avec la même thématique.

[15]. Ce texte était le résumé d’une conférence prononcée lors d’un colloque tenu la semaine précédente à Montréal.

[16]. Encore une fois, je m’appuie ici sur diverses données monographiques, par exemple les résultats d’une longue enquête comparée sur les rituels, réalisée en collaboration avec une équipe de chercheurs français. Cf. G. Bouchard, M. Ségalen (1997).

[17]. Certains auteurs vont plus loin. Selon K. M. Holland (2001), par exemple, le virage américain du Québec procède principalement du sentiment d’aliénation né de son appartenance canadienne. Ce sentiment serait vraiment très fort car, selon l’auteur, le Québec aurait tout à perdre au plan économique en s’engageant dans les projets d’intégration des Amériques. G. Gagné (1999) croit aussi que cette volonté de rapprochement entre dans la stratégie d’affirmation québécoise en rapport avec le contexte canadien.

[18]. Cf. aussi à ce sujet le commentaire de N. van Schendel (2001, p. 196 sqq.).

[19]. Cf. un bref exposé sur ce sujet dans J. Csipak et L. Héroux (2001).

[20]. Dans le livre, l’expression « trahison des élites » est du journaliste Michel Lacombe, qui m’interview. Elle  est d’ailleurs amenée sous forme de question (le point d’interrogation a été supprimé, je ne sais par qui, dans la version du journal). Quant à moi, dans ces mêmes pages, je démontre peu d’intérêt pour l’idée, dont je me distancie, faisant plutôt ressortir le fait que ces élites elles-mêmes ont eu le sentiment d’être trahies par le peuple. C’est ce phénomène, inverse en quelque sorte, que je donne comme original et significatif.

[21]. Je rappelle qu’il s’agit ici de données élémentaires qui se prêtent à une vérification empirique aisée : proportion de citadins, niveau de fécondité, etc. Si l’on n’admet pas cela, aussi bien congédier toutes les sciences sociales.





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