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Une nouvelle morale du don

Un texte de Sylvain Piron
Dossier : Autour d'un livre: Le don, la dette, l'identité de Jacques T. Godbout
Thèmes : Philosophie, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 4 no. 2 Printemps-été 2002

Depuis un peu plus de dix ans, la problématique du don a fait un retour marqué dans le débat général des sciences sociales. Jacques T. Godbout a été l’un des principaux artisans de cette promotion dans le monde francophone. Son dernier ouvrage synthétise et prolonge des analyses déjà présentées dans L’esprit du don (1992), rédigé en collaboration avec Alain Caillé. On peut donc être incité à lire ses nouvelles propositions au regard de ce premier livre. Mais ce recul peut également justifier que l’on commence par considérer, d’un œil d’historien, ce bref moment d’histoire intellectuelle qui mériterait un examen plus détaillé.

Il est en effet frappant de constater la diversité des approches qui se sont croisées depuis une dizaine d’années (au terme d’une maturation bien plus longue dans certains cas) pour redonner une centralité à ce thème classique. Comme il s’en explique en introduction, le trajet de J. T. Godbout l’a mené de la sociologie des organisations à l’analyse des réseaux. Même s’il s’en défendra peut-être, ce parcours présente des affinités avec celui qu’a suivi L. Boltanski. D’autres étaient davantage mus par une critique des postulats de la « science » économique. En fin manœuvrier, Jacques Derrida n’a pas tardé à occuper le terrain, dès 1991, mais pour déclarer la question en réalité aporétique. Sans compter les innombrables historiens qui se sont saisis de ce thème (le dernier travail marquant en date étant celui de N. Zemon Davies), on a finalement vu converger avec un peu de retard dans les mêmes parages un anthropologue marxiste comme M. Godelier et des philosophes catholiques heideggeriens menés par J.-L. Marion.

L’accumulation paraît un peu trop hétéroclite pour n’être pas suspecte. Si le regain d’intérêt pour la question, souvent adossé à une critique de l’économisme dominant, est indéniable, il me semble en revanche difficile d’en conclure à l’émergence d’un « nouveau paradigme », tel que Godbout et Caillé l’appellent de leurs vœux, qui serait partagé par ces différents auteurs. On perçoit plus facilement la configuration intellectuelle qui a permis à ce thème d’exercer dans cette période une puissante séduction. Sur les décombres du marxisme et du projet structuraliste (qui subsistent encore dans certaines combinaisons particulières telles que la sociologie bourdieusienne), un certain retour à Mauss offrait les moyens de formuler une théorie sociale modérément critique en réponse au triomphe intellectuel et politique du néo-libéralisme. Pour comprendre le sens de ce mouvement, il est intéressant de relever le style de ces nouvelles lectures de Mauss.

Godbout s’en veut un lecteur fidèle. Dans L’esprit du don, il note que l’Essai sur le don « n’a pas eu de descendance véritable, en dépit des nombreux hommages qui lui ont été rendus » (p. 29), tous ces hommages ayant, à ses yeux, trahi le texte. La critique me paraît très révélatrice et mérite d’être examinée de près. Comme on le sait, depuis les années 1930, l’Essai sur le don n’a cessé d’être lu et commenté, à tel point que sa relecture fait presque figure de rite initiatique d’entrée dans la tribu des anthropologues. Mais, ce faisant, chacun des auteurs marquants de la discipline (et des alentours) n’a fait que définir ses propres orientations en la matière. Il y a à cela une raison de fond très simple. L’Essai est le véritable texte fondateur de l’anthropologie sociale. Dans ces pages, pour la première fois, un penseur tire les leçons de l’observation des sociétés primitives, très récente en vérité et bouleversante de nouveauté. Il le fait, pour ainsi dire, en direct. Aucun lecteur ne peut manquer d’être saisi par la force de suggestion qui émane de ce texte : quelque chose d’inouï, un véritable événement intellectuel, est en train de s’y produire. La découverte de la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, constitue désormais le matériau premier de toute réflexion sur les sociétés primitives. Mais chacune de ces réflexions se trouve alors requise d’en rendre compte dans ses propres termes, d’une manière qui conduit presque nécessairement à rompre avec la lettre de l’exposition maussienne, et qui parfois y ajoute d’autres découvertes aussi saisissantes (je pense ici en premier lieu à celle de Pierre Clastres sur la nature du politique dans les sociétés primitives).

La fidélité que revendique Godbout est donc effectivement chose rare, mais elle joue de plus en un sens très particulier. Elle se prolonge jusqu’aux dernières pages de l’Essai qui veulent « étendre ces observations à nos propres sociétés », contre un économisme jugé déjà envahissant. Ces « conclusions de morale » que la plupart des lecteurs laissaient généralement de côté ont ainsi retrouvé une étonnante actualité, en dépit des profondes transformations sociales intervenues entre-temps. Ce dont Mauss appelait et pressentait l’advenue a pris la forme, bien différente, de l’État-providence. C’est très certainement sa crise qui peut nous rendre plus sensibles à ces propos conclusifs. Mais ce n’est pas uniquement pour des raisons de conjoncture politique et sociale que ces « conclusions de morale » ont connu une si longue éclipse (depuis Bataille, il me semble). Je ne crois pas être le seul à penser que dans ces pages, Mauss est en quelque sorte aveuglé par sa découverte. Après en avoir compris la généralité dans le monde primitif, et retrouvé de nombreuses traces dans les sociétés anciennes, il ne peut s’empêcher de conclure à son universalité : « il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là ». Qu’il me soit permis d’en douter.

Je n’ignore pas que les sociologues actuels du don prennent grand soin de distinguer le don primitif du don moderne, et qu’ils cherchent souvent à spécifier différentes formes de don. Mais le choix de l’objet lui-même les conduit à poser ces deux termes dans un rapport d’analogie, comme s’il s’agissait là de deux manifestations d’un phénomène unique, ou du moins de même ordre. Toute présentation du don comme lien social dans les sociétés contemporaines n’est conçue ou concevable, implicitement ou en conscience, que sur la base d’une telle universalisation de la découverte maussienne. Or, c’est une prémisse qui me semble loin d’être acquise. Le don est le principe et la loi du social primitif ; ce que l’on met sous le même mot dans le monde moderne n’est pas du même ordre et fonctionne à rebours du précédent. Il ne constitue pas la règle qui permet à une communauté humaine de tenir ensemble, mais un aléa qui peut s’y produire, plus ou moins fréquemment, dans certaines circonstances particulières. Il contient généralement pour cette raison, Godbout y insiste, un élément d’imprévu et une coloration hautement subjective, alors qu’il est par excellence dans le monde primitif le comportement attendu et le moins personnel qui soit.

C’est sur ce désaccord initial que repose l’essentiel de ma critique. Mais avant d’en venir au fait, il est nécessaire de résumer schématiquement le cheminement suivi par l’ouvrage. Après avoir décrit la présence de dons dans les liens de parenté et proposé de les analyser comme « dette mutuelle positive », l’auteur examine différents types de dons aux étrangers qu’il confronte aux précédents, ce rapprochement lui fournissant un modèle pour analyser le « tiers secteur » à partir de ces deux formes de don. Il en ressort une vision du don comme « expérience d’une appartenance communautaire », formant un « système social » qui demande à être compris à partir d’un « postulat du don ». Au lieu de prendre l’intérêt comme motivation principale des acteurs, la sociologie devrait considérer en premier lieu une pulsion de donner qui constituerait l’être humain en homo donator. Tout en reconnaissant l’importance de phénomènes de ce type dans les sociétés contemporaines, et l’intérêt qu’il y a à les prendre en compte, je ne parviens pas à me laisser convaincre par cette démonstration.

L’argumentation qui étaye cette proposition de renversement me paraît bien faible. Dans les premières pages du chapitre sept, Godbout adopte un style étrangement vitaliste pour opposer aux « systèmes mécanistes » que sont l’État et le marché, l’expérience du don, « reliant à la vie », qui formerait le ressort fondamental du lien social. Il s’attache alors à montrer comment le don met en jeu l’identité, en prenant appui sur « l’allégorie biosociologique du don d’organes ». Outre le fait que seul un abus sémantique permet d’appeler « don » la transplantation d’organe post mortem (qui est au sens strict un prélèvement sur un cadavre, effectué avec le consentement tacite ou explicite de la personne décédée, mais dont elle ne peut jamais, et pour cause, décider), et que ces situations évidemment exceptionnelles causent des troubles identitaires spécifiques, on voit mal de quelle société cette allégorie fournit le modèle.

Je me permettrais donc d’en proposer une autre, plus triviale mais aussi typiquement contemporaine, dont le seul but est de faire saisir ce qui rend le don possible. La coexistence des automobilistes entre eux et avec les piétons et les cyclistes peut laisser place, de rares fois, à de beaux gestes, mais en règle générale, les conducteurs ne se font pas de cadeaux. La circulation est régie par la loi, sous la forme du code de la route et des feux de signalisation, encadrant dans une certaine mesure les rapports de force entre véhicules de différentes cylindrées ; mieux vaut, on le conçoit, qu’elle ne le soit pas par l’effet de surprise. Cela étant, il existe bien, dans cet univers hyper-individualiste, des actes que l’on peut décrire comme dons à l’égard de parfaits inconnus, dans le cas, par exemple, de l’auto-stop. La situation comporte tous les traits que relève Godbout : élément de risque de part et d’autre, spontanéité du geste, etc. La pratique peut également s’organiser sous une forme qui relèverait alors du « tiers secteur », par exemple avec le covoiturage entre collègues ou voisins à l’occasion de grèves dans les transports en commun. L’expérience (plus familière aux parisiens que la « tempête de verglas » québécoise) démontre des capacités insoupçonnées de solidarité et de partage dans des situations de crise. Il serait pourtant difficile de l’ériger en modèle des conduites quotidiennes. La leçon que j’en tire est plutôt la suivante : lorsque défaillent les instances de régulation qui organisent la coexistence des individus, leur instinct politique peut reprendre momentanément le dessus pour combler un vide de l’organisation collective. Ce faisant, cette réaction fait mieux apparaître la fonction que remplissent les instances politiques qui rendent vivable cette coexistence — dont le trait le plus notable n’est ni le souci d’autrui ni son instrumentalisation, mais bien plutôt l’indifférence qui permet de croiser chaque jour des milliers d’inconnus avec qui l’on ne partage rien, et que vient parfois déchirer la compassion à l’égard de ceux qui (pardonnez-moi de filer lourdement la métaphore) ont été laissés au bord de la route.

Je suis donc tout à fait prêt à reconnaître l’importance de ces actions et de ces situations dans lesquelles, effectivement, ce qui nous relie aux autres devient soudainement tangible — de ces moments qui imposent de reconnaître que de tels liens ne peuvent être uniquement fondés sur l’utilité et l’intérêt. Ils sont peut-être mêmes plus fréquents que je ne le dis, si l’on veut bien loger à la même enseigne l’ensemble des civilités (poignée de main, échange de salutations et de remerciements, etc.) qui rendent simplement humains des rapports apparemment utilitaires. Pour autant, je suis très loin de penser qu’il faille comprendre le fonctionnement social contemporain à partir de ces relations, au motif qu’elles seraient les plus riches et les plus gratifiantes pour les individus qui s’y livrent.

Le renversement en ce sens que propose d’effectuer Godbout, me semble reposer sur une confusion entre l’ordre des valeurs et celui de l’analyse sociologique. Ce qui est axiologiquement premier n’en est pas moins, à mon sens, socialement secondaire. Cette confusion se perçoit clairement à travers la valorisation sans réserve du don qu’offre l’ouvrage, qui va jusqu’à la présenter comme « expérience mystique » d’un contact avec l’humanité entière (p. 125-127). Godbout reconnaît que le don peut être détourné et perverti, qu’il existe un « côté sombre du don », mais ce ne serait que la preuve a contrario que « le don est toujours souhaitable » (p. 129). Le motif central de cette promotion du don en valeur supérieure se laisse peu à peu deviner au fil du livre. C’est qu’il est devenu un ingrédient de la subjectivité sous sa figure la plus contemporaine qu’est l’exigence d’authenticité. L’insistance mise à décrire ces phénomènes en termes de spontanéité, de liberté et de plaisir, passablement étonnante de la part d’un sociologue, se comprend mieux ainsi. De ce point de vue, les pages les plus saisissantes à mes yeux sont celles qui critiquent très brièvement le « paradigme holiste » (p. 158-160), lequel serait incapable de rendre compte des caractères propres du don (alors, je le rappelle, que le don maussien était jusqu’à présent compris comme le phénomène holiste par excellence). Godbout délivre ici un discours moral qui refuse de s’assumer comme tel. La lecture des auteurs anciens, et ma propre expérience, m’avaient enseigné qu’accomplir le bien était source de plaisir ; les deux termes sont dorénavant déclarés incompatibles. La morale de l’authenticité prétend n’avoir rien d’un devoir, d’une règle ou d’une contrainte. Elle se donne pour une pure expérience subjective de la découverte d’autrui, si stupéfiante pour les individus des sociétés contemporaines, déliés de toute attache, qu’elle peut les entraîner jusque dans un vertige mystique.

Si la position de Godbout me semble s’enfermer dans une impasse pour ce qui est de la compréhension du social, ses réflexions me paraissent fort intéressantes à titre de symptôme des transformations récentes de l’identité. Homo donator n’offre pas une alternative crédible à homo œconomicus. Certes, l’être humain est très loin de n’agir que dans son propre intérêt, et de chercher à toujours maximiser ses utilités. Mais il n’est pas non plus tourné en général vers le don, et poussé par une « pulsion de donner » aveugle. Si l’on voulait en donner une description plus complète, il y aurait à le présenter comme un être capable de préférer autre chose à lui-même, au sens radical où il est peut-être prêt à sacrifier beaucoup, jusqu’à son existence même, pour ses proches, ses amis, sa patrie, mais aussi ses convictions, ses propres œuvres et ses possessions. Si le « postulat du don » est donc peu satisfaisant d’un point de vue psychologique, il présente l’intérêt non négligeable de formuler, sans toujours le savoir, une nouvelle morale du don, dont il est désormais clair que très peu de choses la rapprochent de l’ancienne.

 

Sylvain Piron*

 

NOTES

* Sylvain Piron est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). Il est spécialiste d’anthropologie historique.




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