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La diversité sexuelle : un nouveau paradigme

Un texte de Michel Dorais
Dossier : Autour d'un livre: Éloge de la diversité sexuelle
Thèmes : Identité, Mouvements sociaux, Québec, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 3 no. 2 Printemps-été 2001

Je remercie la direction de la revue Argument de me permettre de débattre en ces pages des questions traitées dans mon ouvrage Éloge de la diversité sexuelle, prolongeant et précisant ainsi mon propos. Mon projet, rappelons-le, était de questionner certaines soi-disant évidences concernant le sexe, le genre et l’érotisme, en particulier la logique binaire (on serait homme ou femme, masculin ou féminin, hétéro ou homo) souvent à la source de conformisme, de discrimination et d’exclusion. Cela m’amène à dénoncer ce que j’appelle l’intégrisme identitaire, aussi sectaire et dangereux que les intégrismes religieux ou politiques, qui entend « non seulement nous persuader que les catégories homme/femme, masculin/féminin ou hétérosexuel/homosexuel sont naturelles et forcément opposées, mais aussi nous obliger à vivre selon ces préceptes[1] ». À l’encontre de ce fondamentalisme, je revendique une pleine intégration de l’ambiguïté et de la pluralité des sexes, des genres et des érotismes.

Comme le suggèrent les textes de Chantal Maillé et de Michel Lemay en réaction à mon ouvrage, ce dernier s’inscrit dans un courant de pensée qui constitue en quelque sorte un nouveau paradigme. La perspective queer et, de façon plus générale, les théories constructivistes impliquent de nouvelles manières de (se) penser, notamment en ce qui concerne notre sexualité et notre identité.

Du texte de Chantal Maillé, je retiens quatre critiques, auxquelles mes réponses apporteront sans doute quelques bémols. Dans un premier temps, Chantal Maillé a raison de souligner que mon ouvrage ne va pas jusqu’à remettre en cause le statut de la sexualité dans notre culture. De là à conclure que je retombe de ce fait dans une forme d’essentialisme, il y a un pas, un peu vite fait, me semble-t-il. D’abord jamais je ne suggère l’existence d’une sexualité ou d’une pulsion « fondamentales », comme le pense madame Maillé; ensuite, je n’ai eu de cesse de critiquer au fil de mes ouvrages la représentation essentialiste et naïvement naturaliste de la sexualité humaine[2]. J’en veux pour preuve ces extraits d’écrits antérieurs :

Le martelage idéologique des censeurs qui veulent réprimer la sexualité tout comme celui des libérateurs qui prétendent la débrider n’ont d’ailleurs de cesse de la proclamer impérieuse et irrépressible. [...] Mais on ne remet jamais en question le dogme de l’imminente sexualité[3].

La plupart des gens tiennent pour acquis que leurs désirs sont innés et, de ce fait, naturels. [...Or] dans ce qu’on appelle malgré tout l’instinct sexuel, il n’y a finalement pas grand-chose d’inné. [...] Est-ce à dire qu’il n’existe pas de «pulsion sexuelle» préalable? La pulsion sexuelle (ou la libido pour reprendre un terme mis en vogue par les freudiens) demeure un concept vague et une réalité aux contours imprécis. [...] Les biologistes qui s’attachent aux seules causes chimiques ou physiologiques des comportements nient une donnée biologique pourtant élémentaire : l’organisme humain n’est pas, et n’a jamais été, une donnée brute, indépendante et stable, puisqu’il est le produit de l’interaction étroite de l’individu avec son environnement social. Il n’existe pas d’être humain à l’état naturel, c’est-à-dire privé de son histoire personnelle et collective, de sa mémoire[4]. 

Enfin, l’affirmation suivante, que l’on retrouve en toutes lettres dans Éloge de la diversité sexuelle, devrait dissiper tout malentendu : « Nous construisons nos désirs tout autant que nous sommes construits par eux. C’est pourquoi autant nos attractions érotiques que l’identité qui en découle seraient, au moins pour une bonne part, le fruit de l’expérience[5]. »

Une critique souvent faite aux perspectives constructivistes ou queer est reprise par Chantal Maillé : elles dépolitiseraient ou démobiliseraient les mouvements contestataires. Comment? En faisant s’équivaloir les « différences » et en sapant notamment la vision identitaire de l’homosexualité pourtant à l’origine de mobilisations politiques déterminantes. On peut répondre à cela que, si la perspective queer tend à définir autrement certains enjeux et certaines revendications, elle ne les laisse pas pour autant tomber. Au contraire. Ainsi, plutôt que de mettre l’accent sur la reconnaissance d’attributs individuels, en parlant de mariage gai ou d’homoparentalité, par exemple, le focus est déplacé sur le droit de tout individu à se marier ou à devenir parent. La question de la reconnaissance des couples de même sexe ou de leur parentalité ne se pose donc plus comme un privilège à accorder ou à étendre aux membres d’une minorité : tout être humain peut être en couple ou peut être parent, quelles que soient ses caractéristiques personnelles (sans compter que cette idée de minorité est fort discutable). En somme, pour le courant queer, le modèle hétérosexuel exclusif ne saurait servir de référence absolue et incontournable dès qu’il est question de conduites amoureuses, affectives ou sexuelles; il n’est qu’une des expressions possibles de la diversité sexuelle. Une telle remise en cause est beaucoup plus fondamentale que celle qui consiste à seulement quémander certains droits en raison — ou à cause — de l’appartenance à une soi-disant minorité, fût-elle opprimée.

Comme le dit Chantal Maillé, il est vrai que je ne fais pas dans cet ouvrage l’analyse des facteurs qui déterminent les parcours de la vie privée. Ce n’est toutefois pas que je sois insensible à cette importante question puisque trois de mes ouvrages y sont consacrés[6]. La documentation à ce sujet se fait d’ailleurs de plus en plus abondante; elle est en bonne partie composée de recherches qualitatives basées sur l’analyse de récits de vie. Cela dit, j’ai l’impression que tout auteur ou chercheur poursuit en cours de carrière plus ou moins les mêmes questionnements, en espérant toujours aller un peu plus loin dans sa compréhension des choses. Ces différents ouvrages forment finalement les chapitres d’un vaste projet, qui se construit au fil de son cheminement et de ses découvertes. On ne peut tout dire ou tout faire simultanément.

Enfin, Chantal Maillé indique que les « trans et les drags », que je présente comme des contestataires, peuvent aussi être des intégristes du sexe et des reproducteurs de stéréotypes. Attention : il ne faudrait pas confondre les motivations individuelles de ces personnes et les effets de leur existence et de leur performance. Car ce sont bien ces effets que je veux mettre en évidence lorsque j’écris : « Androgynes, entre-deux et transgenrés sont des empêcheurs de tourner en rond. Ils et elles nous forcent à nous poser des questions sur les rapports et les ruptures entre le sexe et le genre[7]. » Pour ma part, j’hésiterais à dire que la parodie d’une certaine féminité relève d’une attitude misogyne, comme le suggère Chantal Maillé. Parodier un stéréotype n’est-il pas la meilleure façon de le critiquer, que cela soit conscient ou non?

Comment maintenant «transformer cette ébauche théorique en un mouvement politique», me demande-t-on? Mon ouvrage se veut un outil davantage qu’un manifeste (et je ne suis porte-parole d’aucun groupe ou mouvement). À sa question, Chantal Maillé apporte elle-même la plus sage des réponses lorsqu’elle conclut : « Mais peut-être avons-nous besoin de continuer à réfléchir sur ce qu’il advient de l’action politique et des mobilisations lorsque les identités collectives s’effacent comme point d’ancrage. »

De l’article de Michel Lemay, trois critiques appellent une réaction de ma part. Monsieur Lemay voit une « contradiction conceptuelle » dans mon utilisation de la notion de genre. Un premier sens de ce concept reposerait, selon lui, dans la « différence fondamentale » entre les femmes et les hommes — signification dont je ne tiendrais pas compte. Or, c’est précisément cette croyance en une soi-disant « différence fondamentale » que je réfute dans mon ouvrage! On comprend dès lors que la contradiction perçue par monsieur Lemay est, en fait, une contestation tout à fait réfléchie : je dissocie complètement le genre et le sexe.

Une seconde remarque suggère que mon ouvrage critiquerait principalement un certain féminisme (essentialiste), me méprenant ainsi sur les véritables destinataires de mon propos. Je suis surpris qu’une telle lecture puisse être effectuée, puisque la cible principale de mes critiques est à l’évidence le discours et les pratiques de la psychologie et de la sexologie traditionnelles. Non seulement je le précise à la fin de l’introduction du livre, mais un chapitre entier est consacré aux abus de certains professionnels dans leur « chasse ouverte aux garçons féminins et aux filles masculines ». Tout comme Michel Lemay, je suis le premier à déplorer le manque de sens critique parmi les spécialistes de ce qu’il est convenu d’appeler la relation d’aide quand il est question de sexualité (y compris, bien entendu, les sexologues).

Le dernier point soulevé par Michel Lemay mérite qu’on s’y attarde un peu plus longuement. Monsieur Lemay remarque que j’ai tendance à faire une distinction entre l’identité érotique et l’orientation sexuelle. Il aimerait, à bon droit, comprendre la nuance effectuée entre les deux termes.

Je suis réticent à utiliser l’expression orientation sexuelle à cause de sa connotation essentialiste. Bien que l’on entende souvent dire qu’une personne s’est découverte homosexuelle ou bisexuelle (l’hétérosexualité étant considérée comme allant de soi), il est vraisemblable que cette découverte soit en fait la réinterprétation de son expérience de vie à partir de nouvelles perceptions, expériences ou appartenances. Comme je l’écris dans Éloge, c’est la répression de l’homosexualité qui a fini par donner à ceux et celles qui aiment ou qui désirent des personnes de leur sexe le sentiment de faire partie d’une minorité :

En tant qu’identité particulière, l’homosexualité est pourtant davantage une construction historique et culturelle qu’une condition psychologique immanente. On pourrait évidemment dire la même chose de l’hétérosexualité. On en vient à se considérer hétérosexuel comme on en vient à se considérer homosexuel, c’est-à-dire au terme d’un processus d’(auto)étiquetage. Hétérosexuels et homosexuels s’inventent eux-mêmes en tant que membres d’une catégorie spécifique, supposée majoritaire dans un cas, minoritaire dans l’autre. Une fois adoptée, notre identité érotique prescrit autant nos désirs et nos comportements que nos désirs et nos comportements nous conduisent à adopter une identité donnée. Combien de désirs ou de comportements homosexuels faut-il pour être ou pour devenir homosexuel? Combien de désirs ou de comportements hétérosexuels faut-il pour être ou pour devenir hétérosexuel[8]?

En somme, la construction d’une identité érotique est le résultat d’un processus, et non quelque chose d’inné, comme le laissent entendre nombre de recherches, tout aussi farfelues et peu scientifiques les unes que les autres, sur les prétendues causes de l’homosexualité. Cela dit, le caractère construit des identités érotiques ne signifie pas, loin de là, que nous choisissons nos attirances et encore moins que nous pouvons influencer durablement, de gré ou de force, celles de nos semblables (je pense par exemple aux thérapies visant à éradiquer l’homosexualité). Nous ne choisissons pas plus nos goûts sexuels que l’ensemble de nos autres préférences ou affinités (qu’elles soient culinaires, artistiques, etc.). Nos préférences amoureuses ou sexuelles sont le résultat de multiples expériences de vie, interprétations et aléas de toutes sortes. Il est simpliste de croire en la possibilité de les cerner, de les comprendre ou, pire, de les manipuler toutes! D’ailleurs, quelle est la nécessité de savoir pourquoi un individu préfère les personnes d’un sexe ou de l’autre dans son lit, alors que l’on se fiche royalement de savoir pourquoi il préfère les fruits de mer à la viande ou le vert au jaune, par exemple?

Si l’on ne choisit pas ses désirs, sans doute est-il davantage possible de décider ce que l’on en fait (par exemple, les actualiser ou les réprimer), avec qui on les exprime ou pas (choix de partenaires), de quelles façons (choix d’activités sexuelles ou de scénarios amoureux), et à quelle identité érotique on adhérera, le cas échéant. Et encore : ces choix-là se trouvent restreints par le conformisme, les tabous et les pressions sociales, sans compter les valeurs auxquelles chaque individu a l’impression d’adhérer plus librement. Même dans l’hétérosexualité que l’on dit dominante, ce ne sont pas les interdits et les prescriptions qui manquent.

Comme Chantal Maillé, Michel Lemay constate, en terminant, la nécessité de poursuivre la réflexion critique à laquelle tente de contribuer mon ouvrage. Je ne peux que lui donner raison. Le courant constructiviste est encore jeune; a fortiori la perspective queer. Si la révolution qu’ils appellent se répercute d’abord sur le plan des idées, je ne doute pas que ces dernières donneront lieu, de plus en plus, à des pratiques différentes sur les plans personnel, social et politique. Mais cela est une autre histoire. Elle s’écrira, forcément, à de multiples mains.

Michel Dorais*

 

NOTES

* Professeur à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, Michel Dorais a publié plusieurs recherches et essais sur la marginalisation sociale, la sexualité humaine et la condition masculine.

[1] Éloge de la diversité sexuelle, Montréal, V.L.B., 1999, p. 18.

[2] Voir en particulier les chapitres intitulés « Une impérieuse pulsion », dans Les lendemains de la révolution sexuelle (Montréal, V.L.B., 1990), « La recherche des causes de l’homosexualité : une science fiction? », dans La peur de l’autre en soi : du sexisme à l’homophobie (Montréal, V.L.B., 1994) et « Par-delà la biologie, l’expérience », dans La Mémoire du désir (Montréal, V.L.B., 1995).

[3] Les lendemains de la révolution sexuelle, op. cit., p. 98-99 (l’italique apparaît déjà dans le texte original).

[4] La mémoire du désir, op. cit., p. 58-65.

[5] Éloge de la diversité sexuelle, op. cit., p. 125.

[6] Le plus ancien, Tous les hommes le font : parcours de la sexualité masculine (Montréal, V.L.B., 1991), portait précisément sur les événements clés que les hommes interrogés identifiaient dans leur parcours de vie amoureuse. Le second, Ça arrive aussi aux garçons (Montréal, V.L.B., 1997), explorait les stratégies et les rationnels utilisés par des ex-victimes masculines d’agressions sexuelles pour survivre à leurs traumatismes. Le tout dernier, Mort ou fif : la face cachée du suicide chez les garçons (Montréal, V.L.B., 2000), relate et analyse les expériences de vie d’adolescents et de jeunes hommes devenus suicidaires à cause de l’ostracisme vécu ou anticipé en raison de leur homosexualité — fût-elle uniquement présumée.

[7] Éloge de la diversité sexuelle, op. cit., p. 88.

[8] Ibid., p. 132.




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