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La déréliction du monde. Entretien avec Pierre Vadeboncœur

Un texte de Pierre Vadeboncoeur
Dossier : La Révolution tranquille: un héritage en discussion
Thèmes : Histoire, Identité, Mouvements sociaux, Québec, Société
Numéro : vol. 3 no. 2 Printemps-été 2001

Essayiste dont le talent est justement reconnu, analyste lucide et incisif de la société québécoise, Pierre Vadeboncœur a fait paraître dernièrement L’humanité improvisée aux Éditions Bellarmin. Le livre est non seulement une charge contre le postmodernisme ambiant (déracinement de l’être humain, abandon de l’idée d’éternité, insupportable consumérisme vide), il est aussi l’occasion de revenir sur les figures de Gaston Miron, de Gabriel Filion et de Charles Péguy. À travers les adhésions et les refus de l’auteur s’ouvre au lecteur une humanité qui, plutôt que d’être continuellement improvisée, redeviendrait un principe.




Si vous me le permettez, je commencerais l’entrevue par une question un peu directe, qui est celle-ci : quel est le malaise, puisqu’il y en a un, à l’origine de votre livre?

PV : Si vous éprouviez au même degré que moi le malaise que provoque en moi le monde ahurissant dans lequel nous avons le bonheur de vivre, peut-être ne poseriez-vous même pas cette question. La réponse vous paraîtrait trop évidente. Mais ce malaise, comment en rendre compte en quelques mots? Je le décris sur les quelque cent soixante-quinze pages de mon livre, éclairé par ses causes : déperdition de sens, insupportable surfing postmoderne, intériorité radicalement compromise, licence généralisée, vulgarité omniprésente, liberté dévoyée et tronquée, notamment de sa dimension d’obéissance. Eh bien, cela et bien d’autres choses ne se résument pas comme dans un clip télévisé. En passant, je précise que mon livre est littéraire. Mon discours existe en grande partie par l’écriture. Ce n’est pas un écrit didactique. Ma démarche s’assimile à celle de l’art, et son produit par conséquent ne peut tenir dans de simples énoncés.

Est-ce que vous croyez que c’est avec cela que le postmodernisme a rompu? Avec cette capacité d’investir les mots, de les « émerveiller », comme dans l’art?

PV : Vous remarquerez que je ne laisse nulle part entendre que l’époque est sans littérature valable; ce serait imbécile et aveugle. J’ajouterais que, dans le postmodernisme et dans son grouillement, il y a une matière énorme, grotesque, foisonnante, qui justement pourrait servir à un Proust actuel tout comme le monde des princes, des duchesses et des grands bourgeois servait à l’auteur de la Recherche et à son ironie infinie... Mais oserait-on? Qui renoncerait au « confort d’être d’accord avec l’époque »? À ce confort et à ce conformisme. Au théâtre, par exemple, ce serait dangereux.

Il me semble qu’il est possible, à une première lecture, de relever certains paradoxes apparents de votre ouvrage, surtout pour ceux et celles qui ne sont guère familiers avec la perspective qui est celle de votre génération. Le premier paradoxe que je me permets de relever est celui-ci : quand vous condamnez le mouvement brownien, incessant et généralisé de la société postmoderniste, ce n’est pas pour prôner l’immobilisme, pour fixer le devenir du monde, mais, tout au contraire, pour l’orienter plus profondément vers un ailleurs. Pour le lecteur superficiel, il y a là une sorte de paradoxe qui traverse votre œuvre, parce que vous semblez critiquer à la fois l’agitation de la société actuelle et son immobilisme.

PV : Vous faites bien de l’indiquer : mouvement brownien. Cela ferait une suffisante réponse. Et puis, dans votre question, vous complétez vous-même cette réponse : je n’écris pas pour fixer les choses mais pour les « orienter plus profondément vers un ailleurs », dites-vous. L’intériorité n’immobilise rien. C’est tout le contraire. Les statismes, y compris celui des dictatures, ne craignent rien tant que l’intériorité. Les sociétés capitalistes dominantes favorisent, elles, pour la même raison, le postmodernisme des masses, à grand renfort d’argent, postmodernisme qui est l’un des principaux moyens de préserver le système, l’économisme, le pouvoir presque total du capital, grâce au statisme d’une société agitée, certes, mais fort superficiellement. Prévenir l’intériorité est le but recherché et obtenu avec un succès hallucinant.

Le second paradoxe apparent de votre ouvrage, sur lequel j’aimerais revenir, est celui de la dialectique entre l’incarnation et la transcendance. D’un côté vous vantez Miron, parce que, dites-vous, « il ne s’exceptait pas », il était l’homme de ses racines, du peuple, de sa culture d’origine. De l’autre côté, vous insistez sur cette idée qu’il faut s’élever à un autre discours, s’élever à une transcendance. Cette dialectique entre le vécu, le réel et le concret, et d’autre part le dépassement, peut sembler un paradoxe. Comment fait-on pour être parfaitement dans le monde et en quelque sorte hors du monde?

PV : Il y a, dites-vous, une dialectique entre incarnation et transcendance. Cependant, il ne se trouve là ni contradiction, ni incompatibilité, même seulement apparente. Par conséquent, pas de paradoxe, n’est-ce pas? Je ne vois pas très bien d’ailleurs ce que pourrait être une transcendance qui ne transcenderait rien... Chez Miron, d’emblée, ce rapport non conflictuel de deux ordres était visible, admirable, et causait une impression quasi physique : le verbe, inspiré, la parole, soulevée, sortaient d’un être puissamment matériel et paysan. Comme chez Claudel. De la même façon, Miron transcendait ses racines, sa culture d’origine. Il s’élevait à un autre discours, selon votre expression, mais à même le premier. Il ne trahissait rien. Je n’ai jamais vu chez quiconque totalité plus grande ni mieux inspirée. Rien de la « dialectique entre incarnation et transcendance » ne pose problème. Être dans le monde et en même temps ne pas y être est une très ancienne histoire, une histoire entendue, pas du tout surprenante, une problématique résolue depuis toujours dans le modèle chrétien et sans doute dans d’autres spiritualités.

J’en viens au troisième paradoxe apparent de votre livre. Vous revenez souvent sur la morale, une morale de règles et de principes qui puisse conduire et orienter l’existence humaine. De l’autre côté, vous condamnez toute restriction à la liberté, toute entrave à son libre déploiement. Vous êtes pour des règles, mais dès que l’on vient pour appliquer un tant soit peu rigoureusement ou strictement ces règles, vous vous rebiffez, vous vous rebellez. N’y a-t-il pas là un paradoxe?

PV : Décidément, les « paradoxes », vous les collectionnez... Le plus paradoxal, c’est que ces paradoxes, me semble-t-il, n’en sont pas. Vous en mentionnez trois. À ce jeu de qui perd gagne, je suis en train de remporter la partie... Si vous en ajoutez d’autres, je triomphe. La règle ne s’oppose pas à la liberté mais à la licence. J’essaie de développer un peu toute cette question dans L’humanité improvisée, en particulier dans trois courts chapitres, aussi concis qu’il m’est possible : « La liberté perdue », « La liberté retrouvée » et « La règle ». Permettez-moi d’en citer par exemple quatre petites phrases, mises bout à bout : « La liberté peut se donner des règles. Par nature, la licence ne le peut pas. [La liberté] ne se donne pas pour un absolu, mais au contraire elle se subordonne volontiers. Elle ne se tient pas pour le seul principe, ni pour le premier ». Par ailleurs, est-ce que je me « rebiffe »? Est-ce que je me rebelle? Contre la règle? Je ne vois pas très bien où, dans ce livre. Pendant presque toute ma vie, certes, j’ai lutté contre l’ordre établi. Il appartient à mon tempérament de ne pas supporter la domination, pour moi-même ou pour d’autres. Mais la règle n’est pas une domination, à moins qu’elle ne soit imposée et ne le soit arbitrairement ou mécaniquement. La règle, telle que je la conçois, est un choix de la liberté. Et ceci n’est pas davantage un paradoxe...

Avez-vous l’impression, compte tenu de ce que venez de dire, qu’il serait possible de réactualiser la vieille distinction chrétienne entre licence et liberté?

PV : Pourquoi dites-vous « réactualiser », comme s’il s’agissait d’aller prendre au magasin des accessoires ou des antiquités une coiffure, une redingote, dans l’histoire des modes? Il ne s’agit pas d’une mode; il ne s’agit pas d’une distinction appartenant en propre à une période, à une religion, etc. Il s’agit d’une distinction éthique fondamentale, marquée bien sûr avec une insistance particulièrement grande dans le christianisme. Au demeurant, il est évident que la distinction entre licence et liberté s’est plus ou moins effacée dans la conscience postmoderne, au point, pour celle-ci, d’avoir oublié jusqu’au sens du mot licence et, conséquemment, de conférer au mot liberté une acception telle qu’elle englobe la licence, mot qui du reste ne s’utilise plus.

N’est-ce pas iconoclaste de le dire si franchement? N’avez-vous pas peur de passer pour un vieux « réac »?

PV : J’apprécie ces deux questions, fort stimulantes... J’ai tout à fait conscience d’aller à contre-courant dans mon livre et l’avais tout au long en l’écrivant — non sans plaisir! Or, à force de développer ma critique de ce que j’appelle le postmodernisme, à force d’avancer dans la « réaction » que j’opposais à celui-ci, avez-vous remarqué ce qui arrivait? Chemin faisant, je découvrais de plus en plus clairement quelque chose de surprenant autant que de gigantesque dans le monde que je critiquais... une autre réaction vraiment, la Réaction même, précisément elle, contemporaine, actuelle, soi-disant progressiste mais fixée, mais figée, inconsciente, entêtée, présentant deux caractères réactionnaires essentiels : esprit conservateur et conformisme. Alors, vous comprenez, pour ce qui est de savoir qui est réactionnaire et qui ne l’est pas, je dois vous avouer qu’en tout cela je me sens plutôt, cette fois, dans la situation d’un rebelle. Ce qui n’est pas triste...

Vous parlez souvent d’un appel, d’une transcendance, d’un dépassement. Or, la plupart des gens de votre génération hésitent à nommer ce dépassement ou à définir cette transcendance. Ils ont toujours été gênés par l’idée de leur accoler un nom, ne serait-ce même que celui d’un Dieu abstrait ou d’un principe.

PV : Vous touchez là un problème d’une grande difficulté; il concerne l’explication ultime, le lieu de l’absolu, le nom de la transcendance. Des réponses? En fait de réponses à de telles interrogations, il n’y a jamais eu jusqu’ici, en dernière analyse, que celle qu’on appelle expérience. Prenez Claudel. Prenez Maurice Clavel ou André Frossard. Vous parlez de Dieu abstrait. Rien n’est moins abstrait que le Dieu de Pascal, comme celui-ci le dit lui-même, et rien ne l’est moins que la mystique, d’après le propre témoignage des mystiques. C’est l’expérience et rien d’autre qui remet en question le système rationaliste. Mais changeons de palier, car vous citez ma génération à la barre et elle n’était en effet pas prête à répondre dans les termes où un procureur chercherait à l’amener, c’est-à-dire vers un oui ou vers un non. Ces choses-là sont très complexes. On ne saurait les simplifier. Ni les forcer. Je ne saurais moi-même répondre d’une manière satisfaisante à votre attente, qui s’exprime comme une exigence, si ce n’est comme une sommation. Je ne dis pas, d’ailleurs, que vous ayez tort de pousser ainsi ce qui prend de ce fait l’allure d’un contre-interrogatoire.

            Alors voici. Ma propre attitude, malgré moi, est ambiguë et je vais vous dire comment. Je n’arrivais pas à l’élucider à ma satisfaction. Ce n’est que dernièrement que j’ai pu voir plus clair sur la configuration de mon adhésion et de ma non-adhésion. J’ai vu, mais nettement vu, en moi, une réalité qui, pour être curieuse, n’en est pas moins telle que je vous l’explique en deux mots. Voici ce dont il s’agit. Je ne suis pas la moitié d’un croyant (comme on dirait la moitié d’un homme, d’un écrivain ou de quoi que ce soit d’autre, pour exprimer au fond la nullité de quelqu’un ou d’un état). J’ai en moi une moitié croyante; ce n’est pas la même chose, pas du tout. Est-elle assurée? Elle est là, en tout cas. Il est vrai que l’autre moitié est agnostique. Enfin, c’est comme ça! Allez comprendre! Ici le mot paradoxe s’entend mieux : je suis un croyant paradoxal ou un agnostique paradoxal. Ces distinctions singulières m’éclairent un peu enfin. Ma disposition croyante, étant autonome, est franche. Je me demandais jusqu’ici pourquoi je me tournais toujours de son côté et pourquoi le contraire m’apparaissait toujours comme une fermeture, malgré mon agnosticisme, et pourquoi, médusé, je répudiais toujours la perspective athée. J’ai d’une certaine manière la réponse. Et j’ai aussi une autre réponse, celle-ci allant de pair : je sais maintenant un peu plus précisément pourquoi mon éthique (peut-être aussi ma métaphysique), malgré mon agnosticisme, n’a jamais cessé d’être celle qui a dû s’imprimer en moi dès ma prime jeunesse et pourquoi elle a généralement été tournée vers ce que j’appellerais l’Enseignement. Cela transparaît, n’est-ce pas, dans mon livre.

            Mais ce propos n’en finirait pas et je dirai seulement, afin de répondre tant bien que mal à votre question : ma génération était probablement perplexe et hésitante aussi et c’est pourquoi elle n’aura guère témoigné explicitement d’une foi (même chez les catholiques pratiquants) que de toute façon l’époque ne voulait plus ou ne pouvait plus recevoir. « Nommer le dépassement, définir cette transcendance », comme vous dites, eh bien cela ne va pas de soi dans ces conditions.

Mais votre génération est-elle capable d’assigner à la foi un contenu ou une valeur? N’y a-t-il pas là l’aveu d’un échec d’avoir toute sa vie martelé l’existence d’un Ailleurs (avec un grand « A »), d’une Présence (avec un grand « P »), et de toujours avoir laissé les gens libres de les chercher à la fois partout et nulle part?

PV : Vous insistez! Mais ce n’est pas en effet sans raison. Cependant il me semble que vous avez tendance à faire l’économie de considérer les états intermédiaires entre l’incroyance et la foi. De tels états sont bien connus pourtant de la conscience religieuse et reconnus par elle. Vous voudriez des réponses dans lesquelles il n’y aurait pas de doute. Je ne puis témoigner de l’absence de doute. Mon doute, qui confine la moitié du temps à la négation, insiste beaucoup. Vous voulez quelque chose d’évident. À la blague, je dirais que vous êtes influencé par la publicité des automobiles. Rien n’est plus évident qu’une automobile et les caractéristiques d’une bagnole... Soit dit en passant, au fait, je n’invite personne à courir où il veut. Je fais exactement le contraire dans mon livre en dénonçant le postmodernisme, dont cela est le propre. Vous aurez compris, j’espère, que mon allégeance, profonde en dépit de tout, inspire ce livre et l’éthique qui s’y trouve. Enfin, l’aspiration est déjà la chose même à laquelle on aspire. Tout cela est réalité intérieure. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». Le cœur, dans ce monde-là, globalement, n’est pas celui du monde opposé. Il est suffisant pour fonder un langage, des valeurs, une communication personnelle, une recherche, une démarche, un sens.

Pour continuer l’entrevue sur un autre exemple qui est de la même teneur que celui que je viens de donner sur la transcendance sans nom, sur la présence impalpable et invisible : vous dites quelque part dans votre livre que la culture c’est aussi une mémoire. Or, au Québec, une certaine frange de votre génération a voulu écrire une histoire qui était sans passé. Quelle culture peut-on avoir, si une culture est une mémoire, dans un coin de pays qui n’ose pas en avoir une parce que son passé lui est interdit?

PV : Quant à l’histoire du Québec, il est vrai que cette histoire n’est pas très, très exaltante jusqu’en 1960. Il y a eu trop de défaites et longtemps trop peu de contestation. La culture québécoise, c’est quand même très complexe. Elle remonte dans les siècles, comme toute culture, malgré le mot d’ordre un peu rapide de Borduas, que j’ai fait miens un temps. Nous n’avons pas fait l’histoire sans passé, malgré une phase où il nous a fallu solder énergiquement un mauvais fond. Pour ce qui est des personnages aujourd’hui du passé, il y a Borduas en effet...

Oui, mais Borduas, c’est le Refus global. C’est une figure de refus absolu du passé!

PV : Le refus du passé par Borduas était loin en réalité d’être si global, si l’on y pense bien. C’est pourquoi son auteur m’inspire. Borduas était riche d’une culture vivante, en art, certes, mais pas uniquement, c’en est loin. Considérez par exemple sa profonde moralité, ses absolus, son prophétisme; ne voyez-vous pas qu’ils résonnent d’une haute tradition? À son insu, peut-être, mais ceci n’a aucune importance. Borduas, dans les faits, était loin de son slogan. Comme je l’indique, son « non » était surtout l’enveloppe d’un « oui ». Plus généralement, ma génération ne refusait pas le passé, quoi que nous ayons pu dire nous-mêmes dans le feu de l’action, entraînés par notre mouvement de contestation, à Cité libre ou ailleurs. La culture a des racines confondues avec notre être, avec notre propre nature. Le communisme, pour prendre un exemple dans un autre domaine que le nôtre propre, était-il pensable, en Europe et par voie de conséquence ailleurs, en dehors de la tradition judéo-chrétienne?

            Nous ne sommes pas seulement des gens qui depuis quarante ans ont refusé leur passé. Nous avons une mémoire historique. Elle est en partie faite de nos origines françaises : la langue, par exemple. J’ai longtemps pensé aussi à d’autres personnages que Borduas — tous contestataires, au reste : Papineau, Henri Bourassa, Groulx, considéré comme savant et résistant; et au Régime français et à 1760, dont l’événement m’atteint encore péniblement et doublement, car il atteint aussi tragiquement la France, on le sait aujourd’hui. À preuve de tout cela, n’avons-nous pas, assez massivement, adhéré au souverainisme — pour ma part dès 1963? Ce fait ne signifierait rien? Plus proche de nous, pour ce qui est des références, nous ne nous limitions pas à Borduas. Il y a de cela maintes traces dans mes écrits : à titre d’exemples, Saint-Denys Garneau, Riopelle, Micheline Beauchemin, Anne Hébert, Miron, etc. Notre adhésion politique au Québec enfin ne dit-elle pas tout? Et mon amour de la France, dont j’ai parlé aussi... Si vous saviez! Et il y a enfin l’histoire de la résistance québécoise, dont vous admettrez que je ne fais pas fi. Depuis 1960, cela est inscrit dans mes interventions politiques innombrables.

Vous parlez de Cité libre, mais justement, dans Cité libre, Gérard Pelletier avait senti le besoin de se désolidariser d’avec vos positions, qu’il jugeait extrémistes, en particulier en ce qui concerne le rejet des traditions! J’oserais vous poser la question crûment : une certaine dénonciation assez radicale du passé québécois n’est-elle pas une cause du postmodernisme que vous dénoncez? La force de la culture n’a-t-elle pas pu s’exprimer au Québec parce que nous formons une société qui flotte dans le vide, une société sans attache et sans passé?

PV : Pelletier avait un esprit plus pondéré que le mien et, en cette occasion, il a marqué un point, je l’admets. Se tenir loin de l’excès, comme lui, c’est un avantage, mais cela comporte aussi un danger. Cela peut amener à une pente qui a fait de lui, à terme, quelqu’un qui, en politique, s’est rangé en fait du côté de l’ordre établi, les deux pieds dedans quoi qu’il en eût. Voilà l’inconvénient d’être trop sage... Il y a des moments dans la succession des événements et des situations. Nous étions alors dans une situation « pré-révolutionnaire ». Dans un débat, à un instant donné, il arrive que la formulation d’une position personnelle est trop catégorique, extrême. Je suis assez mal placé pour me défendre de ce travers. Quant à l’autre aspect de votre question, je répondrais que oui, en effet : nos remises en question, répétées, multipliées, y compris celles qui étaient vitales, ont pu contribuer à l’avènement du postmodernisme ici. Indirectement toutefois, c’est-à-dire par l’exemple (néanmoins nécessaire) du mouvement d’affranchissement.

En ayant la position que vous venez de nommer, n’avez-vous pas l’impression d’avoir fait malgré vous le jeu du postmodernisme?

PV : Ma génération, comme facteur causal du postmodernisme ici? Je viens de répondre oui à une telle question, avec la réserve nécessaire. Il faut ajouter toutefois une distinction très importante : cette génération, eh bien, elle n’était pas monolithique. Il y eut, sur un certain plan, les gens de La relève, de La nouvelle relève, qui étaient d’une dizaine d’années plus âgés que moi, croyants avoués et militants. Il y eut, plus tard, des religieux éclairés, Bradet, Vincent Harvey, Régis. Il y eut la revue Maintenant, dont j’ai été membre du comité de rédaction, avec, entre autres, Fernand Dumont, Hélène Pelletier-Baillargeon, Laurent Dupont, ceux-ci flanqués de quelques agnostiques. Et puis, sur un autre plan, toute l’entreprise souverainiste, René Lévesque en tête. Rien de moins postmoderne que tout ça et que l’indépendantisme. Rien de plus cohérent et structurant. Aucun de mes enfants ne s’est senti apatride. Il y avait alors le syndicalisme national aussi, le plus avancé, le plus significatif au Canada, au moins depuis 1949, date de la grève de l’amiante. Toutes ces choses, fort diverses, ont convergé, ont composé un large milieu, de ces points de vue nullement postmodernes, vous le voyez. Si un regret s’exprime, aujourd’hui, parmi les jeunes, c’est bien celui de cette cohérence-là. De cette signification, précisément. J’imagine que vous en êtes témoin.



Propos recueillis par Jean-Philippe Warren en novembre 2000


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