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Trois relances et quelques observations

Un texte de Normand Baillargeon
Dossier : Autour d'un livre: Anarchisme, de Normand Baillargeon
Thèmes : Philosophie, Politique, Revue d'idées
Numéro : vol. 3 no. 1 Automne 2000 - Hiver 2001

À Claude Rioux et Sylvain Beaudet


LIMINAIRE



Bertrand Russell a écrit que l’anarchisme était « l’ultime idéal vers lequel toute société devrait continuellement chercher à s’approcher [1] ». En publiant Anarchisme, j’espérais faire connaître — surtout au grand public auquel le livre est d’abord destiné — cette théorie politique trop souvent méconnue et calomniée et inviter à évaluer ce jugement.

Je remercie Argument d’ouvrir ses pages à cet exercice.

J’appellerai « relances » mes réponses aux textes qui m’ont été soumis, avec l’espoir qu’elles pourront contribuer à ce que soit poursuivie une réflexion sur les questions abordées.

Je ferai toutefois une exception pour le texte de M. Labelle : n’y ayant découvert à peu près aucun argument, je ne suis pas en mesure de le relancer sur grand-chose. Je concède cependant qu’en cherchant un peu on trouvera dans son article des choses nouvelles et vraies. Malheureusement, celles qui sont nouvelles ne sont pas vraies, tandis que celles qui sont vraies ne sont pas nouvelles. Ma réaction à ce texte se limitera pour l’essentiel à quelques observations élémentaires sur l’hygiène de l’Esprit et le savoir-vivre de la Raison.

 

1.RELANCE À MICHAUD SUR LE LIFESTYLE ACTIVISM



Dans ma maison vous viendrez

D’ailleurs ce n’est pas ma maison

Je ne sais pas à qui elle est

Je suis entré comme ça un jour

J. Prévert

Il est exact que mon livre n’a pas abordé diverses modalités d’inscription plus récentes de l’anarchisme dans les luttes et les mouvements : les squats, certes, mais aussi, bon nombre d’autres sujets parmi lesquels : les groupes d’affinité; les coopératives; les mutuelles de crédit; les réseaux industriels.

Je ne connais pas suffisamment la question des squats pour pouvoir me prononcer avec assurance sur le sujet. Mais sur ce qu’en dit Michaud, je n’ai rien à objecter ni en ce qui concerne la pleine appartenance de la pratique qu’elle décrit à l’anarchisme, ni sur sa légitimité. L’idée, au demeurant, était déjà présente dans l’anarchisme classique et Kropotkine, comme d’autres, avait consacré de substantiels développements au problème du logement et abordé la question du squatting. Il remarquait déjà : « Il y a […] dans toutes les villes importantes un si grand nombre d’appartements inoccupés, qu’ils suffiraient presque à loger la plupart des habitants des taudis. Le peuple procédera à l’expropriation des maisons, sans prêter attention aux théories qu’on ne manquera pas de lui lancer dans les jambes sur les dédommagements à payer aux propriétaires ». En France, un assez important mouvement d’« antipropriétaires » vit d’ailleurs le jour dans la foulée de la Commune. Les anarchistes y furent très impliqués, dans la Ligue de la grève des loyers, d’abord, puis dans la Ligue des antipropriétaires.

J’espère qu’Anarchisme ne sera pas lu comme manifestant une arrogance hautaine et peut-être même méprisante à l’endroit de pratiques que je ne juge aucunement ainsi et qu’à vrai dire je ne me reconnais guère le droit de juger. Ma discussion du lifestyle activism cherche surtout à préserver de l’illusion d’une solution individuelle aux problèmes engendrés par nos institutions [2]. C’est tout, c’est simple, mais j’y tiens. Et je ne manque pas de le rappeler quand on me vante le consumérisme éthique, l’investissement socialement responsable en Bourse, le végétarisme, et ainsi de suite. Et encore plus quand on me les vante avec arrogance et mépris pour qui n’y prend pas part. Pour en rester sur le plan économique, Milton Friedman a écrit cette phrase justement célèbre : « La seule responsabilité sociale de l’entreprise est de faire des profits pour ses actionnaires ». Bien des gens s’en offusquent, mais il a parfaitement raison. Et il faut donc se rappeler que puisqu’il est du devoir de cette institution de se comporter en monstre, il est du devoir du militant de ne pas s’illusionner sur sa capacité à l’amadouer par des pratiques individuelles.

Je demande donc qu’on ne fasse pas promettre à des modalités individuelles d’action plus qu’elles ne peuvent tenir, quand bien même ces modalités iraient par delà de simples choix très personnels pour concerner les groupes d’affinité, les coopératives, les mutuelles de crédit ou les réseaux industriels. Mais tous ceux-là échappent à ma critique à proportion qu’ils correspondent à cette belle description que Michaud donne des squats.

Elle et moi pouvons-nous convenir de tout cela? Je le pense et l’espère.

 

2. RELANCE À ÉMOND SUR L’ÉTAT

 

Il suivait son idée. C’était une idée fixe. Et il était surpris de ne pas avancer.

J. Prévert

 

Le passage de mon livre qui motive cette intervention est le même qui a amené Gilles Labelle à lancer un pronunciamiento : « dire que des anarchistes en sont venus à penser qu’il faut défendre l’État, c’est dire qu’ils estiment que l’anarchisme n’a simplement plus de prise sur le réel, rien de moins. »

Rien de moins? Allons y voir...

J’en suis alors, dans mon livre, à réfuter les positions des anarcho-capitalistes — et de leurs compagnons de route, les libertariens — et j’examine leur antiétatisme comme ultime argument par lequel ils pourraient revendiquer leur appartenance de plein droit à l’anarchisme. Je soutiens que l’opposition des anarchistes à l’État dérive de leur opposition à toute autorité illégitime, ce qui n’est pas le cas des anarcho-capitalistes qui s’accommodent fort bien de maintes formes d’autorité que les anarchistes jugent illégitimes et combattent, par exemple le salariat. Je souligne ensuite qu’il y a des anarchistes qui arguent aujourd’hui en faveur d’une certaine défense de l’État. C’est le passage auquel réfèrent Émond et Labelle.

Il est vrai que je n’ai pas développé longuement cette dernière idée. C’est que je la tenais, vraisemblablement à tort, pour un truisme. La plupart des gens la comprennent d’ailleurs aisément dès qu’on explique qu’elle repose sur une distinction entre objectifs — ou visions à plus long terme — et buts — déterminés en tenant compte des circonstances et des possibilités qu’elles permettent [3]. Cette distinction est couramment admise, comprise et utilisée par quiconque est engagé dans des activités pratiques, militants anarchistes compris. Par exemple, un objectif et un espoir de l’anarchisme, c’est la disparition du salariat; mais des générations de théoriciens et de militants n’ont pas hésité à se fixer des buts sur la route qui mène à cet objectif et, ce faisant, ils ont milité pour de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, des législations en faveur de la santé et de la sécurité des travailleurs, etc. En fait, toute l’aventure de l’anarcho-syndicalisme peut légitimement être décrite comme un effort pour penser simultanément et progressivement faire coïncider de semblables buts et l’objectif visé. Un Labelle, à l’époque où l’anarcho-syndicalisme était très présent, aurait écrit : « dire que des anarchistes en sont venus à penser qu’il faut défendre le salariat, c’est dire qu’ils estiment que l’anarchisme n’a simplement plus de prise sur le réel, rien de moins. »

Si nous refusons de tenir les diktats de M. Labelle pour des arguments, on conviendra, je pense, que l’idée d’un compromis — certes conjoncturel, provisoire et mesuré — avec l’État peut avoir quelque sens. Émond a l’élégance de chercher à cerner la part de vérité de cette proposition, à l’abri de tout dogmatisme, à l’aide d’arguments et sans en méconnaître le danger. Je souscris mutatis mutandis à l’excellente formulation qu’elle donne de l’argumentaire qu’on peut invoquer en sa faveur et à son analyse du danger potentiel qu’elle présente.

Mais le fait est qu’actuellement un assaut soutenu contre les fonctions, disons, keynésiennes de l’État est en cours. Ce qui est prévisible, à court terme, c’est de la souffrance pour les plus démunis et un accroissement du pouvoir des tyrannies privées. Dilemme, dit Émond. Certes, mais pas insurmontable. Car si la défense de l’État nous répugne, plus encore cette souffrance nous est insupportable et ne pas se porter en pratique à la défense de certains acquis sociaux serait moralement intolérable pour une anarchiste. En attendant d’avoir imaginé et mis en place des alternatives qui correspondraient mieux à nos objectifs, on ne peut se contenter de dire aux enfants sous-alimentés ou aux personnes en attente de soins que l’État est un frein à leur liberté et que nous ne pouvons ni ne voulons rien faire pour assurer qu’ils soient nourris ou soignés hic et nunc. Cette position, lucide et généreuse, il me semble qu’elle a, mutatis mutandis, de tout temps été celle des anarchistes.

Considérons encore les effets prévisibles de l’assaut contre certaines fonctions de l’État mené par les Maîtres. S’ils l’emportent, les services de santé, pour en rester sur ce plan, seront toujours en partie financés par le public, mais ce sera désormais au bénéfice exclusif de tyrannies privées qui échappent, plus encore que les structures étatiques, à tout contrôle démocratique. Le système de santé actuel n’est certainement pas parfait et ne correspond d’aucune manière à mon idéal; mais un système de santé géré par Power Corporation est pire encore et les gens auraient encore moins de contrôle sur lui.

En pratique, je ne pense pas que l’atteinte de ces buts soit nécessairement incompatible avec le maintien, le rappel et la visée de nos objectifs. Je pense même que sur ce terreau de la défense des soins de santé et de certains services publics, les anarchistes peuvent créer, par l’exemple et par l’éducation, une belle et riche école où leurs idéaux seraient enseignés et progressivement mis en œuvre.

Ainsi précisée, Émond accepterait-elle cette analyse? Conviendrait-elle de faire, comme moi, ce qui demeure, j’en suis conscient, un pari, mais un pari raisonnable? Je le souhaite sincèrement.

 

3. RELANCE À DUPUIS-DÉRI SUR LA VIOLENCE

Pacifiste en colère

Je pardonne sans pitié.

Gilbert Langevin

 

Les textes et déclarations cités par Dupuis-Déri le laissent deviner : je suis pacifiste, mais mon pacifisme n’en est pas un de principe — je tiens certaines violences comme légitimes.

C’est qu’il y a des gens qui défendent un pacifisme de principe, c’est-à-dire qui ne souffre aucune exception dans son rejet de la violence, de toute violence. Des anarchistes ont été de tels pacifistes : Tolstoï, Ghandi [4] (on pense ici à l’ahimsâ) sans oublier cette longue et féconde tradition à laquelle le nom Domela Nieuwenhuis est associé. De nos jours, qui souhaite connaître une (vraiment remarquable) formulation de cette position peut lire les textes du militant américain Dave Dillinger.

J’ai pour ces gens une grande estime et je reconnais sans ambages la (parfois très haute) teneur morale de leur position et une certaine consistance philosophique de leur point de vue. Mais je ne le partage pas. Je pense que toute violence doit se justifier et qu’il est des cas où elle peut se justifier. Cette justification suppose un jugement circonstanciel difficile à poser, qui ne peut guère s’autoriser de principes fermement assurés et qui exige une grande attention aux circonstances, aux faits, aux acteurs, à leurs intentions, etc. La légitime défense constitue un cas où la justification est possible, mais il y en a d’autres, à mes yeux : par exemple lorsque la violence s’exerce pour empêcher, avec un minimum de violence, une violence qu’on sait imminente; ou encore lorsqu’elle est la seule option possible et quand il est raisonnablement assuré qu’un bien supérieur sortira de son utilisation [5]. Au total, je pense que la plupart des anarchistes ne trouveront pas inadmissible mon pacifisme « non principié ». Et si cette position ne me satisfait pas entièrement, elle reste la moins insatisfaisante de toutes celles que je connais.

Toute imparfaite qu’elle soit, appelons ma position sur la violence P. Je soutiens que P n’est pas contredite par les arguments que lui oppose Dupuis-Déri et qu’elle est consistante avec une position anarchiste.

Dupuis-Déri rappelle les doubles standards pratiqués par les médias et les autres commissaires aux opinions permises. Ils existent, c’est entendu et Dupuis-Déri prêche ici un converti. Mais arguer de leur existence à la nécessité d’abandonner P est un non sequitur. Il y a plus : le fait de soutenir P rend justement possible de dénoncer les doubles standards : P compte précisément au nombre des éléments qui m’ont permis de prendre position (pour des raisons qui demeurent, il me semble, valides et saines) contre l’intervention au Kosovo [6] et encore de dénoncer la position défendue ici même par Larose [7]. P (conjuguée à d’autres idées, évidemment) me permet encore de reconnaître comme en droit possiblement légitimes certaines violences attribuées aux anarchistes (réels et présumés) et à tout le moins de les examiner en demandant qu’elles se justifient sans exclure a priori une possible justification.

Mutatis mutandis, le même argumentaire pourra être développé à propos de la prétendue Amérique du Nord pacifiée. P me permet de désigner comme étant illégitimes des violences subies par de larges portions de la population; de reconnaître comme étant des criminels de guerre des gens que d’aucuns célèbrent comme des héros, voire des champions de la paix; de soupçonner qu’une justification peut être donnée à des violences que tout le monde dénonce tandis qu’aucune justification ne me semble possible pour d’autres, autrement plus grandes parfois, que l’on célèbre allégrement comme des bienfaits. Devrais-je renoncer à P? Non, au vu de ces arguments. Oui, si une théorie alternative s’avérait plus prometteuse. Mais, encore une fois, je n’en connais pas. Et, à tort ou à raison, rien dans les propos de Dupuis-Déri ne me paraît de nature à en dessiner une.

P est-elle une position anarchiste? En fait, j’ai du mal à imaginer que, si l’on excepte un pacifisme de principe, autre chose que P ou une de ses variantes puisse être tenue pour anarchiste. Notez cependant que P n’exclut pas des recours à la violence : mais elle demande des justifications; de même, P n’interdit pas de comprendre que des violences surgissent là où l’oppression est la plus durement subie ni même, en certains cas, d’y applaudir.

Mais l’essentiel, je pense, est dans le dégoût et l’horreur que généralement les anarchistes ressentent pour la violence, même quand ils se résignent à l’utiliser. Je pense que, par delà des divergences inévitables, cette position n’est pas très loin de constituer une constante chez les anarchistes.

Comme l’immense majorité d’entre-eux, je me refuse aussi à séparer la question des fins de celle des moyens, et la question des moyens de celle des fins. Je n’achète pas : « Tout nous est permis car nous sommes les premiers du monde à brandir le glaive non pour asservir et réprimer mais au nom de la liberté générale et de l’affranchissement de l’esclavage ». La phrase est tirée de Glaive rouge, l’Organe de la Tcheka. Elle pourrait provenir de n’importe-où : elle me serait encore odieuse. Je suis convaincu que moins la route est bordée de tombeaux, plus sûrement elle conduit à la justice.

J’ignore si Dupuis-Déri et moi pouvons nous rejoindre là-dessus. Mais il m’en faudrait beaucoup pour bouger. Car je dois finalement le dire : je comprends mal à quoi pourrait conduire de renoncer à P pour autre chose que le pacifisme de principe. Et quand Dupuis-Déri s’étonne de ma condamnation des appels impressionnistes à la violence et de mes propos sur sa possible contreproductivité, je m’étonne de son étonnement : quelle serait l’alternative? Accepter des hurlements comme arguments valides en faveur de la violence? Renoncer à tout argument? Décréter légitime tout recours à la violence qui est le fait de ceux qui pensent comme nous?

 

4. QUELQUES OBSERVATIONS SUR LE TEXTE DE LABELLE

 

Prière de rentrer grands chevaux dans petite écurie.

J. Prévert



De tous les textes ici réunis, c’est celui de Labelle qui m’est le plus cher. En fait, si ce n’était de la présence de ce texte en ce lieu, je me serais demandé ce que j’ai bien pu faire de mal. Fort heureusement, il est là, dans toute sa vacuité et avec toute sa suffisance. J’ignore selon quels critères les travaux en science politique sont jugés par les spécialistes de cette « science ». Mais si ces critères ressemblent un tant soit peu à ceux qui prévalent dans le texte de Labelle, alors il ajoutera de l’eau au moulin de ceux qui soutiennent que cette discipline est sans véritable contenu intellectuel et n’est essentiellement qu’une entreprise de justification de l’ordre établi. Un peu comme l’économie ou les sciences de l’éducation, mais en plus pompeux.

Prenant au mot le titre de cette revue, je ne peux m’empêcher de livrer quelques observations concernant notamment le type d’arguments qu’utilise Labelle.

1.Labelle pratique l’ad hominem, qui consiste à laisser entendre qu’une assertion est fausse ou indigne de considération en vertu de caractéristiques (présentées comme) négatives de la personne qui l’avance. Or, comme chacun sait, Einstein aurait bien pu être tueur à gages pour les Hells Angels que la valeur de vérité de la théorie de la relativité demeurerait inchangée. Le déplorable procédé est pourtant récurrent dans le texte de Labelle. L’anarchisme est aujourd’hui une affaire de gens de bons sentiments; hier, il était défendu par un misogyne doublé d’un partisan des Sudistes; les gens de gauche sont des bien-pensants; Marc Laviolette est un « subtil » (et ici chacun a bien sûr lu « crétin »…) qui va répétant des stupidités et qui ignore les énormes contradictions qui minent sa pratique; et ainsi de suite. Mais il est vrai que Labelle innove en inventant ce que j’appellerai l’ad hominem par présomption (ou « labelle diffamatoire »!). En substance : ce que dit Baillargeon est sans valeur et d’ailleurs il est probablement végétarien. « Ce que dit X est sans valeur parce qu’il est probablement carnivore », est-il donc tenu pour un argument dans Argument? Les Anciens, qui avaient baptisé les formes de syllogismes (Barbara, etc.) et les sophismes, avaient négligé l’ad hominem par anticipation, pensant sans doute que personne ne tomberait aussi bas. Apparemment, ils avaient tort.

2.La plupart des gens évitent de commettre le sophisme du subjectivisme, qui consiste à conclure qu’une assertion est vraie parce que je la veux ou la crois telle. Par exemple, personne, aux Amateurs de sports, ne dit : « Maurice Richard a été le plus grand joueur de hockey parce que je le crois ». On invoque généralement des faits et des arguments pour justifier une conclusion. Pas Labelle. Il pense suffisant de dire, par exemple, qu’il a l’impression que je n’ai guère lu les auteurs dont je parle. On peut répondre à un argument; on peut tenter de montrer qu’une interprétation jugée erronée ne l’est pas; mais on ne peut rien répondre à des impressions subjectives. Qu’il m’indique un fait mal établi, une conclusion erronée, un interprétation douteuse et ainsi de suite et on pourra causer. Et des vrais! Pas comme ces trois piteuses choses que j’aurai fini de démonter à la fin de ce texte.

3.L’Homme de paille. Ici, le procédé consiste à donner une version dégradante, une caricature, de la position qu’on combat. Et à s’en prendre à icelle plutôt qu’à la position effectivement défendue par l’adversaire. Labelle en donne un cas d’école quand il s’apprête à discuter de l’anarchisme et qu’il le présente ainsi : « crions “À bas l’autorité”, mettons des A encerclés partout et vous allez voir ce que vous allez voir. » Est-il sérieux? De la même manière, Labelle présente ensuite des gens qui voudraient faire voter les enfants sur le nombre de lettres de l’alphabet à apprendre, ce qui constituerait un argument contre certains pédagogues. Le unschooling, option discutable et discutée en éducation, doit être compris comme la fois où un grand a expliqué à Labelle, plus petit, que « l’école ct’une prison ». La faute est plus grave encore quand il discute des positions anarchistes — en l’occurrence celles de Chomsky — sur les médias. Chomsky défend un modèle propagandiste des médias. Je soutiens, et lui aussi, preuves à l’appui, qu’il s’agit là d’une des thèses les mieux confirmées de toutes les sciences sociales. Or puisque l’accès à l’information est un crucial facteur de la vie démocratique, cette thèse ne peut pas, si on est le moindrement sérieux, être balayée du revers de la main comme étant un simple point de vue bébête défendu par Chomsky.

4.J’explique longuement que la question de l’autorité (légitime) est difficile en éducation et que les anarchistes l’ont placée au cœur de leurs théories et de leurs pratiques pédagogiques. Selon Labelle, voilà quelque chose que j’aurais à peu près accordé! Mais comment ça, à peu près!? Entièrement. Ne pas le dire, c’est cacher de l’information pertinente et c’est très vilain. Puis Labelle s’interroge sur la nature et la légitimation de cette autorité. Bonne question, que les anarchistes ont posée et reposée, après Rousseau, Kant, Rogers, Arendt et à peu près tout ceux qui ont sérieusement pensé l’éducation. Sans parvenir à la résoudre de manière universellement satisfaisante. Or poser ce problème, réel et difficile, c’est s’y embourber comiquement selon Labelle. Où ça, dites voir, qu’on rigole un peu. Et surtout dites-nous la réponse devant laquelle on ne rit plus. J’évoque ensuite les pratiques du unschooling (ou homeschooling) américain, dont je dis spécifiquement que des anarchistes les observent et en certains cas y participent. Mais Labelle ne dit pas cela et il fait comme si je présentais le unschooling comme la solution anarchiste à des problèmes de l’éducation. Et il demande ensuite savamment si le fait que le décrochage soit élevé chez nous veut dire que notre système d’éducation est devenu anarchiste. Est-il sérieux? Assurerez-vous, puisque des centaines de milliers d’Africains n’ont pas accès à des médicaments contre le sida, que cela veut dire qu’ils ont adopté des pratiques de non-médicalisation volontaire?

5.Je présente avec insistance l’anarchisme comme s’opposant à toute autorité illégitime — sans quoi ce serait une doctrine qui ne mériterait pas une minute de considération. Pourtant Labelle décrète les démarches des anarchistes pour fonder leur position comme contradictoire puisqu’être anarchiste, ce serait « refuser tout archè, tout principe originaire qui ordonne ou gouverne les êtres et les choses ». Pardon?!? Est-ce de la mauvaise foi? Un apprentissage de la lecture auquel il a manqué quelques lettres? Je n’en sais rien. Mais si ce que dit Labelle était vrai, alors un anarchiste ne pourrait admettre la physique de Newton.

6.J’ai beaucoup de mal avec les cours de philosophie 101 que m’inflige Labelle. « Une valeur est le produit d’une opération de valorisation, par le fait même elle est susceptible d’une opération de dévalorisation et ouvre ainsi inévitablement la voie à une question : pourquoi vos valeurs seraient-elles meilleures que les miennes? » Oui, pourquoi? Tout le monde se pose la question, depuis les Sophistes au moins, et prend part à des débats à ce sujet, avec modestie, en invoquant des faits, des arguments et ainsi de suite. Mais ces options, à en juger par ce texte qu’il m’a soumis, ont été exclues et discréditées par Labelle. Ce qui explique peut-être pourquoi il semble en être réduit au cri primal…

7.Anarchisme offre un exposé de l’économie participative de Michael Albert et Robin Hahnel, modèle économique que je tiens pour une importante percée intellectuelle et dont, à ma connaissance, personne n’a démontré à ce jour l’inconsistance. Il repose sur des valeurs précisément définies et débouche sur l’abolition du marché, des emplois au sens usuel du terme, de l’organisation hiérarchique du travail et du profit. Personne, et pour cause, n’a confondu cela avec ce que racontent « les trois-quarts des philosophes libéraux contemporains ». Labelle, si. Il n’a rien vu, rien entendu, rien compris. Et il assure ensuite, faussement, que cet effort théorique de Albert et Hahnel constitue ma façon à moi, Baillargeon, de fonder l’anarchisme.

J’arrête ici mon énumération, de crainte d’abuser de la patience de qui s’est rendu jusqu’ici.

***

M. Labelle parle pour finir de mondialisation, de droits et d’éducation. Mais je ne reconnais pas grand-chose de ce que je sais de tout cela dans ses propos, toujours très abstraits et vagues. Mais on peut tenter de leur donner un contenu concret — sans être certain que c’est ce que M. Labelle a en tête.

Par exemple, ainsi. Les corporations, comme on sait, sont désormais reconnues comme des personnes immortelles et jouissent de droits allant parfois bien par delà ceux reconnus aux personnes réelles. C’est ainsi que si un pays, par exemple le Guatemala, tente de légiférer en faveur de sa population sur un produit (par exemple, les poudres de lait pour bébé), la corporation (disons Nestlé ou Gerber) menace de sanctions le dit pays, qui doit reculer, même si cela implique la mort de centaines de bébés. Cela s’est vu et des choses semblables se voient même couramment. Sont-ce ces personnes (immortelles) que M. Labelle a en tête quand il parle « d’approfondissement de la démocratie contemporaine », « d’élargissement de la logique des droits dans […] des régions du monde qui l’ignoraient jusque-là »? Si c’est le cas, alors il a raison de dire qu’elles se représentent « libres de toutes entraves » et « phantasmatiquement comme auto-engendrées ».

Je suis cependant en partie d’accord avec Labelle sur l’éducation au Québec : il est vrai que la situation présente plusieurs aspects caricaturaux. N’est-il pas pathétique de voir, pour prendre un exemple au hasard, qu’on puisse enseigner la science politique à l’université en raisonnant d’une manière qui ferait honte aux participants des Amateurs de Sport? De même, n’est-il pas pathétique que de profonds discoureurs sur l’éducation avalent couramment les couleuvres de la propagande, celle de l’OTAN pour prendre un autre exemple au hasard, bien plus que des gens n’ayant guère d’éducation? Mais je ne suis d’accord avec Labelle qu’en partie : car cette situation n’est pas propre au Québec et elle prévaut le plus souvent partout, tout le temps — les intellectuels constituant typiquement la frange la plus profondément endoctrinée et servile de la population.

J’ai finalement noté qu’aux yeux de Labelle l’anarchisme a l’intolérable outrecuidance de viser une extension et une radicalisation de la démocratie — celle des êtres de chair cette fois. Il nous met donc sévèrement en garde : il faut accepter un certain nombre de choses, avancées d’autorité par lui, avant de se « mêler », comme il dit, de penser notre actualité. Il tombe mal : dans ma vie intellectuelle, je n’accepte rien d’autorité, ni de lui, ni de personne. À ma connaissance, cette attitude est l’une des deux seules options possibles. Je n’ai jamais bien su le nom de l’autre, mais bien des choses dans le texte de Labelle me donnent à penser qu’il pourrait sans doute me l’apprendre.

Mais je crains d’avoir épuisé ma réserve de patience pour ce genre d’échange, vain et sans intérêt et qui n’apporte rien ni à ceux qui cherchent à comprendre le monde dans lequel nous vivons, ni à ceux qui aspirent à le changer.



Normand Baillargeon

 


[1]. Bertrand Russell, Roads to Freedom: Socialism, Anarchism and Syndicalism, 3e édition, Allan and Unwin, 1978, p. 15.

[2]. Pour un exemple de ce qu’implique plus précisément ma position (appliquée au cas particulier de la consommation), v. Normand Baillargeon, « Permettez? », Espace de la Parole, vol. 4 , nº 2, été 1999, p. 17-21.

[3]. Je dois ce distinguo à Noam Chomsky.

[4]. Sans vouloir faire de Ghandi un anarchiste au sens strict, on doit admettre qu’il fut un compagnon de route de l’anarchisme, un libertaire, pour reprendre la distinction proposée par Peter Marshall in Demanding the Impossible. A History of Anarchism, Fontana Press, 1993. Ghandi a notamment soutenu que « l’état de non-violence idéal sera celui d’une anarchie ordonnée » (cité par G. Woodcock, Gandhi, Fontana, 1972, p. 86).

[5]. Si on pense avoir dompté le monstre philosophique de la violence en la posant comme légitime lorsqu’elle s’exerce en réaction à une violence antérieure (en cours ou anticipée) on n’en est pas quitte avec le monstre logique du cercle vicieux et on doit encore dire ce qui constitue une violence première et illégitime et même s’entendre sur ce qui constitue de la violence. Or, je dois le dire, la plupart des efforts de définition et d’analyse que je connais — même à en rester sur le plan de la violence politique — ne m’ont pas satisfait. H. Frappat dans La Violence (Paris, Garnier-Flammarion, coll. « Corpus », 1999) présente un large éventail de positions.

[6]. J’ai publié, dans Le Devoir, trois chroniques sur le Kosovo pendant le conflit. Ce sont : « Argumentaire pacifiste », 26 mars 1999; « Tenir bon », 16 avril 1999; « Sophismes et paralogismes en solde », 7 mai 1999. Je reviens sur le sujet dans un article paru sur internet le 29 mai 2000 : « Ratatine cerveau et bourrage de crâne. Le Kosovo un an plus tard », qu’on peut lire à : [http://www.ao.qc.ca/chroniques/normand/kosovo.html].

[7]. Dans un texte paru le 1er avril 2000 et intitulé « Trahir ». On peut le lire sur Internet à : [http://www.ao.qc.ca/chroniques/normand/trahir.html].





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