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Quelle démocratie pour l'Amérique latine?

Un texte de Victor Armony
Thèmes : Altermondialisme, Démocratie, Gouvernement, Politique
Numéro : vol. 2 no. 2 Printemps-été 2000

Victor Armony [1]

 

L'année 1989 marque le début de la fin de ce que l'historien Eric Hobsbawm appelle le "court vingtième siècle". Le Mur de Berlin est tombé devant les caméras de CNN et, de façon dramatique, on a pris conscience à l’échelle planétaire que le monde que l’on avait connu depuis 1945 était littéralement en train de s’écrouler. Pour beaucoup de sociétés, 1989 est le symbole d'un point de rupture par rapport à des conceptions qui font prévaloir un certain "intérêt collectif" sur les droits individuels tels que définis dans la tradition libérale. Il va de soi que l'Amérique latine n'a pas échappé à cette mouvance globale. Or, puisqu'on a tendance à considérer cette région comme une simple périphérie de l'Occident, toujours à la remorque des processus qui sont mis en marche dans ce que l’on appelle le Nord, on risque d'oublier que, pour l’Amérique latine, l'année 1989 est, en fait, en aval d’une dynamique profonde de libéralisation s’étendant durant toute une décennie. Pour avoir une idée de l’ampleur de cette remarquable transformation, considérons que, en 1979, dix des treize nations de l’Amérique du Sud se trouvaient sous l’emprise de régimes autoritaires. Au cours des années 1980, elles se donneront toutes, sans exception, des gouvernements constitutionnels. L'Amérique centrale suivra, avec un léger décalage, un parcours similaire. Bref, l'Amérique latine n'a pas attendu la fin de la guerre froide – ce que l'on est parfois tenté de décrire comme le triomphe du capitalisme et l’instauration d’une pax americana – pour choisir la voie de la démocratie.

L'histoire politique de l'Amérique latine est beaucoup plus riche et complexe que ce que certaines idées reçues sur le "sous-développement" peuvent nous amener à croire. La plupart des États de ce continent ont été bâtis au dix-neuvième siècle par des élites favorables au républicanisme des Lumières européennes, repris dans l'imaginaire du "Nouveau Monde" et retraduit dans l'idéal de l'"américanité". Il est aussi important de rappeler que l'indépendance des peuples latino-américains était déjà accomplie vers 1830 et que, en ce sens, le processus de "nation-building" dans cette région précède de plus d'un siècle celui des mouvements anti-coloniaux du Tiers-Monde. L'Amérique latine n'est donc pas née aux marges ou dans un prolongement tardif de la modernité politique ; au contraire, elle incarne de façon problématique – et peut-être extrême – le projet typiquement moderne de création volontariste de nouvelles sociétés. C'est pourquoi, tout au long du vingtième siècle, les pays latino-américains ont été le théâtre de luttes où la référence à la souveraineté du peuple et à la capacité de celui-ci à prendre en charge son destin collectif a été centrale. Pensons, par exemple, aux cas emblématiques de la Révolution mexicaine de 1910, la Révolution cubaine de 1956 ou la Révolution Sandinista de 1979 au Nicaragua, aussi bien qu'aux diverses vagues de démocratisation dont la plus importante est bien sûr celle déclenchée au début des années 1980.

Or, de toute évidence, la promesse républicaine du dix-neuvième siècle ne s'est réalisée que très imparfaitement durant le vingtième. Peut-on affirmer que, à l'aube du nouveau millénaire, la souveraineté du peuple est enfin près de trouver un mode d'expression institutionnel solide et viable? Pour tenter de répondre à cette question, je vais me pencher sur deux situations bien différentes qui balisent l'espace politique actuel de la région et qui semblent indiquer deux grandes orientations possibles – contradictoires ou complémentaires? – pour l'avenir des démocraties latino-américaines. La première est celle des pays du "cône Sud": l'Argentine, le Chili et l'Uruguay. La seconde est celle du Venezuela. Les pays du cône Sud ont connu les dictatures les plus brutales durant les années 1970. Les "disparus", les stades de football devenus camps de concentration, les juntes militaires qui déclarent la guerre totale à la "subversion marxiste" au nom des "valeurs occidentales et chrétiennes", voilà les images que l'Argentine, le Chili et l'Uruguay de cette période néfaste nous évoquent. Aujourd'hui, pourtant, le scénario est tout à fait différent : ces trois pays arrivent à la fin de 1999 avec des processus électoraux qui font parler de "maturité politique", de "consolidation démocratique", de "changement dans la culture publique". Le Venezuela, par contre, semble marcher à contresens de l'histoire : cette nation, qui s'est distinguée pendant des décennies comme la seule démocratie stable de la région, traverse aujourd'hui une phase de populisme exacerbé dont les conséquences sont encore difficiles à mesurer.

 

RENOUVEAU PRÉSIDENTIEL DANS LE CÔNE SUD

 

Par un pur hasard, les dernières élections présidentielles du siècle ont eu lieu presque en même temps dans les trois pays du cône Sud : le 30 octobre 1999 en Argentine, le 28 novembre 1999 (deuxième tour) en Uruguay et le 12 décembre 1999 (premier tour) au Chili. Les Argentins ont élu Fernando De la Rua, le candidat de l'Alianza, formée par les "radicaux" (le parti de Raúl Alfonsín, le président qui a piloté la transition à la démocratie) et les "péronistes" dissidents, déçus par le tournant néolibéral du président Carlos Menem. Les Uruguayens ont choisi Jorge Battle, le candidat de la coalition des "Blancs" et des "Rouges" (les deux partis traditionnels), mais ils ont tout de même donné 44% de leurs voix (lors du ballottage) à Tabaré Vázquez, le maire de Montevideo et candidat du Frente Amplio, une confédération de partis de gauche. Les Chiliens, dans le premier tour, se sont divisés presque à égalité entre les deux principaux candidats, avec une différence minime en faveur de Ricardo Lagos, le candidat socialiste de la Concertación (qui inclut aussi les démocrates-chrétiens). D'une part, il est à remarquer le poids des coalitions : dans chacun des trois pays, le président devra probablement partager le pouvoir avec des partenaires (ou, en tout cas, tenir compte de leurs pressions). D'autre part, l'opposition comptera sur des appuis importants et demeurera une alternative réelle pour les électeurs, qui pourront châtier le gouvernement lors des élections partielles (notamment les renouvellements des législatures) et au niveau local et régional. Bref, une nouvelle culture politique – fondée sur la négociation et le compromis – sera de plus en plus nécessaire pour assurer la "gouvernabilité" sur le plan national.

Dans les trois cas, la plupart des observateurs locaux et étrangers ont souligné le fait que la "transition" démocratique est, à toutes fins pratiques, accomplie. Dans le langage des politicologues, ces pays seraient maintenant rendus à la phase de la "consolidation" démocratique. Certains commentateurs ont parlé de "normalisation", voire de "routinisation" du processus politique. En effet, ces élections présidentielles n'ont pas eu ce caractère de "tout ou rien" qui a souvent mené à la violence et à l'exclusion : en 1999, les identités partisanes sont beaucoup plus diffuses, les plates-formes sont nettement pragmatiques (pour ne pas dire opportunistes), les débats sont moins passionnés... Il n'est pas d'ailleurs surprenant que cette "routinisation" entraîne une certaine apathie chez les électeurs, une banalisation des enjeux (afin qu'ils puissent être médiatisés efficacement selon le principe du "sound bite"), ainsi qu'un développement extraordinaire du marketing électoral où l'objectif clé est de bien "cibler" son message (ces dernières campagnes se sont démarquées par l'usage extensif de techniques publicitaires, de sondages d'opinion et d'équipes de consultants professionnels, souvent transplantés directement des États-Unis). Quoique l'on peut déplorer cette relative dévalorisation du politique – que l'on constate depuis déjà longtemps dans les démocraties dites avancées –, il n'en demeure pas moins que, dans une région où les conflits idéologiques se sont trop souvent soldés par l'élimination physique de l'adversaire, cette relative froideur des citoyens vis-à-vis de la chose publique ne peut que contribuer, au court terme, à une plus grande stabilité institutionnelle.

Même si la "consolidation" démocratique n'a pas encore été atteinte dans le cône Sud, le processus semble bien enclenché. Il ne faut pas se cacher que la corruption généralisée, les graves défauts du système judiciaire, le manque de transparence administrative et la tendance à l'abus du pouvoir demeurent des problèmes majeurs dans les trois pays. Cependant, un cap a été franchi : celui de l'acceptation de la démocratie comme seul espace légitime de lutte politique. Ce tournant fondamental se reflète non seulement dans le fait que la droite (sauf quelques groupes marginaux) n'aspire plus à s'emparer de l'État par la force (à l'aide des militaires), mais aussi dans la pleine intégration des partis de gauche dans le jeu politique. En effet, si la droite latino-américaine a paru "naturellement" antidémocratique au cours du vingtième siècle, il faut se rappeler que la gauche ne s'est pas avérée, en général, comme le plus ardent des défenseurs de la démocratie. Bien évidemment, la gauche a souvent boudé le "formalisme" démocratique qui sert de façade à une domination de facto. Mais elle a aussi parfois méprisé les "institutions de la bourgeoisie libérale" au nom de certaines valeurs jugées absolues et transcendantes. Les élections présidentielles de 1999 montrent que la gauche accepte les règles du jeu et qu'elle est acceptée en tant qu'acteur légitime. Quel est le coût de cette intégration? La réponse est très simple : les partis de gauche en Argentine, au Chili et en Uruguay commencent à ressembler à ceux de l'Europe. Ils deviennent "réalistes" et se positionnent dans ce que l'on peut appeler un "centrisme réformiste". Mais la question qu'il faut soulever est celle de savoir si ce type de réformisme peut être suffisant lorsqu'il s'agit de changer un ordre social qui, selon tous les indicateurs imaginables, demeure extrêmement injuste. À cet égard, le cas du Venezuela contemporain s'avère fort révélateur.

 

LA RÉVOLUTION DU COMMANDANT CHÁVEZ

 

En 1998, nous avons encore été témoins en Amérique latine d'un de ces phénomènes que l'on appelle les "ironies de l'histoire". En même temps que le démarrage des procédures visant l'extradition du général Pinochet marquait – surtout sur le plan symbolique – la clôture d’une longue phase d'autoritarisme et d'impunité dans la région, les Vénézuéliens élisaient comme président un golpista (de golpe, "coup d'État"), le lieutenant-colonel Hugo Chávez. Le Venezuela, qui peut se vanter de quarante ans de démocratie ininterrompue, entre ainsi au vingt-et-unième siècle sous le leadership d'un ancien officier des Forces armées qui, en 1992, avait mené une rébellion dans le but de déloger le gouvernement constitutionnel. Le pouvoir dont Chávez avait tenté, sans succès, de s'emparer par la force (laissant, soulignons-le, plus de 50 morts), lui est revenu par le biais du vote populaire. Ainsi, alors que Pinochet, la figure emblématique de la grande noirceur des années 1970, était enfin mis au banc des accusés, les citoyens d'une nation qui a longtemps été considérée comme l'une des plus riches, sophistiquées et modernes de l’Amérique latine donnaient leur appui majoritaire (56.4% des voix) au "commandant Chávez", écrasant ainsi le système bi-partisan de l'Action Démocratique (social-démocrate) et le COPEI (social-chrétien).

L"'ouragan Hugo", comme l'appellent ses supporters, a été le candidat de la coalition "Pôle patriotique", formée par son propre "Mouvement Cinquième République" et par plusieurs partis de gauche. Cet ancien parachutiste de 45 ans aime se décrire comme "un soldat du peuple": s'opposant autant au communisme qu'au "capitalisme sauvage", Chávez se définit comme "révolutionnaire, bolivarien (pour Simon Bolívar, le héros de l'indépendance nationale) et anti-impérialiste". Il a surtout obtenu l'appui des plus démunis, qui ont accordé leur confiance à cet homme charismatique qui se présente comme "la seule option de transformation". Rappelons que la chute des prix du pétrole a provoqué une profonde crise fiscale au Venezuela, car cette ressource assurait les deux tiers du budget national. On estime aujourd'hui que 80% des Vénézuéliens vivent sous le seuil de la pauvreté. C'est à eux que le commandant s'adresse : "… et je ne me suis jamais fatigué de le dire : j'aime le peuple vénézuélien et l'amour se paie avec l'amour, car vous avez démontré ces dernières années que ça vaut la peine d'aimer le peuple vénézuélien et de donner la vie entière pour vous. Parce que vous faites partie, ou vous êtes le peuple le plus glorieux des Amériques…" (Message radiophonique du Président, 23 mai 1999 ; traduction de l'auteur).

 

Le thème central de ce discours foncièrement nationaliste et démagogique est celui de la corruption des élites : "… je vous le répète, on nous a volés pendant quarante ans, et les vieillards sans pensions sont là, les enfants sans écoles sont là, les malades sans hôpitaux sont là… on a dépouillé le peuple, mon frère, voilà la vérité, on nous a volés devant nos faces, sous notre nez, et il y a une petite clique de Vénézuéliens indignes qui se sont enrichis grâce à la corruption la plus horrifiante qui a eu lieu dans l'histoire nationale" (Message radiophonique du Président, 27 juin 1999 ; traduction de l'auteur). Chávez veut changer en effet l'histoire du pays "pour les prochains deux cent ans", selon ses propres mots. Pour accomplir ce projet, il a fait rédiger une nouvelle constitution (par une assemblée sous son contrôle direct) qui, entre autres, lui permettra de rester au pouvoir jusqu'en 2011. Plus de 70% des Vénézuéliens ont exprimé leur accord avec la réforme constitutionnelle lors du référendum du 15 décembre 1999. Le changement est formidable : il s'agit carrément de recréer l'État, si bien que même le nom du pays sera modifié (il s'appellera “República Bolivariana de Venezuela”). Quoiqu’il soit facile de considérer Chávez comme un personnage un peu farfelu (­qui, par exemple, se compare à Jésus : “lui aussi, il a été persécuté par les puissants”), il est important de prendre au sérieux ce qu'il représente : Chávez est l’expression paradigmatique du phénomène populiste, une dimension fondamentale de la politique latino-américaine qui n'est pas à la veille de disparaître. Le leader populiste établit – imaginairement, mais efficacement – un rapport d'empathie avec ses supporters, donne une voix à ceux qui sont laissés pour compte et court-circuite les instances de médiation institutionnelle. C'est cette mise en échec de la politique conventionnelle qui confère au populisme son grand potentiel de déstabilisation, mais aussi de changement social. Le cas vénézuélien nous oblige à faire face à la question des limites de la démocratie libérale : celle-ci ne peut fonctionner que sur la base de certains arbitraires culturels, dont la notion que l'intérêt collectif résulte nécessairement de l'addition des intérêts particuliers.



LA DÉMOCRATIE ET LE PEUPLE

 

Quelle est la "vraie" Amérique latine? Celle de la démocratie "normalisée", comme on la voit émerger dans le cône Sud du continent, ou celle du révolutionnaire commandant Chávez? Bien sûr, il ne faut pas tomber dans le piège des simplifications abusives. Les chantres de la modernisation globale verront dans ce qui se passe aujourd'hui au Venezuela une manifestation des pires excès d'un paternalisme et d'un tribalisme que l'on croyait déjà en voie d'extinction. Les apôtres de "l'authenticité" latino-américaine, en revanche, se féliciteront de cette extraordinaire mobilisation d'un peuple qui ne veut plus se laisser humilier ni exploiter par les élites, et qui s'est donné le seul leader dans l'hémisphère (outre Fidel Castro) qui n'accepte pas l'idée que la mondialisation des marchés soit une réalité inévitable. Il ne s'agit pas d'adhérer à l'un ou l'autre de ces points de vue extrêmes. Ce qui est essentiel, c'est de comprendre que, en Amérique latine, il existe encore une catégorie identitaire dont le potentiel politique est immense : la catégorie de « peuple ». Cette catégorie, à l'origine même de la démocratie, a été largement déplacée par celle de citoyen dans les pays Nord-Atlantiques. En Amérique latine, par contre, elle demeure vivante et pleine de sens.

Dans le cadre du tournant néolibéral, bien des Latino-Américains tendent à se reconnaître dans cette identité collective qui leur offre une voie d'accès symbolique, sinon matérielle, à la sphère publique. Le populisme tend à émerger dans des contextes de crise ou de blocage et s'enracine dans le besoin de reconstituer le lien entre l'individu et la communauté. Les institutions en place sont perçues comme ne remplissant plus leur fonction de relais entre le peuple et l'État. À travers le rapport populiste, les "gens ordinaires" cherchent à rétablir le contact entre leur expérience subjective et la raison ultime de "l'être-ensemble". Dans des sociétés où prévalent des relations sociales extrêmement inéquitables, il existe toujours le danger des passions collectivistes (et nationalistes) exacerbées. Pourtant, il serait erroné de ne voir dans le phénomène populiste que l'expression de l'organicisme et de l'irrationalité. Il peut aussi véhiculer un projet pleinement moderne, celui de l'affirmation de la souveraineté populaire face à un système qui marginalise de façon structurelle la majorité de la population. La démocratie en Amérique latine se veut, certes, une démocratie de citoyens. Mais elle ne sera jamais définitivement acquise si elle n'est pas aussi une démocratie du peuple.



NOTES


[1] Victor Armony enseigne la sociologie à l'Université d'Ottawa. Ses recherches actuelles portent sur les cultures politiques nationales dans une perspective comparée.




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