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Présentation du dossier autour d'un livre: Après l'homme... le cyborg de Jacques Dufresne

Un texte de Daniel Jacques
Dossier : Autour d'un livre: Après l'homme... le cyborg de Jacques Dufresne
Thèmes : Revue d'idées, Science
Numéro : vol. 2 no. 2 Printemps-été 2000

Jacques Dufresne, Après l'homme… le cyborg, Montréal, MultiMondes, 1999, 178p.



LE SENTIMENT DE LA DÉMESURE



Le dernier livre de Jacques Dufresne, Après l'homme…le cyborg ?, n'a pas été écrit pour susciter le consensus. Nous sommes en présence d'un ouvrage éminemment polémique qui vise à éveiller les consciences aux dangers que comporte notre présent. Le seul consensus qui semble se dégager autour de celui-ci porte sur l'importance de la question abordée. Il convient, tous le reconnaissent, de réfléchir sur l'influence grandissante de la technique sur nos existences et de mesurer la part de bonheur que nous pourrons en retirer.

Si la question est jugée bienvenue, il en va tout autrement de la réponse offerte par l'auteur. La proposition déployée dans ce livre constitue en fait une critique de l'esprit de notre époque. De cette critique émane un puissant sentiment d'inquiétude à l'égard de l'avenir, qui répond lui-même à un sentiment initial de perte à l'égard du passé. Par-delà l'euphorie millénariste et la joie retrouvée d'une humanité qui peut désormais se célébrer ouvertement, Jacques Dufresne décèle les signes d'un affaissement généralisé de notre humanité. Comme il le dit lui-même, en choisissant de vivre au rythme nouveau de l'artificiel et du virtuel, “ nous nous éloignons du monde ” et, par conséquent, de notre humanité. L'ouvrage se veut donc une mise en garde devant l'avenir qui se prépare. L'auteur écrit d'ailleurs : “ Je reconnais que dans la moindre allusion au paradis sur terre, surtout lorsqu'elle émane d'un roboticien californien, je vois […] s'ébaucher l'enfer correspondant ”.

Sans vouloir forcer la comparaison outre mesure, il semble justifié de rapprocher Dufresne de l'auteur du Discours sur les sciences et les arts. En effet, la critique de leur époque respective découle d'un jugement comparable, sans être identique bien sûr, à l'égard de l'histoire humaine. Ils doutent que le bonheur humain puisse résulter d'un progrès de la technique, qu'une puissance accrue, que n'accompagne aucun gain de sagesse, puisse conduire à un plus grand accomplissement de notre nature. L'un et l'autre estiment aussi que l'avenir de l'homme repose sur son aptitude à cultiver son âme de manière à devenir justement plus humain. Ce sont des humanistes qui désespèrent d'une technique délivrée de tout idéal moral. Enfin, à l'image de Rousseau, Dufresne se positionne à distance du projet moderne, incarné notamment par les Lumières, dans lequel il décèle un esprit de démesure.

Par-delà les différences qui caractérisent leur argumentation, les auteurs invités par Argument à commenter l'ouvrage de Dufresne jugent celui-ci sévèrement. Aux dires de Christian Vandendorpe et Pierre Lévy, le portrait de notre situation présenté par l'auteur est non seulement inexact mais, davantage encore, la mise en garde qui s'ensuit est trompeuse. Ainsi le risque est grand qu'une telle critique de la technique ne nous conduise à négliger nos responsabilités présentes.

Pour Vandendorpe, la technique, notamment celle mise au service des communications, porte en elle des virtualités libératrices. Elle permet aujourd'hui de rendre manifeste l'idée d'humanité, du simple fait qu'elle fragilise les consensus sur lesquels se sont établies ces fictions aliénantes que furent la nation et la religion. “ L'ère du discours unique sur lequel se branchaient religieusement à heure fixe les trois quarts d'une population est en train de céder la place à une panoplie de choix. ” La technique ouvre la voie à un élargissement des consciences, sans en être bien sûr la garantie.

Il en va de même pour Lévy, pour qui la technique est “ la maison de l'humanité ”. La critique faite par Dufresne, en ne reconnaissant pas le lien qui unit notre être en devenir à la possibilité technique, nous conduit à nous positionner à distance de nous-mêmes, en marge de l'histoire et, finalement, hors du champ de nos responsabilités les plus essentielles. “ Le monde technique, conclut celui-ci, est la continuité du monde humain, indissociable de la culture et du langage, traversé de toutes les contradictions de l'humain mais aussi pénétré de toute sa bonté, de toute sa générosité. ” La mise en garde faite par Dufresne procède d'un aveuglement à l'égard des progrès que comporte l'histoire moderne et des possibilités humaines qui s'y manifestent.

La critique formulée par Gérald Allard est plus ambiguë. Cette ambivalence résulte, pour une part, d'un accord quant à la pertinence des pronostics avancés par Dufresne. Certaines des craintes formulées par l'auteur ne sont d'ailleurs pas étrangères à son critique. En effet, ce dernier n'est pas convaincu que la technique soit porteuse d'un avenir radieux pour tous les hommes. Par contre, il lui reproche le chemin choisi pour parvenir à cette conclusion. “ C'est, écrit-il, l'exposition faite de notre situation qui me laisse songeur, ou hébété.” Il y aurait dans l'argumentation proposée par Dufresne un historicisme latent qui l'empêche de poser le bon diagnostic, de juger des choses dans leur véritable perspective. Que le présent soit porteur d'aveuglements, de démesures et de dangers, sans doute réplique Allard, mais n'en a-t-il pas été ainsi de toutes les époques? On ne saurait jouer de cette façon le passé contre l'avenir, car, en un sens plus profond, l'homme est toujours égal à lui-même. Si l'on prend sa mesure véritable, notre présent, bien qu'il nous incombe d'assumer les tâches qu'il comporte, se révèle moins exceptionnel qu'il n'y paraît. La tâche du philosophe étant de dissiper toutes les apparences trompeuses, il convient de débusquer l'illusion engendrée par l'historicisme où qu'elle se trouve, c'est-à-dire même dans le camp ami.

De quoi s'agit-il, en somme, dans tout ce débat entourant la technique? Pour les critiques les plus sévères de la proposition de Dufresne, celle-ci ne représente qu'un nouveau condensé de peurs anciennes qu'il convient de dépasser. Pour l'auteur, il s'agit de faire état des preuves qui s'accumulent autour de nous de l'imminence du danger que représenterait une dénaturation de l'homme au profit d'un être devenu essentiellement artefact, pure production de soi par soi. Le fait demeure toutefois que notre présent — celui des modernes — nourrit apparemment toujours les mêmes inquiétudes qui n'ont de cesse de renaître sous de nouveaux visages. La persistance de ces craintes, de Rousseau à nous, doit-elle être vue comme une preuve de leur vérité intrinsèque ou bien encore comme une résistance qui s'épuise sans jamais entièrement disparaître? Il appartient à chacun de choisir son camp dans cette affaire.



Daniel Jacques

 



 


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