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Une invitation au technocosme

Un texte de Marc Chevrier
Thèmes : Mouvements sociaux, Science, Société
Numéro : vol. 2 no. 2 Printemps-été 2000

Marc Chevrier [1]

 

Jadis, dans les temps antiques, les notables des cités grecques, les sénateurs et les empereurs romains faisaient avec frénésie des dons magnifiques à la collectivité. Les bienfaiteurs grecs érigeaient des temples, faisaient des offrandes aux dieux, établissaient des fondations pour des bonnes œuvres. Un magistrat acceptait d’ordinaire sa charge à titre gratuit, ses largesses et des fêtes somptueuses célébraient son entrée en fonction. À Rome, les jeunes ambitieux aspirant au Sénat dilapidaient l’héritage de leur père pour amuser le peuple de jeux, et partout s’érigeaient dans l’empire aqueducs, temples et thermes grâce à la générosité des empereurs qui puisaient dans leur butin de guerre. Cette surenchère de dons à laquelle se livraient les Anciens reçut un nom de l’historien Paul Veyne : évergétisme, du mot grec évergésie, qui désigne en général un bienfait[2].

Je crus que le temps des évergètes était de retour quand arriva en avril 1999 une invitation que je fus le premier surpris de recevoir : on me priait d’honorer de ma modeste présence la soirée d’inauguration du complexe Ex-Centris, dédié aux médias nouveaux et au cinéma du futur, que M. Daniel Langlois fit venir à l’existence au beau milieu de Montréal. Cette invitation me remplit d’une joie immense. Enfin, me dis-je, un homme devenu multimillionnaire par son travail et son invention décide de répandre ses bienfaits sur la cité. M. Langlois ne s’était-il pas réclamé de la tradition des mécènes, hélas quasi inexistante au Québec, en employant une partie de sa fortune à la construction d’un complexe multimédias qui mette la technologie au service de l’art et du cinéma indépendant? Enfin un mécène qui se démarque de ces parvenus à la richesse tapageuse qui, aussitôt leurs millions faits, s’enfuient avec leur magot vers les Tropiques. Loin que le succès de ses logiciels lui monte à la tête, il reste parmi les siens, devrait-il encore braver l’hiver et supporter le morne ennui que distille la vie dans le Dominion canadien. Enfiévré encore par mes lectures antiques, j’imaginais cette soirée inaugurale faste et splendide, comme ces jeux, ces banquets et ces offrandes aux dieux qui comblaient de bonheur Rome et Athènes.

Le jour venu, j’invitai à l’improviste un ami brésilien, qui connaissait encore à peine le Québec et à qui j’espérais montrer comment s’amusent les Québécois, ces soi-disant “ latins du nord ”. Je n’avais pas idée de la manière dont il fallait se vêtir. Il ne s’agissait pas d’aller à une assemblée d’actionnaires ou à une cérémonie de remise de diplômes. Le tout-Montréal des arts, de la presse, de la création et de l’inspiration devait sans doute s’y réunir, paré de ses plus beaux atours. Comme je n’avais aucun titre artistique à faire valoir, je m’accoutrai d’une tenue de ville décontractée.

Pour cette soirée du 1er juin 1999, le boulevard Saint-Laurent avait été fermé devant le complexe. Des projecteurs géants croisaient leurs rayons dans le ciel et glorifiaient la façade en arcades de l’édifice. Le cliquetis des caméras et le grondement des génératrices accueillaient les invités. Des hôtesses contrôlaient les entrées. Inutile de présenter un carton d’invitation. À l’ère du multimédia, le papier n’est plus de mise. Il suffit d’épeler son nom et une hôtesse en vérifie l’inclusion dans une liste sur son ordinateur portable perché sur un trépied. Un léger hochement de tête m’autorisa, ainsi que mon invité, à franchir les portes.

Devant nous se découvrit un atrium où déjà des centaines de convives s’absorbaient dans les plaisirs de la conversation ou dans la contemplation de l’architecture qui couvrait leur tête. On apercevait immédiatement sur la droite deux étranges guichets, dotés d’un hublot à image numérique à travers lequel le client et le guichetier se regardent par de petites caméras dissimulées ; s’animait ensuite un café au décor chromé, nommé “ Méliès ”; puis un escalier aux marches de verre, bordé de rampes en forme de bobines déroulant leur film, s’élançait vers un entresol. Au-devant de soi s’ouvrait le grand atrium, qui s’étageait en paliers. Sur son côté droit, trois murets de granit noir, surmontés d’une mince corniche blanche en forme de demi-cylindre, dessinaient une ligne oblique invisible ; à son extrémité, une verrière donnait sur une cour extérieure, où de nombreux autres invités respiraient l’air printanier, avec l’accompagnement d’une musique d’ambiance que crachotaient d’énormes haut-parleurs. Partout dominaient les variantes du gris, rehaussées de noir ou de blanc. Si l’apparente pierre de taille de la façade respirait l’aisance, l’arrière de l’édifice brisait ce début d’ode à la monumentalité par un modeste revêtement de briques rouges auquel répondait par la même modestie le béton qui recouvrait la cour. Il n’y avait rien dans le choix des matériaux ou des tons qui ravissait l’œil par sa fantaisie, son exubérance ou sa chaleur. De ce camaïeu de noir se dégageait une atmosphère zen, à peine chatouillée par l’agitation des images que projetaient des écrans encastrés dans les murets. La technique cinématographique, qui avive les sens par le déferlement des images, se voyait offrir un temple dépouillé qui bannissait la couleur.

Elle est curieuse cette manie qu’a l’avant-garde culturelle d’aujourd’hui de s’habiller et de construire en noir ou en gris, comme si la vie était un éternel veuvage, un peu comme si les artistes, surnageant dans la vague des sensations que leur art soulève, se reposaient dans l’austère noir qui éteint les feux de la polychromie. Habitués à une architecture et à une statuaire peinturées des couleurs les plus vives, les Grecs entreraient dans la nuit de nos mausolées atones une torche ou une lanterne à la main. Ce n’était peut-être pas un hasard si la couleur avait élu refuge sur les seuls écrans du complexe. À l’ère du technocosme, de la technique audiovisuelle régissant le cosmos, la réalité nue, telle qu’elle se livre aux sens sans la médiation d’une caméra, est aussi terne qu’un film en noir et blanc. Concurrencé par les luminaires de la technique, le réel n’acquiert d’attraits que recomposé sous la forme d’images de synthèse. D’où ce culte du dénuement quand il s’agit d’architecture et d’habillement ; le luxe est dans l’image, la sobriété dans le réel.

Moi et mon invité nous frayâmes un chemin parmi les convives qui buvaient, se saluaient, s’échangeaient des cartes, plaisantaient, jouaient discrètement de la prunelle dans une ambiance relaxée que rythmaient les allées et venues des serveurs attifés d’une livrée conçue par le couturier montréalais Philippe Dubuc. Ils tendaient des plateaux de petites bouchées que nos grandes bouches affamées avalèrent tout rond. J’eus la très mauvaise idée de venir à Ex-Centris le ventre creux. J’avais à tort pensé que, du garde-manger de Montréal, de ses rôtisseries, de ses pâtisseries, de ses charcuteries et de ses caves sortiraient pour une grande ripaille des volailles farcies montées sur des piédestaux de la plus belle argenterie, des potages bien crémeux, des gigots en broche, des ragoûts fumants, des longes en gelée, des bosquets de crustacés sentant encore la mer, des salades rutilantes de fraîcheur, des galantines, des choux, des religieuses, des tartelettes et des mousses. Hélas, il y avait tout juste de quoi manger et boire, rien qui ne contente le goût et l’estomac. C’était à croire que le seul régime compatible avec la célébration des plaisirs multimédiatiques fût nécessairement maigre, voire pénitentiel.

Ce fut pourchassant les plateaux vite dégarnis que nous avancions dans la découverte de la faune excentrique réunie pour le lancement en grandes pompes du complexe. Comme la plupart des convives, nous demeurions dans l’expectative d’un grand acte inaugural. Dans l’attente, nous allions d’un groupe à l’autre, butinant çà et là des bribes de brillantes conversations. Il régnait dans l’atrium et la cour arrière ce genre d’atmosphère électro-érotique que l’on retrouve maintenant, sous l’empire de la mondialisation du désir, dans nombre de bars, de discothèques et de cafés de la planète. Pourvu que ça pétille, ça clignote, ça bourdonne et ça vrombisse, et l’homo festivus d’aujourd’hui sent le courant de la vie le parcourir. Tandis que de crépitants haut-parleurs déversaient leur liqueur musicale, la foule cosmopolite d’Ex-Centris musardait et faisait des blagues, quoique sans entrain, sans transport. Tous les genres et tous les goûts y étaient représentés : le jeune yuppie branché revêtu en Versace, Saint-Laurent, Boss ou Dubuc ; le crack en informatique arborant sur son t-shirt son mantra personnel ; l’adolescent attardé en pyjama estival ; le vice-président corporatif en complet et cravate ; des divas brillant du feu de leurs rires et des paillettes de leur coiffure ; des adeptes du cuir échappés de quelque ranch urbain et de pétulantes nymphes en robes seyantes, présentes pour la parure de la fête davantage que pour flatter le désir. La boucle se portait au lobe de l’oreille, tantôt gauche tantôt droite, aux deux lobes ou à quelque autre partie se dérobant encore au regard. Le mignon languissait après son giton, la cavalière serrait son poulain. Dans la surenchère discrète des regards, tous les amours semblaient se combiner en imagination.

Ce mélange de disponibilité lubrique et de retenue mondaine, le babillage des conversations, le laisser-aller général des attitudes et des tenues auquel s’accordait une indifférence guillerette à son voisin me donnèrent la vague impression de m’être perdu au sein d’une assemblée de Nietzschéens de salon, qui proclamait la relativité absolue des valeurs, des goûts, des plaisirs et des costumes. Il n’y aurait ainsi que des interprétations, des manières de vivre, qui seraient l’expression irréductible des individus qui les portent ; chacun serait l’interprète de lui-même et promènerait sur son corps tatoué, percé ou stéroïdé le sceau unique de sa personnalité. Cependant, la véritable singularité me semblait rare dans cette assemblée, ne serait-ce que parce qu’étouffée par le conformisme de la mode. “ Suivre le bruit de la mode, écrivait le peintre Avigdor Arikha, est parfois enivrant mais conduit à l’abdication de soi, c’est suivre une chimère passagère, celle de la croyance au présent sans précédent[3]. ” J’imagine mal Zarathoustra descendant sa montagne en Calvin Klein. Si le spectre de Nietzsche flottait au-dessus d’Ex-Centris, c’était bien plus par la célébration de la vie magnifiée par la technique audiovisuelle, dans un présent qui se suffit à lui-même. “ L’art nous fait penser à des états de vigueur animale ”, écrivait le philosophe. Il est “ l’excédent, le débordement d’une constitution corporelle florissante dans le monde des images et des désirs ”, “ une excitation des fonctions animales par les images ”[4]. Oui, nous buvions, mastiquions et déglutissions, délassés par le télédéchargement continu des images numériques. Nous étions des centaines à attendre Godot ou la réincarnation des frères Lumière. L’étreinte ensorcelante du virtuel renouvelait la vitalité de notre être. L’art multimédia ne serait-il au fond qu’une grosse rumination électrostatique?

Au milieu de la soirée, mon invité me confia une pensée : “ Vous, les Québécois, avez une manière plutôt informelle de vous amuser. ” C’était, de sa part, faire montre d’une exquise délicatesse que de ménager ma susceptibilité par l’emploi de l’épithète “ informelle ”, alors qu’il eût pu dire, sans ambages, que cette soirée manquait carrément de forme. Loin du cloaque miséreux des favelas, les riches à Saõ Paolo et à Rio de Janeiro organisent dans les jardins de leurs palais retranchés des soirées où l’on danse et trinque en grand tralala. Les jours du Carnaval, le peuple du Rio prend sa revanche et se dépense en danses de feux sur les plages de Cocabana et d’Ipanema. Malgré tous les décibels qu’il produit et les touristes qu’il s’attire, le rituel festif est bien tristounet à Montréal. Tout ce qui subsiste des veillées, des rigaudons et des processions d’antan est cette vague convivialité de masse qui remplit les rues de la ville l’été. Dispersée sur des plages de bitume, la foule respire d’aise à voir des professionnels chanter et danser. Le Québécois serait-il un latin fatigué qui ne sait plus se réjouir, sauf à retrouver dans les attroupements organisés par l’industrie culturelle et la commandite commerciale le pâle reflet d’un art de vivre qu’il n’a pu continuer après ses ancêtres?

Le complexe révéla d’autres de ses mystères lorsque je me glissai dans l’une des salles attenantes à l’atrium. Un projecteur visionnait sur un grand écran des images synthétisées grâce à la nouvelle technologie numérique qui promet de détrôner la caméra 35mm et de vouer à l’antiquité les bobines et les tables de montage. Et quel trésor du septième art mettait en valeur ce fleuron technologique? Nulle autre qu’une prise de vue instantanée sur la fête, un reportage en direct de la soirée dont nous étions à la fois les reporters et les participants. Il ne suffit plus de fêter, il importe de se regarder faire la fête.

L’écran offrait le comble de ce que Narcisse eût désiré comme miroir : mieux que le reflet de l’eau, mieux que le verre étamé, le numérique immatériel permet à l’homme de s’éprendre de sa propre image. On aura beau prophétiser sur les avancées que l’âge numérique fera faire à la culture, il n’empêche que les joujoux audiovisuels ne servent pas toujours à la faire grandir. Le souci de soi chez l’homme est tellement grand qu’il utilise bien une caméra vidéo pour filmer ses ébats ou furète bien sur Internet à la recherche de son propre nom ou de clichés aphrodisiaques.

Le mécontemporain Charles Péguy sut déplorer, à l’âge industriel, la soumission à la volonté humaine de la nature devenue “ prostitutionnelle ” et malléable[5]. Voilà qu’à l’âge du virtuel-roi, l’Homme à son tour perd de sa consistance. Tout en lui est voué à se convertir en flux d’électrons offerts à l’audience universelle du cybercosme. À la panmuflerie des machines lourdes succède la technomuflerie des ordinateurs, dont le credo est qu’une chose n’acquiert de valeur et d’existence que si elle est mise en image. L’amour du monde, qui animait jadis l’homme travaillant en corps à corps avec la nature, se dissout dans le souci de soi. Narcisse insolent s’institue son propre dieu dans le cocon du technocosme. La réalité du monde s’érode au profit de l’attraction hypnotique des images, dont le flot continu sur écran provoque chez l’homo festivus une excitation sensorielle qui pulse en lui la sensation d’exister. Si la révolution copernicienne arracha l’homme du moyen âge à la conviction d’être placé au centre du monde, l’homme numérique s’y voit revenir, dans un nouveau monde qui alimente ses fantasmes et son vécu. Armé de son télescope, le Galilée de la Renaissance alla conquérir les étoiles ; les disciples du technocosme qui surfent dans le virtuel rencontrent, partout où leur attention s’arrête, la projection illimitée de leur moi.

Par bonheur, je revins juste à temps dans l’atrium pour assister enfin à ce pour quoi j’étais venu. La crainte que cette soirée ne fût rien d’autre qu’un “ party ”, un “ gathering ” comme le disent les New-Yorkais, avait commencé à me gagner. Mais la fête prit un tour nouveau quand soudain un frisson de murmures se répandit, et les invités se pressèrent dans l’atrium. Sur une passerelle qui le surplombait, le fondateur apparut, tel César à sa loge impériale, tel l’évêque en sa chaire. En mon for intérieur, me joignant à la foule qui levait la tête, je me préparais à entendre un grand discours. En quelques phrases bien senties, le fondateur nous révélerait le sens de son acte de libéralité, annoncerait les intentions qui présideraient à l’institution dédiée aux nouveaux médias. En ce moment critique, le fondateur devait à la fois inaugurer son grand œuvre, une tradition de mécénat et un rituel de festivités. Flanqué de ses adjoints, il finit par prendre la parole. Dans la grande caisse de résonance de l’atrium, ses phrases se perdirent, absorbées par le magma de l’écho qui en dissolut les syllabes. J’eus beau tendre l’oreille, me hausser sur la pointe des pieds, la mauvaise acoustique m’empêcha d’en saisir le sens. Je me tournai vers mon invité, dont le désarroi m’interdit tout secours. Tout ce qu’il y avait à comprendre de cette adresse aux fidèles, c’était la promesse d’un bon spectacle. Foutue technologie, à un rien tout se dérègle.

Nous ne fûmes pas plus tôt sortis de notre hébétude qu’échappant de je ne savais quelles entrailles techno-volcaniques des créatures en combinaison argentée firent irruption. Dans l’allée triomphale que la foule leur ouvrait en se divisant au-devant de leur marche, elles avancèrent, d’un pas qui évoquait ceux du pachyderme et du batracien. Ces envahisseurs se contorsionnaient avec lenteur et jouaient, un saxophone à la bouche, une espèce de chant funèbre post-nucléaire, dont les sons graves et poisseux semblaient dégouliner à la sortie des instruments. Était-ce une invasion de Cyborgs prenant possession de leur fief-terre, dont le caractère inoffensif annonçait le nouveau despotisme éclairé de la technoculture? Était-ce une délégation de mutants de la nouvelle humanité fraîchement débarqués de leur soucoupe pour la rencontre du troisième type avec le genre humain finissant? À moins que ce ne fût la version païenne de la Fête-Dieu, dont la procession mugissante offrait à l’adoration des fidèles l’hostie de la fée électricité? La foule médusée laissa passer le cortège, qui disparut ensuite aussi vite qu’il était apparu. L’atrium bourdonna de murmures, de cris et de rires. Chacun se communiquait son étonnement, sa stupeur ou son extase. N’était-ce donc que cela l’acte inaugural, l’apothéose promise à la mémoire du siècle? Mon invité et moi nous mîmes à la recherche des envahisseurs. Nous finîmes par les surprendre dans une des salles de projection. Attroupés sur une scène, ils ne parlaient pas plus qu’un phoque ou un éléphant de mer, mais se vautraient comme eux. Ils soufflaient dans le bec de leur saxophone l’agonie d’une musique qui jouait la jérémiade infinie des espaces intergalactiques. Avant que l’orchestre ne rendît l’âme, nous déguerpîmes de la salle.

Nous venions sans doute d’être témoins de ce que l’avant-garde appelle une “ performance ”. Peut-on parler de progrès esthétique quand l’art se confond avec la mise en œuvre de procédés, réglée par la fantaisie de l’artiste? Ainsi vont les arts modernes : la plasticité du tableau remplace la peinture, la scénographie le théâtre, la performance la musique. C’était sur cette loi anorexique du progrès esthétique que le fondateur tablait pour communiquer aux profanes tels que nous le sens de son projet. Je doute que les desseins de son entreprise aient été bien compris. La caravane que nous vîmes défiler ne laissa sur son passage que bruits, grenouillages et spasmes. C’était un pur divertissement gratuit, dont le sens résistait à tous les codes. Quand les hommes n’ont plus de savoir-vivre et de savoir-fêter à se transmettre, quand tous les rituels et les coutumes légués par la religion ou le peuple se sont évaporés dans le maelström contemporain du libre-service des manières de vivre, il ne reste plus, dans l’oubli insouciant de tout passé, qu’à revendiquer sa particularité absolue dans son langage à soi. Alors s’installe un grand silence, celui auquel se trouve réduit tout le babil humain vociféré par la technique audiovisuelle. Dans le chaos bruyant des soliloques, la fête se meurt, elle qui avait été, comme le pensait Freud dans Totem et Tabou, “ une violation solennelle d’une prohibition ”.

Chateaubriand avait déjà souligné dans ses Mémoires l’inaptitude des révolutionnaires français à fonder quoi que ce soit. Les comparant aux Teutons vainqueurs de la vieille Rome, il disait : “ ces barbares de la civilisation, propres à détruire comme les Goths, n’ont pas la puissance de fonder comme eux. ” Pas plus que Mirabeau au palais Bourbon les chantres du technocosme d’aujourd’hui n’ont la capacité de fonder un art, un langage, un rituel festif vraiment nouveaux. Ils prospèrent grâce à la déconstruction perpétuelle de ce qui a été avant eux.

Elle est certes grisante la vie dans le technocosme, toute en instants fugitifs, en plaisirs sans fin, en butinage des hommes et des œuvres, portée par la légèreté de l’être affranchi de tout. N’oublions pas toutefois que cette célébration de l’apesanteur humaine connut sous les jours austères de la religion chrétienne une version monacale. “ Le propre d’un chrétien est d’être sans souvenir, sans mémoire et sans ressentiment ”, écrivait le réformateur de l’ordre des Cisterciens, cité par Chateaubriand dans sa Vie de Rancé. À la nature mystérieuse et sauvage, le trappiste opposait la prière, le travail manuel, l’austérité et le silence. Son rapport avec le monde se ramenait à un corps à corps dépouillé de tout artifice. À des années-lumière de cette ambition, le beau Vandale du technocosme préfère le clavier au marteau, la multiplication des orgasmes à l’abstinence, la boulimie consommatrice à la frugalité. Il interpose entre lui et le monde une nuée d’objets de sa création, qui sont pour lui l’équivalent de prothèses sensorielles qui décuplent, croit-il, ses instincts animaux. Sans gratitude pour ce qui l’a formé, il divinise la force de sa volonté et inféode la raison à ses sensations et à ses besoins. Parfois, il nomme “ art ” les accès de sa sensualité techniquement assistée. Nous sommes encore loin de la fébrilité d’un Rubens peignant ses trois Grâces ou d’un Caravage métamorphosant une pute de Rome en Vierge à l’agonie.

En me remémorant cette scène de la vie montréalaise, qui n’offrait au fond rien qui ne pût se produire aussi à New York, Paris ou Los Angeles, je m’étonne du bruit que l’on fait sur la post-humanité. Eh quoi, faut-il se perdre en conjectures sur la venue du premier homme génétiquement modifié ou sur le déclassement de l’humanisme? Il y a longtemps que la vieille humanité n’est plus, elle qui vivait enfermée dans sa tradition et son passé et qui se repaissait des sédiments de plusieurs civilisations. L’homme branché au technocosme se voit déjà rompre les amarres avec le quai de la cité des morts et des livres. Le grand large d’un présent formidable et planétaire l’aspire. Il y flotte et ouvre ses pores à tous les courants, disponible à tout, telle une méduse. Seuls quelques obstinés comme moi s’incrustent encore à leur rocher qui, tranche par tranche, se délite sous l’assaut des vagues du futur.

 

 


[1] Marc Chevrier est juriste et termine une thèse en science politique.  Également essayiste, il est collaborateur à L'Agora et à Liberté.

[2] Paul Veyne, Le pain et le cirque, Paris : Éditions du Seuil, 1976.

[3] Avigdor Arikha, “ Le peintre, l’œil et la main ”, Le Monde des Débats, no 8, novembre 1999.

[4] Nietzsche, La volonté de puissance. Cité dans Luc Ferry, Homo aestheticus, Paris : Grasset, 1990, p. 249.

[5] Voir Alain Finkielkraut, Le mécontemporain, Paris : Gallimard,1991.

 


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