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De l’obsession thérapeuthique à la purification technique

Un texte de Revue Argument
Thèmes : Mouvements sociaux, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 2 no. 1 Automne 1999 - Hiver 2000

Tous les soirs, tous les matins, sur toutes les chaînes de télé, de radio, dans tous les journaux : les salles d’urgence. Quand ce n’est pas : les-médecins-qui-menacent-de-s’en-aller-aux-États-Unis, les malades forcés d’aller s’y faire soigner, les infirmières de s’exiler en Suisse. Quand ce n’est pas : les Régies régionales en crise, les radio-oncologues en nombre insuffisant. Quand ce n’est pas : le Viagra, qui érotise les médias, les nouvelles bactéries, le cholestérol, les dernières découvertes, l'émission Découverte; Radio-Canada qui fait une nouvelle avec n’importe quelle ânerie du New England Journal of Medicine, source de toute révélation. Quand ce n’est pas : les petits conseils insupportables (ceci, cela, qui causerait ou enrayerait le cancer, qui favoriserait la sécrétion de tel enzyme). Quand ce n’est pas : la bouffe thérapeutique (le DÉLIRE Montignac qui kidnappe toutes les conversations!), le vin thérapeutique, le sport thérapeutique, le rire thérapeutique, la musique thérapeutique, le théâtre thérapeutique, le travail thérapeutique, l’orgasme thérapeutique, l’urine  thérapeutique[1], les psy envoyés tels des médecins au chevet des âmes ébranlées ou l'indépendance du Québec présentée comme une mesure de “santé publique”, de guérison collective.

Curieux. Jamais a-t-on disposé d’autant de moyens pour rester en santé, pour allonger la vie; mais jamais la santé ne nous a autant obsédés. Le triptyque maladie/thérapie/santé est même sorti de ses gonds pour devenir la métaphore convenue, la grille d’analyse commune dans tous les domaines. Un problème social? “Élémentaire, mon cher, la société est "malade".”

Tout cela n’est pas nouveau, il est vrai. Philip Rieff déplorait dès 1965 le “triomphe du thérapeutique”, rendu possible par la montée de “l’homme psychologique”, porteur d’un nouvel et radical individualisme. Rieff soulignait que dans l’engouement pour la psychologie, on avait gommé les aspects moraux de l’œuvre de Freud pour la réduire à son intention thérapeutique. Le médecin viennois, par son Introduction à la psychanalyse (qui est un discours à un parterre de médecins), lança l’idée selon laquelle on pouvait guérir l’âme comme on guérissait les corps. Bref, que le schéma curatif pouvait s’exporter aux autres sphères de l’existence humaine. D’où le germe de la guérison totale ou de la grande santé, pour parler comme Lucien Sfez.

Aujourd’hui, même le monde culturel participe de cette logique. Les vertus de la culture seraient essentiellement thérapeutiques. La catharsis résumerait l’expérience du spectateur, du regardeur, de l’auditeur, du lecteur. “Cette œuvre, c’était comment? —Ça m’a fait du bien!” La création? Quand ils laissent pour un instant le vocabulaire économique (“nouveaux marchés à conquérir”, etc.), et veulent avoir l’air “profonds”, les artistes ont couramment recours aux clichés psychologiques. Le processus de création? “Une vraie thérapie, je te dis.”[2] Dans cet esprit, à l’université Concordia, on promeut l’ “art therapy”.

Tout cela n’est pas nouveau, répétons-le, mais prend une ampleur sans précédent avec l’arrivée de la génération du baby-boom à l’âge où c’est à l’hôpital —voire au cimetière— que l’on visite ses parents; âge où l'épuisement inéluctable du corps-machine montre le bout de son nez. Génération qui, au surplus, a développé, dans sa jeunesse, mille et une utopies new age et contre-culturelles de “guérison sociale” toutes empreintes d’un souci exacerbé pour le corps et le soi, donnant naissance à une “culture du narcissisme”, pour parler comme Christopher Lasch.

Avec la pyramide des âges qui lui donne des ailes, cette culture menace aujourd’hui plus que jamais le politique. Surtout que la nouvelle classe moyenne supérieure, “l'overclass” de Michael Lind[3], a renoncé au rêve d'égalité caractéristique du milieu du siècle. La fidélité première de cette dite classe, ayant la volonté de se désaffilier de la nation, la méprisant même par idéologie sans-frontiériste, va désormais aux marchés internationaux; ce qui mine les idéaux québécois et canadiens en matière de justice sociale.

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Voilà donc pourquoi notre société, qui est si prompte à craindre pour sa santé immédiate, ne se soucie guère de la manipulation génétique des aliments.  L’obsession contemporaine pour le système de santé et ses acteurs[4], pour les remèdes doux ou miracles, croît et se répand en parallèle avec un silence politique total concernant le tripotage impudent de l’architecture du vivant. N’est-il pas proprement scandaleux que la culture et la consommation d’aliments modifiés se fassent, au Québec, depuis au moins 3 ans, sans que personne ne le sache? Sans qu’il n’y ait l’ombre d’un débat. Sans qu'aucun de nos médias n'y accordent le millième de l'attention par ailleurs consacrée aux urgences ou aux infirmières; sinon pour soulever la micro-question de l’étiquettage des aliments modifiés.

Et si ceci expliquait cela? Et si l’obsession thérapeuthique s’alliait (objectivement) avec les multinationales agroalimentaires pour nous préparer en toute quiétude des lendemains mutants?

Oui, car c’est un souci exacerbé pour le soi que conforte le matraquage médiatique sur la santé. Ce même souci empêche la sortie de soi nécessaire à une vie politique véritable, c’est-à-dire à une préoccupation pour le vivre-ensemble qui se développe dans la délibération avec les autres citoyens.

L’individu se concentrant de plus en plus sur sa santé privée en vient à négliger la santé collective. Plus il joggue et s’entraîne, suit son taux de glycémie ou calcule précisément ses rations de calories, plus il se désintéresse de l’état de la terre. Plus le bénéficiaire en puissance exige le système de santé total, moins le citoyen en lui veut s’interroger sur cet autre système qui crée des tomates trop fermes pour être vraies. Lui même ne rêve-t-il pas à quelque thérapie génique qui le guérirait instantanément, lui donnerait des formes “parfaites”, une jeunesse éternelle?

Nulle surprise que l’obsession porte essentiellement sur les remèdes, que la culture de la santé soit exclusivement curative. Elle reste accrochée au vieil espoir baconien selon lequel la technique trouvera toujours une solution à tous les problèmes. Même ceux que la technique elle-même a engendrés. D’ailleurs, l’époque thérapeuthique s’abandonne à la technoscience en confiant notamment le politique “aux experts”.

Pour penser et poser la question des aliments transgéniques dans sa véritable dimension, il faudrait envisager les choses dans le long terme. Or, la culture du thérapeuthique nous enferme dans l'immédiat. “Parlez-moi de mes bobos actuels, nous souffle-t-elle. Non de ceux du passé ni de ceux qui menacent les générations à venir.” Les récents échecs létaux de la technoscience n’y font rien. Oubliés, le DDT, la talidomide, les BPC, les rayons-x dans les magasins de chaussures, Bhopal, la navette qui explose, Love Canal, Three Miles Island, Tchernobyl, etc.

Oui, c’est du temps dont on aurait besoin pour évaluer l’impact, dans l’environnement, des organismes génétiquement modifiés. Il faudrait être patient. Mais de toute façon, de quelle valeur seraient les prédictions sur ce chaos qu’est la nature? Or, déjà, les indices sont inquiétants. La revue Nature, le 20 mai 1999, publiait une étude révélant que le maïs de la variété N4640-BT, modifié génétiquement pour sécréter ses propres insecticides — et déjà cultivée à grande échelle en Amérique du nord — tuait non seulement l’indésirable pyrale, mais aussi un papillon, le monarque. “C’est un symbole qu’on épingle”, écrivait joliment Le Monde. Symbole de la flore américaine, mais aussi du chaos: ce battement d’aile de papillon à un bout du continent qui, à des kilomètres, se transforme en tempête.

Mais, rétorque-t-on, la génétique nous permettra de nourrir plus d’êtres humains. À quel prix? Et de toute façon, le problème de la faim dans le monde n’est-il pas foncièrement politique? C’est encore croire que la science peut tout régler à elle seule. Et il faut savoir que si  les multinationales lorgnent vers le tiers monde, c’est surtout parce que les protections environnementales sont à peu près nulles — et qu’on peut y faire des tests sans être embêtés.

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Un fossé intercontinental se creuse sur cette question. En Amérique du nord la commercialisation des recherches et des découvertes en matière de génie alimentaire est pratiquement effrénée. L’ALENA, accord strictement économique, garantit une belle liberté de circulation et met les chercheurs et les entreprises dans une concurrence vivifiante. Le maïs modifiés est sans frontières et les multinationales prospèrent à aposer des sigles ™ ou © sur les légumes et leurs gènes. La “purification technique”[5] de cette nature toute croche et imparfaite est résolument en marche.

Le politique, c’est à dose homéopathique qu’on l’ingère sur le nouveau continent. Et quand des voix s’élèvent pour dire “attention, il faudrait peut-être s’assurer de l’innocuité de ces nouveaux aliments avant de les ingurgiter”, il y a toujours un National Post pour dire que “les risques sont inventés et visent à empêcher le Canada d’être à la fine pointe de la technologie qui pourrait donner tant d’emplois à nos enfants”.[6] Ce même National Post qui produisait, au mois de mai 1999, une série sur la “junk science” et les “peurs irrationnelles”. Comme si la peur, après les innombrables dégats de la technoscience, était irrationnelle. Comme s’il ne pouvait pas y avoir une herméneutique de la peur, comme l’a soutenu Hans Jonas.

L’Europe, elle, débat et s’impose le principe de précaution. Peut-être est-ce qu’elle est moins californisée, moins thérapeuthique? Peut-être est-ce simplement là une retombée positive de l’affaire de la vache folle? Toujours est-il que le Vieux monde, dans cette affaire, joue de prudence. Et par les voies politiques, notamment de l’Union européenne, modèle d’intégration certes contestée, mais incontestablement plus politique que l’ALÉNA.

Aussi, les manipulations génétiques font la une des journaux. The Guardian discute les études du docteur Arpad Pusztai de lnstitut Rowett sur la pomme de terre transgénique qui, selon ses expériences, affaiblit le système immunitaire des rats. Le Sunday Times révèle que le Parti travailliste a investi dans le secteur de la nourriture génétiquement modifiée, ce qui explique peut-être la défense acharnée des OGM[7] par Tony Blair. En Hexagone, Libération s’inquiète de la “nourriture Frankestein” et annonce que les producteurs français de fromage bannissent le soya transgénique de l’alimentation de leurs brebis.[8] Le Monde lance en page frontispice un dossier sur les OGM.

Les pressions sont si soutenues que l’Union européenne dû adopter en juin dernier un moratoire sur la commercialisation des OGM “jusqu’à ce que la démonstration soit faite qu’ils n’auront pas d’effet sur l’environnement et la santé humaine”. Un peu comme elle l’avait fait en avril pour les xénotransplantations.

L’Europe n’est pas pure. Ses motifs sont aussi commerciaux, car elle nuit ainsi aux firmes américaines, “en avance” sur elle sur un plan technique. Reste que sur plusieurs questions impliquant la technoscience, elle est inspirante. Mais comment profiter de cet exemple dans un continent où, de plus en plus, ce qui est bons pour les OGM semblent bons pour les États-Unis? Comment faire, au surplus, tant que nous resterons malades de la santé?

Revue Argument



NOTES


[1]“Une fervente adepte de la “pipithérapie“”, La Presse, 19 novembre 1991.

[2]“L’art comme thérapie pour les enfants de la guerre”, La Presse, dimanche 1er juin 1997.

[3]Dans The Next American Nation.

[4]Système  et acteurs qui ont bel et bien vécu des traumatismes importants. Nous disons seulement que les répercussions médiatiques de ces bouleversements ont été sans commune mesure avec l’importance réel de la chose. Cet excès est révélateur.

[5]Pour reprendre une expression utilisée par David LeBreton lors du 67e Congrès de l’ACFAS.

[6]National Post, 25 mai 1999.

[7]Organismes génétiquement modifiés.

[8]“Le roquefort génétiquement correct”, Libération, 2 juillet 1999.



 


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