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L'intellectuel contemporain : clone de la pensée ou clown de la critique ?

Un texte de Jean Pichette
Dossier : La responsabilité de l'intellectuel
Thèmes : Post-modernité, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 2 no. 1 Automne 1999 - Hiver 2000

L'intellectuel contemporain : clone de la pensée ou clown de la critique ? [1]



Par Jean Pichette [2]



Dans un court texte intitulé Le progrès, écrit en 1909, Karl Kraus prenait déjà acte de la déliquescence d'une idée phare de la modernité : “Tout se passait, écrivait-il, comme si l'humanité n'avait pas assigné un but à sa hâte mais comme si la hâte devenait un but en soi. Les pieds allaient de l'avant mais la tête restait en arrière et le coeur s'essoufflait [...] Quoi qu'entreprenne le progrès, je crois qu'il ne se révélera guère plus efficace, lorsque surviendront des catastrophes de l'esprit, que le géologue lors d'un tremblement de terre.” Et le satiriste concluait ainsi : “ Seule la mort ne meurt pas. En effet le progrès est ingénieux et, grâce à lui, la vie n'est plus une prison mais une exécution à l'électricité. Celui qui se refuserait à tester tout le confort des temps nouveaux aurait toujours la possibilité de se servir de cette invention première que la nature, dans sa miséricorde, a placée à notre portée : le cordon avec lequel l'homme vient au monde.” [3]

Avec la mort proclamée du progrès, l'intellectuel est-il condamné à se passer la corde autour du cou? N'aurait-il finalement été qu'une brève parenthèse dans l'histoire de l'humanité? On a beaucoup glosé sur les errances de l'intellectuel prophète, avant-garde héroïque censé révéler la Vérité avec un grand V, et dont certains ont pris un malin plaisir à se gausser, au fur et à mesure que l'histoire perdait sa majuscule. Depuis 1989 et la chute du mur de Berlin, certains ont même proclamé la fin de l'histoire, renouant ainsi, souvent sans le savoir, avec une naturalisation de l'histoire rappelant les Lumières écossaises, hérauts de la société de marché alors en gestation. Je pense évidemment ici, en tout premier lieu, à Fukuyama et à la thèse voulant que la démocratie libérale, “la forme finale de tout gouvernement humain”, marque “le point final de l'évolution idéologique de l'humanité” [4]

Le désir de reconnaissance mutuelle des êtres humains trouverait selon Fukuyama son achèvement dans la démocratie libérale, dans la mesure où tous se considéreraient alors réciproquement, à travers le principe de droit, comme des alter ego. L'appréhension psychologisante du problème de la reconnaissance interdit cependant à l'ex-haut fonctionnaire du département d'État des États-Unis de situer la question de l'identité sur le terrain politique. Abordée sous l'angle d'une estime de soi que chacun chercherait à voir confirmer par autrui, l'identité est ainsi a priori déliée de toute dimension éventuellement contraignante politiquement. Il en découle une incapacité à penser l'épuisement d'un cadre politique (la démocratie libérale) simplement abordé sous l'angle de l'accomplissement de son “essence” intemporelle : un espace formel, balisé juridiquement, sans contenu normatif. Ainsi privée de toute épaisseur ontologique, l'histoire peut arriver à bon port dans le déni complet d'elle-même, réduite au statut d'accoucheuse d'un espace politique réputé s'accomplir en se déployant à l'horizontale, comme sur les eaux d'une mer sans vague, au prix d'une évacuation de toute sa dimension projective. Il n'est alors pas étonnant que le marché puisse embrasser cet espace sans repli, jusqu'à apparaître comme le meilleur miroir pouvant réfléchir la réalité sociale, dans la mesure où il en épouserait immédiatement les contours, à travers son refus de toute distance réflexive. On aura compris que dans une telle perspective, l'intellectuel ne peut être (ou plutôt ne pouvait être) que le héraut d'une histoire  en attente de l'accomplissement de son terme dans la démocratie libérale. Comme quoi le marxisme n'a pas le monopole de l'annonce du “grand soir”...

Je ne tenterai pas ici de réhabiliter la figure de l'intellectuel messianique — dans sa version de “gauche” —, ne fut-ce que par respect pour la mémoire d'un Camus ou d'un Kostas Papaioannou, qui, bien que grand lecteur de Marx, a été pratiquement ignoré jusqu'à sa mort, en 1981. Mais entre cet idéal-type de l'intellectuel et le fonctionnaire de la pensée, espèce de géologue “krausien” qui prolifère aujourd'hui au rythme des subventions de recherche, pratiquement devenues le baromètre d'un ersatz de “vie de l'esprit”, il y a tout un espace que je vais tenter de baliser, non pour prédire la fin éventuelle de l'intellectuel, mais pour éclairer le lien entre ce qu'il en advient aujourd'hui et ce qui se dessine plus largement pour le devenir de la société occidentale. Bien que le portrait que je m'apprête à esquisser dépeigne la réalité en noir et gris, nul déterminisme ne traverse mon analyse — le pire n'est pas toujours sûr ! —, et j'indiquerai en conclusion comment l'intellectuel peut encore, patiemment, infléchir le cours de l'histoire.

Il importe de préciser un point d'entrée de jeu. Je n'entends nullement ici tenir le rôle du jeune intellectuel, un qualificatif — jeune — qui me sied par ailleurs de moins en moins. Ni baby-boomer, ni membre de la génération X ou Y, des catégories que j'abhorre, j'accepte néanmoins de réfléchir sur le thème imposé, à une lettre près : le “s” marquant le pluriel de “générations”. C'est donc de la génération de l'intellectuel, au sens de son engendrement, dont il sera ici question. J'aurais pu le faire en conservant le “s”. Si je préfère l'enlever, c'est pour écarter toute ambiguïté. L'idée qu'à chaque génération corresponde une figure idéale-typique de l'intellectuel n'a aucun sens. Cela voudrait dire, à la limite, que l'intellectuel est enfermé dans un univers singulier correspondant à des “intérêts” (au sens large) générationnels, ce qui est une façon de clore l'horizon de pensée d'une manière qu'il me semble impossible de légitimer. L'intellectuel n'est pas un haut-parleur de sa génération, même lorsqu'il parle à voix basse.

Cela étant dit, écarter l'idée de générations (au pluriel) d'intellectuels parce que ceux-ci seraient les représentants ou défenseurs de l'universel ne me paraît pas non plus une voie à emprunter. Cette prétention à l'universel, par définition abstraite, s'érige en effet sur la dénégation de son histoire. Plus précisément, l'histoire n'est dans cette optique que la marque de l'incomplétude, dépassée par l'abstraction universaliste qui, lorsqu'elle se pense comme oméga de la réflexivité, ne peut le faire qu'en niant l'historicité de celle-ci. C'est donc entre ces deux pôles — celui du singulier clos sur lui-même et celui de l'universel incapable de réfléchir sa propre contingence — qu'il faut penser l'intellectuel, que l'intellectuel doit se penser. Il s'agit d'inscrire la figure de l'intellectuel dans le temps, ce qui permet de réintroduire l'idée de générations avec un “s”, pas dans le sens de “strates d'âges”, mais dans celui d'idéaux-types pouvant par ailleurs se superposer dans le temps. L'histoire de la figure de l'intellectuel s'inscrit alors dans celle de l'approfondissement d'une conscience de soi de l'Être passant par la reconnaissance des médiations — donc d'un rapport critique — qui le rendent possible.

En abordant la question de l'intellectuel de cette façon, qui paraît très théorique — mais ce n'est précisément qu'une apparence, qu'il faudra ici dépasser —, on ouvre la porte à ce qui constitue la question fondamentale pour nous, intellectuels de la fin du XXè siècle, soit celle des conditions de possibilité de l'existence même de l'intellectuel, dont je tenterai brièvement de montrer qu'elles sont aujourd'hui menacées dans leurs fondements. C'est un horizon pour ainsi dire post-intellectuel qui se profilerait ainsi dans la logique de développement actuel, si elle devait être totalement abandonnée à elle-même. Comment penser un tel impensable? En effectuant un retour sur la question centrale du rapport entre théorie et pratique, qui, lorsqu'elle n'est pas abordée d'une façon platement méthodologique, échoue le plus souvent sur l'écueil d'une épistémologie aveugle à la question, ontologique celle-là, de l'Être.



LA THÉORIE CHEZ LE PSYCHANALYSTE

Imaginons que la théorie se présente chez un psychanalyste parce qu'elle éprouve un sentiment de vide, qu'elle se sent étrangère à son corps. Elle avait auparavant consulté le Dr Sokal, rendu célèbre par les médias, qui se sont plu pendant un certains temps à l'inviter sur toutes les tribunes [5] La théorie, lorsqu'elle faisait son introspection, c'est-à-dire lorsqu'elle faisait retour sur elle-même, se désolait de ne rien trouver à dire de sérieux. “Il faut vous ausculter avec méthode, lui avait prescrit le Dr Sokal. De même que vous ne pouvez connaître la nature qu'en l'appréhendant de façon rationnelle, en recueillant avec précaution des données empiriques que votre intellect pourra agencer afin de permettre l'adéquation entre la logique immanente de la nature et la représentation que vous vous en faites, de même devez-vous, au moins en partie, fonder votre connaissance de soi sur des données empiriques.” [6] Sortie du cabinet du Dr Sokal en tentant de se gratter la tête, et n'y parvenant pas parce qu'absolument incapable d'éprouver son corps, de le sentir, la théorie, soudain effrayée par l'idée qu'elle n'était peut-être qu'un spectre de l'Etre, se rendit finalement chez un psychanalyste, bien qu'elle fut tenaillée par la peur d'être pointée du doigt pour cause de folie. “Après tout, se rassura-t-elle, si on me pointe du doigt, ce sera déjà une preuve de mon existence.”

Comme on pouvait s'y attendre, l'analyse fut longue et coûteuse. Mais, du moins cette fois, fructueuse. La théorie avait fini par comprendre qu'elle ne pouvait totalement s'émanciper de sa mère, la pratique. Elle avait eu beau tenter d'oublier le cordon ombilical qui les liait, elle se rendit compte qu'elle ne pouvait couper sa seule source d'oxygène. Fille de la pratique, elle en était en même temps paradoxalement le père, en tant qu'elle assurait la distance réflexive permettant à la pratique — et donc à elle-même! — de se déployer dans le monde. Dans le miroir que lui avait tendu l'analyste, la théorie s'était finalement découvert un corps, politique, qu'elle s'était jusque-là refusé à penser comme le sien propre, le considérant plutôt comme une réalité étrangère. Les recettes miracles du Dr Sokal lui parurent alors bien naïves, mais elle ne s'attarda pas trop longtemps sur ce moment d'égarement, consciente d'être désormais le devoir-être de sa mère. Au fond, son être n'était que cela, ou était tout cela : le moment réflexif de la pratique. Il était donc révolu le temps des illusions, où elle croyait trouver son être dans une multiplicité d'étants. Son être était devoir-être, et elle allait dorénavant se gouverner en conséquence.

Ce petit conte philosophique, bien qu'issu d'une pauvre imagination, pourrait servir d'introduction à une réflexion sur la misère du savoir contemporain et sur les nouveaux déboires des intellectuels. Si la salubrité intellectuelle ne permet plus d'excuser les dérives de l'intellectuel messianique, elle exige en effet que soient examinées sans complaisance les dérives non moins réelles de l'intellectuel qui, mis en garde des dangers inhérents à la recherche de la vérité, décide de la troquer pour l'efficacité. En passant du statut de serviteur d'un pouvoir totalitaire à celui d'expert-conseil en production d'une socialité fonctionnelle, délestée des mirages du détour symbolique, l'intellectuel contemporain, gestionnaire du réel, devient un professionnel du non-sens, un meurtrier de la représentation. Concédons aux naïfs, pour ne pas blesser leur amour-propre, que cela ne tue personne. Encore que...  Mais une chose est certaine : cela empêche de respirer. Comme l'écrivait Annie Le Brun: “On n'entend plus, il est vrai, le bruit des portes qu'on ferme. Nous en sommes redevables à ce petit monde industrieux qui, en donnant depuis vingt ans les gages successifs qu'on lui demande, a contribué à ce progrès incontestable : c'est automatiquement que les portes se ferment aujourd'hui à la possibilité d'un réel sursaut de l'esprit qui pourrait dérégler le "système d'avilissement et de crétinisation", toujours en état de marche” [7]



LA PENSÉE INFORME

La figure dominante de l'intellectuel contemporain est celle du clone, un clone de la pensée, une pensée se voulant “pure”, donc informe, désincarnée, qui peut jeter son dévolu sur une infinité d'objets constituant autant de problèmes à régler. Pour cet intellectuel, ce savant, ce chercheur ou cet expert, la société n'existe pas : seuls existent des systèmes, constitués de rapports, ou plutôt de relations, parce que le rapport suppose encore une certaine présence à soi qui est au fond, aux yeux du gestionnaire, une indétermination qu'il s'agit de digérer, au nom de l'efficacité.

Que ce pragmatisme vulgaire se donne des airs démocrates n'a au fond rien de surprenant, comme l'illustre bien Richard Rorty : “La superficialité philosophique et la légèreté contribuent à désenchanter le monde — aidées en cela par l'émergence des grandes économies de marché, l'élévation du taux d'alphabétisation, la prolifération des genres artistiques et le pluralisme insouciant des cultures contemporaines. Elles contribuent à rendre les habitants de ce monde plus pragmatiques, plus tolérants, plus libéraux, et aussi plus réceptifs à l'appel de la rationalité instrumentale.” [8] Il aurait cependant pu ajouter, inspiré par Castoriadis : “La période présente est, ainsi, bien définissable comme le retrait général dans le conformisme. Conformisme qui se trouve typiquement matérialisé lorsque des centaines de millions de téléspectateurs sur toute la surface du globe absorbent quotidiennement les mêmes inanités, mais aussi lorsque des "théoriciens" vont répétant que l'on ne peut pas "briser la clôture de la métaphysique gréco-occidentale".” [9]

Est-il besoin de rappeler ici l'intime lien historique entre le développement de la démocratie et celui de la figure de l'intellectuel? C'est dans un espace de représentation où le miroir de la société n'est plus réputé reposer dans les mains de Dieu que l'idée d'un retour critique de la subjectivité sur elle-même est rendue possible. C'est par ce dédoublement que le langage, qui jusque-là enveloppait totalement la pratique, peut désormais accorder à celle-ci une certaine autonomie. Il ne s'ensuit pourtant pas un éclatement du monde, bien au contraire. Celui-ci est simplement ressaisi à un niveau supérieur de réflexivité, politique : c'est là que se constitue l'unité médiatisée de la théorie et de la pratique, qui peuvent désormais apparaître, mais de façon superficielle seulement, comme deux ordres de réalité distincts, que la “science” croit pouvoir appréhender comme tels, quitte à voir le XXè siècle lui passer par-dessus la tête.

Ce monde, réapproprié comme totalité, n'implique aucunement le totalitarisme, comme les chantres du libéralisme, même — et peut-être surtout — dans sa version “soft”, tolérante, pragmatique et tutti quanti, aiment le clamer. En fait, nous touchons ici le point crucial pour comprendre la difficulté d'être de l'intellectuel contemporain : quand l'idée même de médiation perd sa légitimité, au profit d'un accès im-médiat au réel, tel que promulgué, entre autres, par tous les chantres des technologies de communication, la posture même de l'intellectuel devient virtuellement intenable. L'intellectuel ne peut “agir” que dans l'espace de l'institution, ou dans l'espace institué, qui suppose une verticalité que les technologies de communication (et leurs cortèges d'idéologues) s'évertuent précisément à abolir. Il faut ici comprendre l'institution dans le sens fondamental d'espace institué du politique, à travers lequel la réalité sociale-historique s'objective et se pense dès lors dans son autonomie. Sans cet espace, l'appréhension de la société est impossible; le détour d'une médiation (culturelle ou religieuse) dont la production sociale n'est pas reconnue comme telle interdit en effet la saisie de la spécificité de l'ordre de la pratique, dont le moment réflexif, par le fait même, ne peut non plus être pensé. C'est l'acte de naissance, politique, de la société (jusque-là “perdue” dans un cosmos comprenant les mondes indifférenciés de la “nature” et de la “société”) qui permet l'émergence d'une subjectivité se pensant comme autonomie légitime, et avec elle l'ouverture d'une voie permettant le retour critique de la société sur elle-même.

Quand la réflexion doit céder le pas au réflexe, quand l'espace public devient un espace publicitaire, au sens marchand du terme, la parole de l'intellectuel se transforme cependant en un bruit de fond qu'on finit par ne plus entendre. On peut, dans un dernier tressaillement, célébrer ce moment : encore faudrait-il avoir l'honnêteté (ou, peut-être plus simplement l'intelligence) de dire que la légèreté promise sera réservée à un “happy few” (une autre élite d'“avant-garde”, mais pas intellectuelle...), cette “over-class” mondiale érigée sur la misère d'une majorité qui ne cesse de croître. On s'en convainc aisément en examinant l'économie, qui sait si bien découpler la pratique de sa dimension réflexive, quitte à prêter, par anthropomorphisme, une intentionnalité au marché. Dans le jeu d'équivalence de la logique marchande, où toutes les opinions se valent, force est de constater que l'intellectuel vantant (ou vendant?) la démocratie libérale et capitaliste se transforme en un clown de la critique. Il n'est nul besoin de regretter l'intellectuel chantant “le marxisme comme horizon indépassable de notre époque” pour faire un tel constat. En fait, s'il est un rôle que doit jouer l'intellectuel, c'est bien celui de “dénaturaliser” les médiations comme celle du marché, pour les faire apparaître comme ce qu'elles sont : des constructions humaines, sociales-historiques.

Entre la figure de l'intellectuel messianique et celle du savant qui, au nom de l'objectivité, devrait rester à l'écart du politique, il existe une position que l'intellectuel a la responsabilité d'occuper. Cette place peut seule donner — encore et toujours — un sens à sa démarche, pour lui-même mais aussi pour le monde qu'il habite. Cette exigence devant le guider est au fond très simple : il lui faut favoriser une saisie réfléchie et synthétique de la société par elle-même, pour ainsi permettre l'explicitation des enjeux normatifs auxquels la société est confrontée. Cela implique d'abord la reconnaissance du fait que la société n'est pas une réalité objective que l'intellectuel — par on ne sait quelle alchimie — pourrait décrypter, contrairement aux autres individus, ainsi réputés d'une façon ou d'une autre “aliénés”, du moins jusqu'à ce que les “lumières” du “guide” les fassent sortir de la nuit de l'ignorance. La société ne se déploie que dans un horizon de sens duquel émerge l'activité intellectuelle elle-même, qui ne peut donc se penser ex cathedra. C'est donc dire que ce n'est pas d'un chimérique point de fuite du réel, point d'archimède qui permettrait de mieux l'embrasser, que l'intellectuel trouve la légitimité de sa “pratique”. C'est au contraire en acceptant la dimension normative traversant le monde dans lequel il vit que l'intellectuel peut montrer la pertinence de sa démarche, qui ne consiste pas à donner des réponses mais plutôt à pointer les médiations, toujours socialement construites, à travers lesquelles la réalité sociale se présente comme un ordre objectif.

Le marché, pour reprendre cet exemple, n'a rien de naturel, quoi qu'en disent tous ses zélés laudateurs. Il a été socialement construit, par des médiations comme la propriété ou la monnaie (ce qui implique un immense “travail” politico-idéologique de légitimation), qu'il incombe à l'intellectuel de mettre en lumière. Ce faisant, ce n'est pas simplement un travail de déconstruction que doit mener l'intellectuel : en participant à la destruction du fétichisme de la marchandise (ou de la science, ou de la technique, ou des droits, etc.), il doit aussi favoriser la valorisation d'un lieu de production sociale réfléchie des normes synthétiques balisant l'espace de l'être-ensemble. Autrement dit, l'activité de l'intellectuel s'inscrit dans un cadre politique, où il ne s'agit pas d'imposer des réponses à la pièce à un monde social fragmenté en une infinité de problèmes à résoudre mais de réaffirmer l'exigence de penser collectivement, dans l'espace politique, un avenir qui puisse prendre pour tous valeur de projet. Le regard de l'intellectuel se trouve ainsi dans la même position d'extériorité face au monde que l'institution politique elle-même, qui ne peut se déployer que dans cette distance réflexive. Et c'est précisément sa capacité de se tenir dans cette posture critique (une réflexivité de second niveau) qui permet à l'intellectuel de hiérarchiser l'importance relative des normes qui prolifèrent aujourd'hui de toutes parts. Il ne s'agit pas pour lui de produire ces normes, au nom d'une vérité intrinsèque dont il aurait le secret, mais de montrer que celles-ci, dont l'érection suppose toujours des médiations ayant valeur objective pour les acteurs sociaux, ne se situent pas toutes au même niveau. Le code du bâtiment dicte ainsi des milliers de normes, qui ne peuvent cependant se voir accorder socialement le même statut que la loi. Et la distinction entre ces deux types de normes ne repose pas d'abord sur leur niveau de généralité, mais bien sur la “nature” des médiations (technique dans un cas, politique dans l'autre) qui les rendent possibles. C'est la hiérarchie de la puissance des médiations produisant diverses normes que l'intellectuel doit ainsi d'abord éclairer, pour éviter que la production éclatée de celles-ci ne finisse par légitimer de facto le self-service normatif.

Nulle velléité messianique n'est requise de la part de l'intellectuel pour l'accomplissement d'une telle tâche. Ce qui est exigé, par contre, c'est la conviction que la démocratie ne peut être abandonnée à toutes sortes de puissances excentrées qui transforment la société en un tout radicalement hétéronome, dans lequel la part d'autonomie du sujet ne peut que s'atténuer, afin de “permettre” à celui-ci de s'adapter à son environnement sans cesse mouvant. Et ce n'est pas en mesurant les moindres oscillations de cet environnement — ou plutôt de ces environnements, spécifiques à chacun —, à la façon des journalistes, qui croient avoir un accès privilégié au réel parce qu'ils sont assis (ou se croient assis) aux premières loges, que les intellectuels, même en faisant la sommation de ces oscillations, pourront redonner son sens à l'idée de démocratie.



UNE ÈRE POST-INTELLECTUELLE?

Est-ce à dire que les intellectuels sont aujourd'hui, dans leur ensemble, sortis de l'espace qui était le leur? Bien sûr que non. Mais force est de constater que leur inscription dans le monde est de plus en plus problématique. Il ne s'agit pas de les inviter à se mettre à brandir des pancartes et à lancer des slogans; le temps de l'intellectuel est celui de l'histoire, qui a peut-être perdu sa majuscule, mais qui continue à vivre à travers nous. Aussi le “travail” de l'intellectuel peut-il se situer, de façon tout à fait légitime, à mille lieues de la “vraie vie” à laquelle plusieurs aimeraient le ramener, conformément à un idéal pragmatique. Mais si le “travail” de l'intellectuel doit s'inscrire dans l'histoire, c'est parce que nous vivons dans le temps de la durée, de la permanence du passé qui se déploie à travers le présent. L'intellectuel ne peut se contenter de disséquer des cadavres : il doit scruter la vie qui se transmet à travers eux.

À cet égard, je demeure perplexe devant le regain d'intérêt pour la philosophie politique depuis une vingtaine d'années, au moment même où s'accélère la dissolution du politique — dans un impensé assez généralisé — en une multitude de techniques de gestion pour lesquelles la finalité du vivre-ensemble est évacuée au profit de la simple capacité opérationnelle de modifier localement, de proche en proche, des bouts de réalité qui ne sont jamais ressaisis réflexivement dans leur unité profonde. Jacques Rancière me semble avoir bien posé le problème en affirmant que “[...] ce qu'on appelle "philosophie politique" pourrait bien être l'ensemble des opérations de pensée par lesquelles la philosophie essaie d'en finir avec la politique, de supprimer un scandale de pensée propre à l'exercice de la politique” [10]  C'est l'abandon de toute la dimension pédagogique du politique aux velléités gestionnaires des technocrates qui se trouve ignoré lorsque le politique est abordé sous un angle abstrait faisant l'impasse sur ses transformations contemporaines. Comment peut-on ainsi continuer à invoquer la démocratie alors que la dynamique sociétale dans laquelle nous nous trouvons marque une rupture vis-à-vis d'elle? Par-delà le maintien de la référence à des catégories comme celles du droit, de la propriété, de l'individu ou de l'économie, pour n'en prendre que quelques-unes, un glissement fondamental s'est opéré qui rend la réalité en porte-à-faux par rapport à l'idéal de souveraineté — au sens fondamental du terme — logeant au cœur de la démocratie. Ce n'est plus l'autonomie de la société (par rapport à la nature ou à un ordre divin) qui est aujourd'hui au coeur de l'agenda politique (ou de ce qui en reste), mais bien une quête d'adaptation tous azimuts à un ordre réputé objectif : nous sommes entrés, en un mot, dans le monde de l'hétéronomie, dans sa variante post-moderne, c'est-à-dire une hétéronomie recherchée pour elle-même — comme si cet abandon avait valeur en soi — et qui ne requiert même plus l'idée d'une dépendance à l'égard d'un ordre subjectif autonome, fut-il renvoyé dans l'orbite divine.

Penser le politique dans un cadre purement formel ne fait que consacrer le divorce entre la théorie et la pratique, entre lesquelles l'écart n'a jamais été aussi grand qu'aujourd'hui, quoi qu'en disent les laudateurs de la “fin des idéologies”, qui ont en quelque sorte raison contre eux-mêmes : s'il est vrai qu'est maintenant largement discréditée l'idée d'une représentation de la société à l'aune de laquelle un jugement puisse être porté sur elle, ce discrédit est lui-même idéologiquement marqué par le pragmatisme le plus vil, ce discours de la fin annonçant — et contribuant ainsi du même coup à réaliser — la fin de tout discours, toute médiation (même et surtout symbolique) tendant à s'effacer derrière l'immédiateté opérationnelle de la gestion, idéalement just in time. C'est l'utopie d'une u-chronie, où la réalité devient parfaitement synchrone, ce qui signifie que le mouvement actuel implique virtuellement une totale immobilité : autre façon de dire qu'une logique socialement mortifère (sans parler des dangers qu'elle représente pour le bios) est présentement à l'œuvre, qui ne peut faire l'économie d'une réflexion. La rhétorique des droits de l'homme ne me semble par ailleurs nullement en rupture avec cette dynamique. La représentation de la société ne peut en effet s'appuyer sur une abstraction : elle a besoin d'une image concrète pour “fonder” le lien contingent unissant les individus en un tout à travers lequel, seulement, ils peuvent exister comme individus.

L'actuel moment de transition pointe ainsi vers une fusion de la théorie et de la pratique où les deux pôles du rapport s'anéantissent dans un silence immobile. Nous n'en sommes évidemment pas là — un point-limite impensable et par définition indicible une fois atteint. Il n'en demeure pas moins que la théorie a dans une très large mesure cessé d'être le moment réflexif de la pratique, réifiée au nom d'une utilité et d'une efficacité immédiates que la “réflexion” sur la société, parée des habits de la scientificité, devrait désormais rechercher. C'est ainsi que peuvent proliférer, à l'intérieur même de l'enceinte réputée abriter l'essentiel des intellectuels (l'université), un ensemble infiniment extensible de recherches portant sur des moments épars de la pratique, réduite à une sommation de faits objectifs. Devenus des entomologistes de la réalité sociale, les intellectuels tentent ainsi de moins en moins d'appréhender le monde dans son unité idéelle (comme s'il en était une autre que celle-là!). Au nom d'un idéal scientifique supposant pourtant la liberté du sujet pensant face à l'objectivité d'une nature déterministe, ils contribuent au contraire à réduire la liberté en une simple indétermination qu'il est alors aisé d'assimiler au hasard, que la loi des grands nombres pourra toujours conjurer. La dimension d'abord politique de la liberté, indissociable de l'idée de souveraineté, est ainsi obnubilée, et avec elle la responsabilité — non seulement à l'égard de soi-même mais aussi d'autrui — d'assurer la pérennité d'un espace du vivre-ensemble qui demeure à la fois viable et respectueux de la marge d'autonomie que le développement d'une réflexivité critique a ménagée à chacun de ses membres.

S'il y a lieu de parler d'imposture intellectuelle, pour reprendre l'expression de Sokal, c'est bien dans l'assujettissement de la “théorie” à une logique technocratique de découpage de la société en sous-systèmes de plus en plus fins qu'il convient alors de la traquer, et non dans quelque refus d'adhérer béatement à une logique épistémologique incapable de seulement intuitionner la spécificité ontologique de l'ordre de la pratique. Dans cette optique, même une réflexion aussi forte que celle d'un Niklas Luhmann ne me paraît pas rompre avec la situation actuelle. L'analyse de la société comme système n'engage en effet aucunement l'intellectuel d'un point de vue normatif : l'intellectuel demeure ici un point de fuite de la subjectivité, autrement dissoute dans un ensemble de sous-systèmes autoréférentiels étranger à l'idée d'une unité du monde à caractère politique.

Cela ne signifie nullement, à l'inverse, que l'adoption d'une posture morale suffise à redonner à l'intellectuel ses lettres de noblesse, si tant est qu'il en ait déjà eues. D'une part, une telle attitude n'implique aucunement une réflexivité critique, comme en font foi les fondamentalismes de tous poils. D'autre part, et de façon peut-être plus subtile, la conviction morale, trouvant sa vérité dans la seule conjugaison de la pensée pure et de l'individualité, affecte l'intellectuel de tous les maux que Hegel a si admirablement décrits dans son analyse de la “belle âme” : “la conviction morale, écrit-il, dans la majesté sublime de son élévation au-dessus de la loi déterminée et de tout contenu du devoir, met donc le contenu qu'elle veut bien dans son savoir et vouloir; elle est la génialité morale qui sait la voix intérieure de son savoir immédiat comme voix divine, et dès lors qu'à même ce savoir elle sait tout aussi immédiatement l'existence, elle est la force créatrice divine qui a la vie dans son concept”. [11]

Comment peut-on alors penser une inscription normative de l'intellectuel dans l'espace institué de la société qui se conjugue au même temps que l'adoption d'une posture réflexive-critique? Pour renouer avec l'idéal de synthèse sans lequel l'appréhension du monde devient impossible, il faut en finir avec l'idée d'une pensée pure, d'autant plus vraie qu'elle serait éthérée. Cela n'a rien à voir avec le degré d'abstraction de la pensée : la réflexion la plus empirique peut être totalement prisonnière de catégories dont la naturalisation est absolument irréfléchie, ce qui élimine a priori la possibilité de saisir la réalité du point de vue de son unité idéelle; inversement, une pensée abstraite peut déployer tout son “attirail” dans une ignorance tout aussi complète des médiations sociales sans lesquelles son dire serait même impossible.

Rompre avec la pensée pure, c'est d'abord se reconnaître, en tant qu'intellectuel, la responsabilité de perpétuer un héritage d'élargissement de la réflexivité à travers l'entretien d'un rapport critique à l'égard des médiations sociales, afin d'éviter qu'elles ne se réifient, qu'elles ne se voilent derrière une pseudo-naturalité. C'est aussi tenter de renouer, dans la démarche réflexive elle-même, avec un idéal de synthèse présentement écartelé entre les dimensions cognitive et esthétique de notre rapport sensible au monde. La vie de l'esprit n'a pas à être froide, désincarnée : elle doit être traversée par la passion et par un souci du beau qui soit aussi un respect de l'être-advenu du monde. Cela ne signifie en rien un asservissement au présent (ou au passé) qui soit fermeture sur l'avenir, mais au contraire le développement d'une conscience toujours plus aiguë de la richesse du caractère contingent de notre appartenance au monde et le souci de le préserver pour l'enrichir de nouvelles expériences. Tout cela ne fait pas de l'intellectuel un membre d'élite d'une “avant-garde éclairée” mais, beaucoup plus prosaïquement, un amoureux du monde désireux d'en faire partager les richesses, comme le professeur vise — idéalement — à permettre à ses élèves d'entrer dans un rapport réfléchi au monde qui soit à la fois porteur d'un idéal d'équilibre et de beauté.

Cela implique de reconnaître que la théorie ne peut être coupée du monde sensible de la pratique, dont elle n'est finalement que le moment réflexif. À défaut de le reconnaître, le cordon ombilical entre la théorie et la pratique deviendra si distendu que l'intellectuel n'aura plus qu'à se passer la corde autour du cou. Reste à savoir si, comme Karl Kraus, il appréciera cette miséricorde de la nature, qui a placé ce cordon à sa portée.



NOTES


[1] Ce texte est une version remaniée et élargie d'une communication présentée à l'Université d'Ottawa, le 13 mai dernier, à l'occasion d'un colloque sur les “générations d'intellectuels”, tenu dans le cadre du congrès de l'ACFAS.

[2] Candidat au doctorat à l'École des Hautes Études en Sciences

Sociales (Paris).

[3] Karl Kraus, “Le progrès”, in La littérature démolie, Paris, Petite Bibliothèque Rivages, 1990 (1909), pp. 145-146.

[4] Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Champ-Flammarion, 1992.

[5] Alan Sokal, professeur de physique à l'Université de New York, a publié au printemps 1996, dans une revue américaine, Social Text, un canular pastichant la pensée “postmoderne”, surtout française. Il a publié l'année suivante, en collaboration avec Jean Bricmont, professeur de physique théorique à l'Université de Louvain, un livre intitulé Impostures intellectuelles (Éditions Odile Jacob) où il explicite sa critique du relativisme postmoderne.

[6] Sokal et Bricmont écrivent ainsi qu'“il faut bien justifier nos théories sur le monde physique ou social d'une façon ou d'une autre; or, si l'on abandonne l'apriorisme, l'argument d'autorité et la référence à des textes sacrés, il ne reste pas grand-chose d'autre comme méthode que la confrontation des théories aux observations et aux expériences” (op.cit., p. 192).

[7] Annie Le Brun, Appel d'air, Paris, Plon, 1988, p. 51.

[8] Richard Rorty, “Du primat de la démocratie sur la philosophie”, in La sécularisation de la pensée, sous la direction de Gianni Vattimo, Paris, Seuil, 1988, p.53.

[9] Cornelius Casatoriadis, “L'époque du conformisme généralisé”, in Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Paris, Seuil, p. 23.

[10] Voir La mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 15.

[11] Hegel, La phénoménologie de l'esprit (trad. de Jean-Pierre Lefebvre), Paris, Aubier, 1991, p. 432.

 


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