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Grandeur et misère de l’intellectuel prophète

Un texte de Daniel Jacques
Thèmes : Revue d'idées
Numéro : vol. 1 no. 2 Printemps-été 1999

I. INTRODUCTION

Il sera question, dans ces quelques pages, du rôle de l’intellectuel dans la société d’aujourd’hui, plus exactement de la tâche qui lui incombe au sein de l’espace politique que nous partageons. Toute tentative pour définir celle-ci constitue, pour chaque génération, une entreprise à la fois difficile et incontournable. Difficile, dirais-je tout d’abord, car cela présuppose que l’on peut se départir de ses propres naïvetés ; incontournable, d’autre part, puisqu’il s’agit chaque fois de proposer une parole qui peut devenir commune à tous les membres de la cité. Une telle réflexion sur la place de l’intellectuel dans la cité comporte toujours une part de projet. Aucune génération n’a pu ainsi répondre à la question qui nous intéresse sans procéder à une appropriation de l’avenir.

Comment, en effet, pourrions-nous départager ce qui est souhaitable de ce qui ne l’est pas sans proposer comme critère une certaine représentation de la société qui soit aussi un idéal. En d’autres temps, en d’autres lieux, on a jugé de la valeur des choses humaines à partir du passé, de la tradition ou de la coutume. S’il nous faut aujourd’hui encore tenir compte de l’expérience passée afin de distinguer le souhaitable de son contraire, il semble toutefois que cela ne suffise plus.  Pour éclairer cet aspect essentiel de notre situation, j’aimerais citer une phrase de Valéry, tirée de sa Politique de l’esprit. Nous ne pouvons plus ,  écrivait celui-ci, déduire du passé quelque image de l’avenir, puisque nous avons en quelques années forgé un état dont les traits les plus remarquables sont sans précédent et sans exemple. [1] En formulant cette pensée, Valéry n’a fait que reprendre à son compte une opinion qui traverse tout le siècle précédent. Il donne forme à un sentiment commun, apparu au lendemain de la Révolution française. C’est dans cet horizon de sensibilité que l’idée même de l’intellectuel a acquis toute son évidence. Davantage, la figure de l’intellectuel telle que nous la connaissons a pris forme dans le  clivage séparant désormais le passé de l’avenir. L’intellectuel incarne ce que la pensée doit devenir dès lors que l’homme prend conscience de vivre dans l’histoire, qu’il y trouve en quelque sorte son élément premier. Assumer la tâche qui revient à l’intellectuel, c’est donc, toujours et chaque fois, tenter d’appréhender un futur qui ne dérive, apparemment, d’aucun passé.

Il faut, par conséquent, se demander quel avenir est aujourd’hui désirable. D’une certaine manière, l’intellectuel est toujours prophète, toujours annonciateur d’un avenir pour la communauté. Dès lors qu’une telle entreprise est dénoncée au nom des dérives qu’elle a suscitées durant le siècle, la posture de l’intellectuel paraît désuète, voir néfaste. Il faudrait, selon certains, promouvoir un discours sur le politique qui soit plus modeste et remplacer, en somme, l’intellectuel par le spécialiste. Il est important de réfléchir à ce malaise qui entoure actuellement le projet de l’intellectuel. En considérant celui-ci, il nous est donné d’examiner sous quelles conditions l’avenir se laisse appréhender aujourd’hui. Qu’on me comprenne bien, il ne s’agit pas de proposer quelques nouvelles avenues pour les Québécois et les Canadiens, mais, bien davantage, de circonscrire la situation morale et intellectuelle à partir de laquelle il nous est donné d’envisager l’avenir.

II. UN CERTAIN MALAISE

 Il peut paraître étrange d’invoquer un malaise à propos de l’intellectuel alors même que l’idéal que représente celui-ci semble bien vivant parmi nous. Si les exigences de lucidité et de probité qu’il incarne ne sont plus liées comme autrefois à l’idée d’un progrès général et continu de l’espèce humaine, celles-ci n’en exercent pas moins un puissant attrait. Il importe, maintenant comme hier, de dévoiler la tromperie et l’erreur, que celles-ci soient du côté de ceux qui en appellent au progrès ou à la décadence présumés de la civilisation moderne. L’intellectuel se veut être l’expression d’une conscience éveillée, c’est-à-dire attentive au mouvement réel des choses humaines. Il est celui qui, au milieu de l’affairement général, cherche à penser l’événement qui constitue la vérité de l’époque.

Depuis, à tout le moins, l’époque de Constant, que ce soit à droite ou à gauche, on s’accorde à reconnaître que l’histoire est irréversible et qu’il faut penser le présent dans sa singularité pour parvenir à définir la justice et les institutions qui la réaliseraient au mieux. C’est en cherchant à assumer cette fonction historique que les différentes générations d’intellectuels se sont distinguées. Si pour certains d’entre eux, l’essentiel fut d’achever la révolution, pour d’autres, il s’est agi davantage d’en clore les possibilités. Sous la fascination exercée par l’idée de la singularité d’un présent à assumer, plusieurs en vinrent à croire qu’il était nécessaire d’aller bien au-delà de ces premiers bouleversements de l’ordre social et d’engager d’autres révolutions plus radicales encore. C’est par ce biais que la révolution, qui a été d’abord un événement historique, a pu devenir un idéal politique, voire un programme pour nombres d’intellectuels de tous les horizons.[2]  Tout au long du XIXe et du XXe siècle, ils furent nombreux à dénoncer le cours présent des choses au nom d’un avenir idyllique ou bien encore d’une vision cauchemardesque des lendemains du monde. C’est dans ce contexte général qu’a  pris forme, pour reprendre la belle expression de Claude Lefort, « l’imaginaire de la crise ». [3]  On peut affirmer, sans crainte de se tromper, que le monde intellectuel fut , jusqu’à tout récemment, dominé entièrement, ou presque,  par cet imaginaire politique. À chaque génération, il y a eu des intellectuels pour proclamer que le présent est en rupture avec tout passé et qu’il constitue l’occasion d’un commencement radical.  D’ailleurs, nombreux furent les politiques qui justifièrent leurs actions en rappelant l’urgence de la situation. 

Avec la chute du mur de Berlin, c’est-à-dire avec la victoire des démocraties libérales, cet imaginaire de la crise semble s’être affaissé, à tout le moins les discours qu’il suscite ne captivent plus l’attention comme autrefois, si bien que plusieurs en viennent à regretter ouvertement la disparition des grandes croyances qui animaient naguère les foules. Il est vrai, d’autre part, que la remise en question de l’esprit de révolution que nourrit cet imaginaire s’est amorcée bien avant que le dernier concurrent légitime du libéralisme ne soit écarté. Cette faiblesse, relativement récente, de l’esprit de révolution résulte pour une part essentielle du poids de l’expérience historique, poids qu’il a fallu considérable pour venir à bout d’espérances ayant résisté jusque-là à toute confrontation avec le réel. Toutes ces tentatives de révolution qui ont marqué le siècle ont eu, il faut bien le reconnaître aujourd’hui, la plupart du temps des effets proprement catastrophiques. Si bien qu’on en est venu à douter qu’il soit possible de défendre un projet de reconstruction de la société sans du même coup engager les pires dérives politiques. Le libéralisme, diront certains, n’a nul besoin de ces grands projets, c’est sa qualité première, il peut reposer sur une fragmentation infinie des discours et témoigne ainsi d’un respect pour la pluralité des conceptions du monde. En ce sens, il paraît être la seule doctrine politique entièrement compatible avec l’individualisme moral des modernes. D’autres vont plus loin encore et n’hésitent pas à conclure de la défaite du socialisme révolutionnaire, en fait de celle de tous les concurrents du projet libéral, qu’il y a impossibilité à établir un discours sur le politique qui ait une valeur pleinement universelle. Davantage, dans le désir de faire prévaloir une parole commun qui caractérise le projet de l’intellectuel, se cacherait un oubli de la singularité de tout discours humain, oubli qui porte en lui la promesse des pires désastres.

Jouer le jeu de l’intellectuel en cette fin de siècle, c’est donc toute autre chose que d’entreprendre de l’assumer à l’époque de Constant ou de Weber. L’expérience passée possède désormais un poids tel qu’elle rend toute naïveté impardonnable. Il est manifeste, à regarder la scène intellectuelle, que ce soit ici ou ailleurs, que les nouvelles générations ont peine à s’élancer vers l’avenir avec la même légèreté que celles qui les ont précédées. Si ces dernières ont souffert d’un excès d’enthousiasme, dissimulant sous leur rêve une part considérable de la réalité humaine, le risque paraît grand que les plus jeunes ne soient assaillis par un sentiment d’impuissance les privant de toute appropriation  du futur, leur imagination s’arrêtant à la frontière du présent.

Voilà pourquoi il y a un malaise persistant autour de l’intellectuel. À cela s’ajoute le fait que la tâche des nouveaux intellectuels est rendue d’autant plus difficile qu’ils ont à l’assumer sous le regard à la fois bienveillant et désabusé, parfois condescendant et cynique, de leurs prédécesseurs. Le doute dont ils sont  l’objet est renforcé par l’attitude de certaines élites qui semblent s’être donné pour unique projet de jouer les chiens de garde du champ intellectuel. Dans cette mer d’incertitudes, ceux-ci, désormais rivés à l’exigence critique comme à une bouée de secours, consacrent tous leurs talents à dévoiler l’étendue de nos impuissances.  Contrairement aux époques précédentes, l’intellectuel ne jouit plus de l’appui unanime de ses pairs. L’intellectuel engagé doit faire face au scepticisme ambiant, alors même, que le grand public semble se désintéresser entièrement de son sort. Je n’ai pas ici à reprendre les constats, maintes fois exposés, concernant la place accordée aux intellectuels dans la société québécoise.

III. PENSER APRÈS L’ÈRE DES RÉVOLUTIONS

S’il est vrai que la figure de l’intellectuel est apparue en vertu d’un certain contexte historique marqué par l’esprit de révolution, dès lors que l’idéal révolutionnaire a perdu son pouvoir de séduction, qu’il ne constitue plus une idée directrice, il faut se demander ce que devient l’intellectuel et quelle peut être sa tâche. J’aimerais formuler la question autrement, si la fonction de l’intellectuel, depuis à tout le moins la Révolution française, consiste à définir la politique appropriée aux temps présents, à partir, non pas d’un passé reconnu pour sa valeur, mais d’un avenir désigné comme souhaitable, que devient celui-ci dès lors que nous demeurons déliés du passé sans avoir toutefois d’emprise sur l’avenir? Le risque paraît grand que l’intellectuel ne puisse survivre à ce que certains historiens ont commencé à désigner comme un repli général de la conscience commune sur le présent.

Même si l’avenir ne contenait pas autre chose qu’une répétition du présent, il demeure toutefois que le sens de ce présent fait problème. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a encore divergence sur la signification de l’époque. Certains voient en elle un accomplissement, d’autres jugent qu’elle comporte les pires menaces. C’est dans cet espace aux contours imprécis et changeants que l’intellectuel est appelé à prendre position. D’autre part, si l’esprit de révolution semble décliner parmi nous, il n’en est rien de son inséparable compagnon : l’esprit de révolte. Alors que le premier se nourrit toujours d’un  refus du présent au nom d’un avenir meilleur;  le second découle d’un refus du présent et de l’avenir. Dans la culture contemporaine, de Jim Morrison à Marilyn Manson par exemple, il existe une infinité de manifestations de cet esprit de révolte, de ce refus de l’époque présente, que n’alimente aucune vision de l’avenir.

La nostalgie de l’époque des révolutions représente désormais un obstacle majeur à l’émergence d’une nouvelle figure de la pensée. Ceux qui ont grandi dans l’espérance de créer un monde radicalement différent rencontrent une difficulté considérable lorsqu’il s’agit d’imaginer pour l’intellectuel une autre tâche que celle qu’ils lui ont assignée. Au Québec, par exemple, on demande inlassablement aux plus jeunes de rejouer le jeu de leurs aînés, chaque fois il s’agit de refaire la Révolution tranquille et tous attendent, avec plus ou moins de lassitude, la proclamation d’un nouveau Refus global. La sacralisation récente de ce moment de notre histoire, à laquelle a contribué toute l’intelligentsia québécoise, constitue un indice précieux de l’état de la culture dans ce pays. Il semble que le monde intellectuel, bien qu’il ait reconnu l’échec des projets révolutionnaires, demeure largement sous la fascination d’un idéal de rupture et de nouveauté. Cela tient probablement au fait qu’il semble difficile d’attribuer à l’intellectuel une tâche qui soit exaltante hors de ce que nous avons convenu de nommer l’imaginaire de la crise.

Je crois pourtant que cette situation nouvelle offre des possibilités étonnantes qui sont demeurées à ce jour largement inexplorées. Pour parvenir à penser autrement la tâche de l’intellectuel, il convient tout d’abord de se délivrer de l’impératif de rupture sur lequel s’est établie la culture intellectuelle des générations précédentes. À nouveau, il est vain d’attendre des jeunes intellectuels un autre Refus global, une autre mise à mort du passé. Une telle attente, j’insiste, représente davantage l’obstacle le plus important qui se dresse devant eux. L’intellectuel n’a plus à être le procureur d’une imaginaire mise en accusation de tout le passé humain à partir d’une idéalisation excessive de l’avenir et, par voie de conséquence, de lui-même. Tout au contraire, ce qui importe aujourd’hui c’est de faire voir la part de réalité humaine masquée par cet exercice de reconstruction du passé au nom de l’avenir, de manière à délivrer justement celui-ci du poids de ces rêves. S’il doit y avoir vigilance, il convient de l’exercer pour débusquer le parti pris  de cette posture moderne, pour montrer comment un tel esprit de rupture enferme le passé dans l’avenir. J’en arrive à la conclusion quelque peu paradoxale que la tâche de l’intellectuel aujourd’hui, dès lors qu’il lui faut penser en dehors de l’imaginaire révolutionnaire, consister à dévoiler ces voies négligées de la pensée qui permettent la réconciliation du passé et de l’avenir.

IV. CONDITION DE DÉPASSEMENT DE L’IMPASSE

J’aimerais illustrer ce que peut signifier ce projet en l’appliquant à la situation qui est la nôtre. En employant ce terme, je pense plus précisément à la communauté francophone du Québec, bien qu’il faudrait, dans une discussion plus approfondie inclure toutes les autres communautés. Contrairement à d’autres, j’estime que l’indécision manifestée par les francophones du Québec constitue l’une des principales causes de l’impasse politique dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Cette indétermination de la volonté populaire n’est pas le fruit d’un hasard ou d’une conjoncture particulière entre les forces en présence. Tout autrement, je crois que celle-ci témoigne d’une certaine compréhension de soi, qu’elle est, en somme, l’expression d’une configuration identitaire. 

Comme chacun le sait, l’identité québécoise a pris forme lors de la Révolution tranquille. Est-il besoin de rappeler que c’est à cette époque qu’une majorité de francophones ont choisi de se nommer Québécois et d’abandonner ainsi leur ancienne identité de Canadiens français ? La Révolution tranquille, que d’autres estiment inachevée, me paraît avoir donné ses fruits les plus doux tout comme les plus amers. S’il y a aujourd’hui, près de trente ans après, impasse sur le plan politique, c’est que le projet de cette révolution fut et demeure problématique. Pour exprimer mes idées sur ce sujet en quelques mots, je dirais qu’il fut proposé aux Canadiens français de « La Belle Province », à l’occasion de cette révolution présumée, de devenir modernes par le déni d’une part essentielle de ce qui les avait constitués dans l’histoire comme nation. [4]  Il leur a fallu apprendre à se mépriser afin de prendre place dans ce que l’on nommait alors « le grand concert des nations modernes ». Il me semble que l’indécision légendaire des Québécois participe à ce mépris de soi cultivé par les élites modernistes depuis plus d’un demi-siècle.

Compte tenu que notre situation intellectuelle et morale est aujourd’hui fort différente de celle qu’ont connue ces élites, qu’il nous est donné de posséder une expérience différente de la modernité, j’estime que nous ne pouvons plus continuer à nous définir comme peuple en demeurant sous l’empire de ces jugements passés. Au contraire, il nous appartient, peut-être est-ce là finalement la tâche propre de la présente génération d’intellectuels, de proposer une autre définition de nous-mêmes. Il existe, en effet, l’histoire le montre abondamment, différentes façons d’être moderne. Certaines nations ont trouvé à unir leur volonté d’être dans l’histoire au projet moderne. À ce jour, les Québécois ont vécu leur insertion au sein de la modernité sous la forme d’un arrachement à ces choses et à ces gestes qui les faisaient être singuliers. Je crois qu’il devient possible aujourd’hui d’envisager la situation différemment, ce qui signifie que nous avons à définir les modalités de notre appropriation du projet moderne, non plus dans la négation de notre singularité historique, mais bien plutôt dans son affirmation. Sous le poids d’un passé devenu aliénant, il nous a fallu devenir individu. On ne saurait remettre en question la nécessité de ce passage. Il reste toutefois que cet individu s’inscrit dans une histoire particulière et que ces gestes et ces paroles sont imprégnés d’une mémoire qui mérite d’être préservée et enrichie.

Cette nouvelle posture au sein de la modernité ne saurait être affirmée sans procéder à un délestage de la mémoire collective. La représentation que nous avons du passé s’est formée durant la Révolution tranquille, sous l’influence du désir de rupture qu’elle a accompli. C’est d’ailleurs dans l’espace de sens créé par ce projet de reconstruction de la communauté francophone qu’est née l’imagerie de la « Grande Noirceur ». Au moyen de cette appellation, il s’est agi de cristalliser, sous la représentation d’une époque, l’objet d’un mépris inédit. Le temps est venu de reconsidérer la part de vérité et de mythe contenue par cette représentation historique. Il faut, en somme, prendre la mesure de ce qui a déteint de l’avenir désiré sur ce passé dénigré. S’il y a donc une révolution à accomplir, je dirais qu’il s’agit d’abord et avant tout, pour reprendre à mon tour une expression connue, d’une révolution de la mémoire.

Dans le Québec d’aujourd’hui, la tâche de l’intellectuel consiste toujours à ouvrir des voies vers l’avenir, en montrant comment favoriser le meilleur et éviter le pire. Afin de répondre à ce projet, il faut tout d’abord établir les bases d’une archéologie de la conscience historique des Québécois. C’est, me semble-t-il, l’unique façon de délivrer l’avenir de l’emprise de ces espérances passées qui, dans la politique comme ailleurs, tyrannisent le présent. D’une telle réconciliation des moments de notre histoire, pourrait résulter une manière d’être moderne n’impliquant aucune refus de soi.

V. CONCLUSION

En guise de conclusion, j’aimerais faire quelques remarques plus générales sur la nature de la vigilance exigée de l’intellectuel. On l’aura compris, aujourd’hui comme hier, la vigilance de l’intellectuel doit être exercée à l’encontre de certaines espérances révolues. Bien sûr, ce qui fait obstacle à la pensée s’offre à nous sous un tout autre visage. Il demeure que nous avons, afin d’assumer notre tâche d’intellectuel, à nous déprendre d’idéaux passés, quand bien même ce passé serait à peine entré dans l’histoire. Même si l’imaginaire de la crise a perdu une part considérable de sa puissance de conviction, le désir insatiable de ruptures et de nouveauté n’en poursuit pas moins sa carrière, imposant sa loi au monde des idées. Comme je l’ai mentionné, nombreux sont ceux qui attendent toujours des plus jeunes qu’ils assument la tâche d’intellectuel comme ils l’ont fait, dans le ton et la manière des grands mouvements de mai soixante-huit.

Que la vigilance à laquelle nous sommes tenus soit autre, cela ne représente pas encore une évidence. Il existe un attachement à la cause révolutionnaire encore très puissant, tant chez les plus jeunes que les plus âgés. Il n’est pas simple de rendre compte de cette persistance de l’esprit de révolution et de révolte. Le souvenir des atrocités commises au nom des diverses révolutions, de droite comme de gauche, ne devrait-il pas suffire à rompre le charme exercé par cet idéal politique ? Le refus d’en finir avec cet imaginaire politique tient peut-être au fait -- c’est une hypothèse -- que l’esprit de révolution représente la dernière forme de l’éthique héroïque.[5]  Tout au long de l’histoire moderne, le révolutionnaire, du moins à ses propres yeux et à ceux de ses camarades, est apparu comme un héros. Il s’est opposé à de formidables ennemis, le capitalisme, le système et combien d’autres choses, et il vit d’une cause qui requiert un dépassement de lui-même, voire son sacrifice le plus total. Manifestement, s’il est vrai, comme l’a soutenu Francois Furet, que la révolution est désormais terminée, on ne saurait en conclure pour autant de l’aspiration à une vie héroïque dont elle s’est nourrie.

Il existe un autre motif qui permet d’expliquer la résistance de certains intellectuels à abandonner ce que je nommerai, par contraste, la vigilance révolutionnaire. Abandonner le projet de la révolution, pour plusieurs, cela signifie reconnaître la domination sans partage du bourgeois. Or, depuis l’époque des Lumières, pensons à Rousseau qui est l’inventeur de la détestation du bourgeois, les intellectuels doutent qu’il y ait une place pour eux au sein d’une société qui se consacrerait essentiellement à la production de la richesse matérielle. Il n’est pas assuré que le bourgeois, l’homme triomphant de la civilisation libérale, soit aussi l’ami des choses de l’esprit. L’oeuvre de Nietzsche illustre à elle seule toute l’étendue de cette crainte et du mépris qui l’accompagne. C’est pourquoi l’intellectuel, même délivré de la fascination de tout héroïsme, demeure pour le moins circonspect dans ses relations avec le maître de ce marché désormais sans frontières, car il se pourrait que le triomphe de l’un prépare l’anéantissement de l’autre.

S’il existe donc une forme de vigilance appropriée à notre époque, que ce soit ici, au Québec, ou ailleurs, il me semble qu’elle doit viser d’abord et avant tout à prévenir deux écueils. Le premier consisterait à tenter un retour irréfléchi à la révolution, aux temps des grandes croyances. Il y aurait là danger d’un fanatisme certain. D’autre part, le second écueil me semble résider dans une acceptation inconditionnelle de ce présent où triomphe l’individualisme libéral. À ne plus envisager d’autre avenir possible que la reproduction à l’infini du présent, le péril est grand de nourrir un sentiment d’impuissance à l’égard du politique, déjà trop largement répandu à notre époque. La liberté, quelle que soit la force des institutions qui la soutiennent, ne saurait se nourrir d’une telle impuissance. L’intellectuel doit donc exercer sa vigilance en signalant sur la place publique les indices annonciateurs de ces dérives possibles de la culture politique, il lui faut, en somme, au milieu parfois des critiques et trop souvent de l’indifférence, tenter, toujours et chaque fois, de répondre à l’exigence de probité qui le définit de manière à favoriser au mieux l’établissement d’une société tout à la fois juste et humaine.

Daniel Jacques



NOTES


[1]  Cité par  Claude Lefort dans « L’imaginaire de la crise » , Commentaire, vol. 20, no. 79., automne 1997, p. 528.

[2]  Furet , Francois, « La  Révolution dans l’imaginaire politique français », Le Débat, no. 23, septembre 1983, pp. 173-181.

[3]  Lefort, CLaude, Ibid..

[4] Pour une discussion plus approfondie sur  ce sujet, voir l’article intitulé « Révolution Tranquille ? » que j’ai consacré à ce sujet dans le précédent numéro d’Argument (vol. 1, no. 1, automne 98).

[5]   Je me refère ic i à la définition offerte par Charles Taylor de l’éthique héroïque, voir  Les sources du moi, Montréal, Boréal, 1998,  notamment le chapitre premier.


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